Lecture au Val Fleuri
Dans le parc, les dernières feuilles rougeoyantes terminaient leur lente mais inexorable chute, rappelant ainsi aux pensionnaires l’amoindrissement quotidien de leur durée de vie. Yvonne contemplait ces danseuses automnales avec nostalgie. Elles s’envolaient une par une comme l’avaient fait ses connaissances, vers un ailleurs où son grand âge l’appellerait bientôt.
Mais pour l’heure, la vielle dame respirait l’air frais de ces premiers jours de novembre. Naomi poussait son fauteuil roulant dans les allées de l’EHPAD. À quatre-vingt-douze ans, la dame aux cheveux argentés n’avait plus la force de marcher bien longtemps. Qu’aurait-elle donné pour disposer d’un corps vigoureux et trottiner le long des allées ? Mais elle devait se faire une raison, c’était l’apanage des jeunes gens !
Bien que de nombreux maux l’accablaient, qu’elle ne pouvait plus se déplacer par elle-même, que ses enfants, petits et arrière-petits enfants ne lui faisaient grâce de leur présence qu’une fois par an, elle n’était pas pressée de quitter cette existence terrestre. Les soignants s’accordaient pour dire que derrière sa face ridée, son rhumatisme et ses problèmes divers, elle gardait l’œil vif et malicieux. Yvonne était une battante, accrochée à la vie et elle continuait à la mordre avec ce qui lui restait de dents.
— Il commence à faire froid, peut-être pourrions-nous rentrer ? s’inquiéta la nonagénaire. Docilement, Naomi fit demi-tour pour se diriger vers le bâtiment.
— Peut-être, voudriez-vous un peu de lecture en rentrant ? J’ai dégotté un livre comme vous les aimez tant.
Le sourire d’Yvonne se fit franc, elle avait toujours apprécié la jeune africaine qui le lui rendait bien. Dans son pays, prendre soin de ses aînés n’était pas un devoir, mais une évidence. Quand elle a dû migrer pour fuir une situation impossible, elle avait laissé à contrecœur sa mère et surtout sa grand-mère derrière elle. C’est dans la douleur et le remord qu’elle avait traversé l’immensité maritime pour atteindre ce pays d’accueil si différent du sien.
La langue était la même en théorie, mais ne l’était pas dans l’usage : l’accent, les expressions, mais surtout l’âme, tout différait. Les Français vous regardaient de travers quand vous débarquiez le soleil dans la bouche. Pour qu’on l’accepte, elle avait travaillé dur pour normaliser sa prononciation et son vocabulaire, puis elle apprit à lire et écrire, un apprentissage sommaire mais dont elle avait su tirer parti.
Si l’idiome est important, la culture et la manière de vivre l’est tout autant. La France est un pays où l’administration et les complexités qui vont avec est reine et Naomi dû souffrir pour comprendre les rouages de la machine. Pour vivre, il ne fallait pas seulement besogner, mais le faire dans un cadre légal complexe. Pour habiter quelque part, c’était la même chose. Et que dire des mentalités ? Quand on lui eut présenté ce qu’elle pourrait exercer comme métier, elle manifesta son intérêt pour les personnes âgées. On lui parla alors d’EHPAD, sa vocation était née. À son arrivée au Val Fleuri, CDI en poche, elle comprit de quoi il s’agissait : des lieux ou des personnes quasiment enfermées venaient finir leurs jours, bien souvent abandonnées par leur famille.
Elle fit rapidement la connaissance d’Yvonne. Son caractère joyeux et pétillant avait tout de suite conquis la jeune femme. Aussi, retournait-elle la voir chaque fin d’après-midi lorsque son labeur parvenait à terme. Celle-ci ne se montra pas ingrate : afin qu’elle s’améliore, la dame avait eu l’idée lui donner le goût de la lecture. Elle lui avait indiqué une librairie à l’autre bout de la ville, en lui tendant une lettre destinée à la patronne.
Se rendre aussi loin pour acheter un bouquin lui semblait une idée saugrenue, car de grandes surfaces spécialisées lui tendaient les mains. Mais, pour elle, la volonté de la vielle dame primait. Ainsi, elle avait emprunté deux bus et s’était retrouvée devant un magasin à l’enseigne peu avenante et à la taille dérisoire par rapport à ce qu’elle avait pu contempler dans ce pays. Entrée dans le boui-boui, elle s’était adressée à la seule personne présente.
Au nom d’Yvonne, la patronne leva des yeux étonnés.
— Yvonne ! Elle est toujours de ce monde ? Mais comment se porte-t-elle ?
La sexagénaire sembla ravie des nouvelles apportées par Naomi et la dame sut la conseiller. « Pas trop compliqué, avait spécifié Yvonne dans sa lettre, la petite apprend à lire ».
De retour à la maison de retraite, les lectures commencèrent. Au début, Naomi déchiffrait péniblement. Mais, son institutrice improvisée se montrait patiente, lui conseillait d’aller plus lentement, de recommencer les paragraphes trop complexes. Le soir, elle ramenait le volume à la maison et travaillait les textes à l’avance, aussi s’était-elle rapidement améliorée et sa lecture fluidifiée.
Yvonne affectionnait un genre particulier de roman auquel les premiers essais de Naomi n’appartenaient pas. Mais lorsque son savoir fut suffisamment avancé, la libraire vendit à la jeune femme, un livre qui plairait à Yvonne. Il s’agissait d’une romance, dont les deux protagonistes étaient des femmes. La jeune africaine en commençant à lire s’était vue projetée violemment dans son passé. C’est parce qu’elle avait osé… ou imaginé oser, désirer une personne du même sexe qu’elle, qu’elle s’était vue pourchassée. On l’aurait tué si elle n’avait pas quitté précipitamment son village, son pays.
Naomi se figea. Voyant son embarras, Yvonne lui avait demandé si cela la gênait. L’Africaine n’avait pas répondu et s’était enfuie, ce n’est que deux jours plus tard, qu’elle était revenue et avait avoué sa gêne à la vieille dame : elle ne pourrait lire l’ouvrage demandé. Yvonne se confia alors. Les femmes l’attiraient. Dans sa jeunesse les lois interdisaient l’homosexualité, et si elle s’était révélée, elle aurait risqué la prison. Pour échapper à la chasse aux sorcières, elle s’était résignée au mariage, avait eu des enfants, pour faire comme tout le monde, mais n’avait jamais trouvé le bonheur. Un jour elle était tombée sur cette librairie où l’on vendait, clandestinement à cette époque, des romances lesbiennes. Ainsi comblait-elle, par ses lectures, son désir de partager un amour véritable avec une autre femme. Si Naomi ne voulait pas lire, elle ne s’en fâcherait pas.
La technique d’Yvonne pour mettre cette jeune femme en confiance avait fonctionné, car Naomi, timidement, lui conta sa terrible histoire. Elle rencontra la compassion d’une femme qui, comme elle, par la faute d’une société intolérante, n’avait pu s’épanouir.
Elle considéra alors le roman et finit par accepter de continuer. D’autres suivirent. Ainsi les deux femmes partageaient ces histoires, s’en émouvaient, en riaient, en pleuraient parfois. Jusqu’à ce fameux jour de novembre.
Naomi tira le livre du sac, un bel ouvrage à la couverture couverte de cuir, les pages reliées à la main. L’espace d’un instant elle crut le voir scintiller. Jeu de son esprit ou réalité ? Les livres ne produisent pas de lumière. Mais lorsqu’elle saisit le volume, la couverture lui sembla légèrement chaude. Étrange. Elle finit par l’ouvrir.
— Nyaëlle et Glacynda, lut-elle.
— Étranges prénoms, lui fit remarquer Yvonne.
Sur la couverture, était gravé l’image de deux jeunes femmes, arme au poing et grimant dans une soucoupe volante.
— Je comprends mieux !
Dans les premières pages on découvrait Nyaëlle, une jeune femme dont la couleur de peau évoquait l’alliance du ciel et de la mer, sa capillarité rappelait les flammes d’un feu de joie et ses yeux le miel. Née sur la planète Fiovelle, elle était gardienne de prison et s’ennuyait à mourir. Elle aurait aimé piloter un vaisseau spatial de combat, manœuvrer des tourelles laser, se battre l’arme au poing lors d’assauts héroïques et sauver une jolie fille d’un bâtiment en flammes. En bref, elle rêvait d’aventure et d’un amour féminin.
— J’adore ce personnage, je suis certaine qu’un jour elle pourra vivre d’intrépides péripéties ! Et quelles belles couleurs ! s’interrompit Naomi, j’adorerais avoir la même peau.
— Un peu étrange, mais, j’avoue que je l’imagine assez bien. Je n’ai pas l’habitude de romans de science-fiction.
Quelques chapitres plus tard, on faisait la connaissance de Glacynda de la planète Aovë. Ses cheveux noirs comme le geai encadraient un visage à la peau rubis, ponctuée par deux billes d’un noir aussi profond que ses longs cheveux et brillaient d’une lueur exprimant une vie intense. Elle vivait ce dont Nyaëlle rêvait : capitaine de vaisseau elle commandait une troupe de combattants aguerris. Malgré son jeune âge, elle en avait déjà vu des vertes et des pas mûres. Elle connaissait le terrain et n’avait aucune peur de l’action, mais elle regrettait ses amis tombés au combat.
— Plutôt mignonne elle aussi, et un sacré caractère ! indiqua l’arrière-grand-mère.
Elles avaient l’habitude de s’interrompre ainsi, lançant toutes les remarques qui leur passaient par la tête. Elles ne se gênaient plus l’une devant l’autre depuis longtemps.
Naomi reprit son récit, Yvonne était captive de la voix chaude aux R doucement roulés de l’aide soignante. Dans l’histoire, au scénario un peu simpliste, les deux planètes étaient en guerre depuis la nuit des temps. Personne, à part peut-être quelques archivistes, ne savait plus pourquoi. Un jour Glacynda fut capturée par l’armée ennemie.
Comme un signe du destin, la tâche revint à Nyaëlle de la maintenir dans ses geôles. Le passé aventureux se Glacynda la fascina et sa beauté la séduit immédiatement. Elle passa rapidement une grande partie de ses journées avec la belle Aovënienne et écoutait les aventures qu’elle contait avec talent. Rapidement, leurs cœurs brûlèrent d’un amour passionné. La grande rêveuse imagina un plan pour faire évader celle pour qui, désormais, elle vivait. Ensemble, elles dérobèrent un vaisseau spatial et s’enfuirent.
Il y eut de nombreux échanges de tir avec des poursuivants, mais en fin de compte les deux amoureuses se débarrassèrent des importuns et lorsqu’elles se furent suffisamment éloignées elles se reposèrent enfin.
Quand Naomi parvint à cette partie, l’objet se mit à briller intensément et à chauffer démesurément, brûlant presque les doigts de sa lectrice.
♥♥♥
Yvonne, debout devant un hublot, contemplait l’espace infini. Devant elle, défilaient étoiles et planètes en un flot ininterrompu. Étrangement, elle remarqua, sans même vraiment s’étonner, que son corps ne souffrait pas, que la position verticale ne lui causait aucune difficulté, que ses rhumatismes ne lui provoquaient aucune douleur. Elle emplit ses poumons d’air admirant sa capacité pulmonaire redevenue celle d’une jeune fille et sentant son corps déborder de vitalité.
Deux mains fermes se posèrent sur ses hanches.
— Glacynda, mon amour…
Glacynda ? Oui, elle était Glacynda. Les souvenirs de la commandante étaient en elle, ainsi que son amour pour Nyaëlle. Sa voix sensuelle frôlait son oreille. Sans se poser plus de question, elle laissa les deux mains caresser ses épaules, les lèvres se glisser dans son cou, se laissant porter par les bras bleus qui désormais enserraient son ventre. Elle s’abandonna contre ce corps doux, chaud, et rassurant.
— Oh, Nyaëlle, ma sauveuse, s’entendit-elle dire.
Elle tourna la tête pour découvrir ce beau visage bleu, parsemé de taches d’un bleu plus profond encore et cette magnifique crinière rousse. Ses yeux se perdirent dans l’ambre de ceux de sa partenaire.
— Sans toi…
— Chhh…
Les lèvres rose clair se déposèrent sur les siennes, la langue amie se fit exploratrice, ses papilles s’émerveillèrent de ce fabuleux contact, les mains se firent davantage câlines, son corps s’embrasa, réclamant plus. Après le premier baiser, elle se laissa encore un instant bercer, lâchant un soupir de bien être. Qu’il était doux d’être aimée.
Puis elle fit volte face. Nyaëlle avait revêtu une tenue des plus osées, moulant admirablement ses formes généreuses.
— Tu es magnifique !
Sans prévenir elle l’enlaça passionnément et l’embrassa fougueusement. Son cœur battait la chamade, cet amour était bien réel. Tout en bécotant la belle, elle pouvait voir ses propres bras rouges, elle était Glacynda jusqu’au fond de son être.
Alors que leurs langues, leurs lèvres leurs yeux fusionnaient, leurs mains cherchaient les boutons, les dégrafaient, ôtaient les vêtements, s’imprégnaient de la douceur et la chaleur du corps de l’autre, les bras serraient les corps, les jambes s’attiraient, s’emprisonnaient, s’emmêlaient.
La belle rouge poussa la belle bleue sur la couchette du vaisseau, les derniers vêtements cédèrent et les corps allongés s’enchevêtrèrent plus puissamment. La loi de l’attraction des corps physiques dévorés par le désir s’appliquait parfaitement à elles : les leurs se sépareraient seulement quand la fatigue les désunirait et que le plaisir aurait maintes fois pris leurs cris d’extase.
L’inexpérience dont elles étaient toutes deux lauréates ne les dérangeait pas, ne comptait que la passion et l’envie de l’autre. Les doigts, bien que malhabiles savaient trouver leur cible, et après quelques tâtonnements, finissaient par faire mouche et à apporter au corps aimé les sensations recherchées. Les bouches s’emplissaient du goût de des fruits offerts gracieusement par la nature et les nez ne laissaient pas une molécule de leur odeur musquée s’échapper.
L’union des corps était parfaite. L’envie si longtemps réprimée s’exprimait enfin pleinement, car ni Nyaëlle, ni Glacynda, ni Yvonne, ni Naomi, n’avaient pu, dans leur vie expérimenter cette ivresse des sens, ce sentiment d’appartenir à un tout. Deux, ou quatre ne faisaient qu’une, mais une qui représentait leur univers entier.
Lorsque le paroxysme du bonheur fut atteint un nombre suffisant de fois pour les épuiser, les muscles se relâchèrent, les appétits se calmèrent, les caresses et les baisers se firent moins nombreux, moins passionnés, mais plus doux, délicats, jusqu’à devenir des effleurements à peine perceptibles, légères brises printanières.
Glacynda posa amoureusement sa tête sur le coussin bleu que constituait la poitrine de Nyaëlle.
— C’est toi Naomi ?
Un instant de doute, une gêne passagère.
— Euh… oui, je… tout est mélangé, je en sais plus bien qui je suis. Naomi ou Nyaëlle ?
— Je crois que je suis dans le même cas… Mon dieu, tu dois être terriblement gênée.
J’espère que tu ne regrettes pas.
Nyaëlle la regarda, attendrie.
— … Non. En tant que Nyaëlle, je t’aime Glacynda. Et en tant que Naomi… je dois dire… je suis un peu gênée, mais… je t’aime aussi Yvonne.
— Que tu sois l’une ou l’autre, mon cœur t’appartient désormais.
L’ange rouge se resserra un peu plus dans les bras de la beauté bleue.
— Que fait-on maintenant ?
À cet instant, le bateau de l’espace trembla.
— Des tirs de laser ! On se défend ! Que diable !
*
* *
Le lendemain matin, dans la chambre de l’EHPAD, la femme de ménage ne trouva pas Yvonne, ramassa le livre au sol qui fut rangé dans la petite bibliothèque de la vielle dame. Naomi manquait à l’appel également, mais on considéra que comme beaucoup de réfugiées, elle était inconstante.
Plus tard, la descendance de la disparue léguât le contenu des étagères à la bibliothèque du Val Fleuri où le livre magique resta de nombreuses années. L’ouvrage changea plusieurs fois de mains, pour finir dans une collection d’antiquités où il perdura encore longtemps, n’étant jamais lu ni abandonné, la puissante sorcellerie qui l’avait créé l’en protégeait.
Aussi, personne ne s’aperçut que des pages s’y ajoutaient régulièrement.
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