Prologue
Des crins d’archet se mirent à voleter devant ses yeux. Les violonistes accéléraient le tempo petit à petit, forçant ainsi son corps à tournoyer plus vite, à vibrer plus vite, et à faire s’enflammer tous les cœurs. Quelques spectateurs sifflèrent d’admiration. Il put entendre le tintement de quelques pièces contre du métal.
Ses bras se jetèrent en avant. Secousses. Dilatation des pupilles. Son dos forma un arc improbable, il se courba en arrière jusqu’à sentir sa tête heurter le sol. Une contraction des muscles, et il était reparti dans un saut périlleux. Puis un tour à comprendre le sens du mot vertige. Ses gestes étaient précis à en devenir flous, rapides et si délicats. Il était la danse, cette femme en robe rouge, au visage voilé, qui demeurait inaccessible et insaisissable.
Il ferma les yeux, tout enivré qu’il était par un alcool invisible. Alcool qui finit par s’éteindre aussitôt l’ivresse atteinte : la musique faiblit jusqu’à disparaître. Il se laissa choir au sol d’un mouvement élégant, soudain devenu un oiseau incapable de voler qui ne pouvait que s’incliner. Sitôt que son corps s’immobilisa, un tonnerre d’applaudissements explosa.
Un des violonistes vint l’aider à se relever pour saluer le public particulièrement nombreux ce jour-là. Le jeune danseur pouvait désormais sentir la douleur que ses muscles subissaient et les battements anormalement irréguliers de son cœur. Il s’appuya sur le musicien qui souriait de toutes ses dents à quelques jolies filles.
L’athlète s’écarta de la foule pour se reposer. Il faisait confiance à ses acolytes pour récupérer l’argent donné par les passants et les dépouiller s’ils estimaient que le bénéfice était insuffisant. Il remonta les longs pans de sa robe rouge, retira ses chaussures tissées pour découvrir de la chair arrachée, malmenée par une ardeur acharnée et une souplesse inhumaine. Le corps n’était pas fait pour vivre de cette façon. Combien d’années pourrait-il encore tenir ?
— C’était très beau.
Le jeune danseur sursauta, prêt à fuir si la situation l’exigeait. Mais il s’immobilisa bien vite, avant de se fondre dans une révérence. Le mouvement attira quelques œillades, des murmures se répandirent, ceux qui ne fuyaient étaient pétrifiés d’admiration et d’espoir.
Rhys, car c’est ainsi que le danseur se nommait, sentit son cœur s’emballer de peur.
— Jeune danseuse, reprit l’inconnu vêtu d’une robe noire aux armoiries dorées. C’est ton jour de chance.
Il lui semblait plutôt qu’il allait bientôt mourir. Sans compter que l’homme au visage dissimulé le prenait pour une femme et qu’il était sûrement bien le seul à s’être laissé berné par sa tenue écarlate, le voile qui couvrait son visage et ses mouvements délicats.
— En tant que 56ème Attributeur de Rois, je te nomme ici-même, héritière à la cour. Tous ceux qui s’y opposeront seront châtiés en conséquence.
L’inconnu avait clamé sa tirade de sorte que tous purent bien l’entendre. Le silence qui s’installa était si glaçant que Rhys crut que toute chaleur avait déserté cette terre. Il crut rêver, rien qu’un instant, avant que des voix éclatent de toute part. Des rugissements de colère et de haine.
L’Attributeur de Rois sursauta. Il eut un moment de confusion, puis il attrapa la main de celui dont il avait détruit la vie et l’entraîna dans une ruelle sombre. Ils coururent à en perdre haleine entre les échoppes et les marchandises. Il fallait distancer leurs poursuivants et quitter la ville avant que la nouvelle se propage et les emprisonne tous les deux dans un cachot humide.
Le jeune danseur se laissa guider jusqu’à une maison abandonnée où l’inconnu le poussa. Ils barricadèrent la porte dans le plus grand silence, puis le noble se tourna vers Rhys. Il déposa une broche dorée entre ses mains.
— Montre ceci à la porte du palais, ils te laisseront entrer. Si on te demande pourquoi tu es seule, réponds que le 56ème Attributeur de Rois applique les anciens usages. Je t’attendrai au palais. Rejoins-moi au jardin pourpre à la prochaine pleine lune.
L’homme en robes noires s’inclina devant Rhys et s’éclipsa. Le jeune danseur serra la broche qu’on lui avait offerte. Le premier présent qu’il recevait était si lourd qu’il aurait souhaité s’en débarrasser sur le champ. Mais s’il voulait survivre, il n’avait pas le choix : il lui fallait partir dès maintenant pour le palais et revendiquer ses droits en tant que nouveau héritier.
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