Chapitre 1

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La pluie creusait des tranchées boueuses depuis des heures. Rhys s’y embourbait en jurant contre tous les dieux qui avaient pu un jour exister. La nuit ne tarderait pas à tomber, mais l’obscurité autour de lui était telle qu’il ne verrait sans doute pas la différence. Sans compter que la colère le maintenait éveiller et le galvanisait dans sa marche. De nature calme, le jeune danseur extériorisait son irritation à l’aide de jolis mots fleuris qu’il balançait derrière lui comme un parterre de fleurs.

Déjà cinq jours qu’il arpentait les terres du royaume d’Alényor, et il ne voyait toujours pas le bout de son voyage. Il se demandait pourquoi quelqu’un avait eu l’idée d’étendre son territoire sur d’aussi longues distances. Personne n’avait pensé que ce serait interminable de rejoindre l’autre bout du royaume quand on n’avait pas d’autres moyens de locomotion que ses jambes ?

Rhys se laissa tomber contre les racines d’un arbre qui, l’espérait-il, le protégerait un peu de la pluie. Sa robe rouge, devenue célèbre dans sa ville natale, n’était plus qu’un tissu de lambeaux. La marche l’avait effilée et la ceinture qui flottait autrefois au vent pendait désormais piteusement contre son flan. L’adolescent évita de penser à l’image qu’il devait donner, vêtu comme une femme qui mendiait nuit et jour. Non, décidément, il ne valait mieux ne pas y penser.

Puisqu’il n’avait rien d’autre à faire, Rhys maugréa contre l’Attributeur de Rois qui l’avait mis dans cette situation. Peu importe comment il retournait la situation dans sa tête, il arrivait toujours à la même conclusion : tout était de sa faute. Premièrement, il l’avait pris pour une femme. Deuxièmement, il était de notoriété publique que sa région natale était contre la monarchie et plus particulièrement, contre le système de choix du souverain. Et troisièmement, personne n’était assez idiot pour faire une attribution d’héritier en pleine foule ! Personne, à part ce fichu 56ème Attributeur de Rois.

Conscient que ressasser le passé ne l’aiderait pas, le jeune danseur tenta de voir le positif dans sa situation. Il s’adossa contre le tronc de son abri de fortune et se mit à compter tout ce qui irait mieux dans sa vie s’il arrivait un jour au palais. Il aurait un toit au-dessus de sa tête. Des vêtements de propres. De la nourriture tous les jours. Rien à payer (en théorie, en réalité il ignorait complètement si les princes payaient des frais). Il serait traité comme un noble. Son avenir serait assuré (ça non plus, il n’en était pas sûr, mais le but était de positiver). De plus, avec un certain recul, il ne pouvait pas dire qu’il abandonnait grand-chose derrière lui : les musiciens qui l’accompagnaient dans sa danse étaient davantage comparables à des charognes qu’à des amis, il ne possédait ni famille, ni biens matériels. Rhys savait danser, et il estimait en toute modestie que c’était là son unique talent.

Il hocha la tête pour lui-même, satisfait de toutes les raisons qu’il avait dénichées pour ne pas hurler. Le sommeil l’emporta quelques minutes après. La pluie cessa. La nuit enveloppa le jeune danseur de son long manteau étoilé et le laissa dériver dans l’océan des rêves.

***

Rhys finit de se lasser de positiver après dix jours de marche. Non, décidément, cet Attributeur de Rois était juste un connard, et puis voilà. Et celui qui avait construit un palais à l’extrémité du territoire aussi. Et tous ceux qui avaient voulu le tuer sitôt qu’ils avaient appris qu’il avait été désigné héritier. Comme s’il y pouvait quelque chose ! Depuis quand choisissait-on de taper dans l’œil d’un pervers qui fantasme sur des danseuses en robe rouge ? Peut-être que le monde entier était constitué de connards après tout.

L’adolescent jura en donnant un coup de pieds au caillou (totalement innocent) le plus proche. Il avait dansé plus d’une heure la veille pour ne recevoir que du pain rassit et une gourde à moitié remplie d’un breuvage infect. On lui avait donné de l’alcool dont plus personne ne voulait.

Rhys s’immobilisa soudain. Il se sentait un peu idiot de s’énerver ainsi. Il prit une grande inspiration pour se calmer et repartit, un léger sourire aux lèvres. Le soleil brillait, il avait réussi à se dégoter un pantalon et les températures étaient agréables. Hormis ce satané vent. Non, non, tout allait bien.

— Hé ! Toi !

Quelqu’un venait de l’interpeler ! Le jeune homme sursauta, prêt à déguerpir, mais l’homme qui marchait vers lui arborait un si grand sourire qu’il était difficile de le considérer comme une menace.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il avec réserve.

— Ne t’inquiète pas, je ne suis pas un voleur.

Qu’aurait-il pu voler de toute manière ? Rhys n’avait même pas de quoi manger pour un jour.

— Le vêtement que tu portes, à combien me le vendrais-tu ?

Le jeune danseur baissa la tête pour regarder ce qu’il portait, alors même qu’il n’avait pas pu se changer depuis des jours. L’inconnu regardait avec insistance les restes de sa robe rouge. Rhys en attrapa un pan et demanda :

— Vous parlez de ça ? Vous voulez l’acheter ?

— Tout à fait ! La couleur est superbe.

— Euuuh… Le tissu est totalement foutu, sans parler du fait que je porte cette robe depuis dix jours.

— Aucune importance, je comptais en faire un mouchoir pour ma fille.

Cet homme bedonnant était très étrange. Rhys ignorait quoi répondre tant la stupéfaction le pétrifiait. Il argumenta un peu, réticent malgré lui à l’idée de se séparer de son costume de scène qui l’avait tant aidé toutes ces années. Mais le voyageur n’en démordait pas, proposant une somme toujours plus haute pour le vêtement. L’adolescent commençait à trouver la situation très inquiétante, lorsqu’il se remémora l’endroit il se trouvait. Depuis le temps qu’il marchait, il devait bien avoir traversé une ou deux régions de l’empire d’Alényor, ce qui l’amenait dans l’endroit le plus pauvre du pays. On disait qu’y trouver des vêtements colorés étaient un luxe que même les plus riches ne pouvaient s’offrir.

— Vous pouvez le prendre. Je ne peux plus rien en faire. Par contre, si vous aviez une chemise ou quelque chose pour que je puisse me couvrir…

Tout à sa joie, l’homme bedonnant serra Rhys contre lui. Il le remercia une dizaine de fois en lui proposant toute sorte de cadeaux. Le danseur dût décliner des présents qui ne lui serviraient jamais pendant quelques minutes, jusqu’à ce que l’homme l’entraîne jusqu’à sa monture. Rhys voyait pour la première fois pareille créature. Dotée de six pattes, aussi large qu’un bœuf et entièrement couverte de poils. Il n’aurait pu dire où se trouvait la tête de la bête parmi toutes ces touffes brunes.

— C’est Satie, ma blyanne.

Sa quoi ?

— Et moi je m’appelle Aldarant, je suis commerçant dans la vallée que tu vois là-bas.

L’homme désigna un creux dans les montagnes, visiblement fier de sa profession. Rhys déclina son identité sans trop savoir comment réagir. Aldarant se chargea de faire la conversation pour lui. D’ailleurs, il se chargea de tout lui-même. Il sortit de ses affaires un vieux pull qu’il tendit à l’adolescent. Trop content de retrouver des vêtements décents, ce dernier ne remarqua même pas les trous au niveau des coudes et la couleur grisâtre douteuse. Puis, le commerçant posa un tas de questions à son nouveau compagnon. Il ne lui laissait jamais le temps d’y répondre, soudain excité par une autre information ou par le reste de robe écarlate qu’il avait pu avoir gratuitement.

Finalement, Aldarant apprit deux choses sur le jeune voyageur : son nom et sa destination. Celui lui suffit pour proposer au danseur de faire une partie du voyage à ses côtés sur Satie. Rhys fut horrifié à l’idée de monter sur une pareille bête, mais il n’eut pas le temps de protester : le commerçant le souleva et le posa sur la blyanne. Le jeune homme se demanda intérieurement pourquoi rien n’allait jamais dans son sens. Il fallait toujours que quelqu’un surgisse de nulle part et foute tous ses projets en l’air en l’espace de quelques secondes.

C’est ainsi qu’en à peine une quinzaine de minutes, Rhys passa de voyageur solitaire à la robe rouge éventrée, à cavalier de blyanne en compagnie d’un commerçant. Aldarant ne resta pas très longtemps un inconnu : il s’était pris d’amitié pour celui qui lui avait fourni un tissu d’une qualité inestimable, et lui conta l’entièreté de sa vie. L’adolescent écouta patiemment toutes les anecdotes de son nouveau compagnon, même s’il se serait bien passé de certaines. En fait, il commença à perdre le fil de l’histoire lorsque l’homme bedonnant énuméra le nom de tous ceux qu’il connaissait.

Contrairement aux apparences, Satie était une bête très rapide. Ses jambes puissantes, à peine camouflées par les longues touffes de poils, frappaient le sol avec force et propulsaient ses deux cavaliers en l’air. Les blyannes étaient réputées pour leurs sauts qui rendaient les trajets bien plus courts. Rhys put d’ailleurs l’expérimenter : en moins d’une demi-journée, ils avaient franchi davantage de distance qu’en deux jours de marche. Il remercia les dieux qu’il avait maudit les jours précédents de sa fortune.

Les deux voyageurs faisaient régulièrement des pauses pour reposer Satie et surtout leurs derrières endoloris qui souffraient de tous ces bonds. Aldarant se montra particulièrement prévenant envers l’adolescent, le laissant manger à sa faim et demander tout ce qu’il souhaitait. Ce traitement paternel déconcerta suffisamment Rhys pour qu’il oublie, quelque temps, sa destination.

— Au fait, pourquoi te rends-tu au palais ? demanda subitement Aldarant.

Le danseur, surpris alors qu’il mastiquait un bout de pain dur comme de la pierre, manqua de s’étouffer. Il toussa à plusieurs reprises, puis adressa un sourire à l’homme bedonnant. Il resta silencieux, persuadé qu’Aldarant reprendrait la parole pour changer de sujet, comme il l’avait fait durant tout ce temps, mais en vain. L’aîné le fixait d’un œil perçant, comme s’il avait soudainement deviné la raison de sa présence ici.

Rhys se gifla intérieurement. Comme si un adolescent débraillé devenait héritier tous les quatre matins ! Ce n’était pas arrivé depuis cent ans au moins, aucune chance que son compagnon ait deviné. Rassuré, il répondit avec aplomb :

— Y’a un pauvre mec qui m’a pris pour une femme et a essayé de me courtiser. Vu ses habits, c’était un noble. Je compte le dénoncer pour harcèlement sexuel sur mineur. Et si possible, me faire embaucher comme domestique au palais.

En prononçant ces paroles, le jeune homme constata qu’il n’avait pas vraiment menti, simplement omis quelques informations. Il comptait réellement faire payer cet Attributeur de Rois et gagner noblement sa vie au palais, même s’il doutait de pouvoir devenir domestique sans aucune formation derrière lui.

Aldarant explosa de rire. Son corps se mit à trembler, tant est si bien que Satie fit un bond en arrière, croyant que son maître était devenu fou.

— Et tu crois qu’ils vont te laisser entrer dans le palais avec une telle explication ? ria le commerçant.

— Je ne sais pas. Il faut bien que j’essaye. S’il le faut, je harcèlerai les gardes jusqu’à ce qu’ils acceptent de me laisser entrer.

Sa réponse fit rire de plus belle Aldarant. Au moins, sa situation amusait quelqu’un.

— Bien, bien. Ça au moins, c’est une raison valable d’aller au palais. J’espère que tu pourras régler son compte à ce « pauvre mec ».

Rhys acquiesça, priant en son fort que personne n’apprenne un jour qu’il avait traité un Attributeur de Rois de « pauvre mec », sinon il finirait exécuté avant d’avoir pu compter son histoire de harcèlement sexuel.

Aldarant éperonna Satie d’une tape sur le flanc, puis ils repartirent. Ils voyagèrent longtemps. Le jeune danseur remercia le ciel d’avoir rencontré Aldarant. Sans lui, il serait sans doute déjà mort de faim ou de froid au fond d’un fossé. Il en vint même à apprécier Satie, cette grosse boule de poile qui sautait.

Alors qu’ils s’arrêtaient pour la nuit, un doute vint titiller la conscience de l’adolescent. Il demanda, inquiet, à son bienfaiteur :

— Pourquoi m’aidez-vous ?

Aldarant s’assit à ses côtés, un morceau de fromage coincé entre les dents.

— Gamin. Tu m’as rendu riche avec un bout de tissu rouge. Je dois bien te remercier.

Il sourit, puis ébouriffa les cheveux du cadet.

— Et puis, Satie t’aime bien.

Les deux hommes se tournèrent vers la blyanne qui semblait totalement absorbée par un brin d’herbe. Je crois que Satie peut bien aimer n'importe qui tant qu’elle peut manger…

Cette nuit-là, la lune était pleine. Rhys ne serait pas présent au rendez-vous que l’Attributeur de Rois lui avait donné. En même temps, comment aurait-il pu arriver à temps ?! Il fallait des semaines de marche pour aller au palais. Encore une preuve que cet Attributeur de Rois n’était rien d’autre qu’un idiot.

C’est très bien que je ne sois pas présent à son rendez-vous. Ça lui fera les pieds.

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