Chapitre 3

8 minutes de lecture

Un profond silence régnait dans les couloirs vides et sombres du manoir. C’était la nuit. Pas une âme n’était éveillée. Tout le monde dormait. Tout le monde ? Non. Dans l’obscurité inquiétante de la nuit, la petite chippie s’était jouée de sa gouvernante. Colombe, sur la pointe des pieds, ouvrit la lourde porte de sa chambre le plus lentement possible, craignant le moindre grincement. Elle jeta prudemment un premier coup d'œil dans le couloir. Personne. La voie était libre. Pieds nus, elle se mit à courir à travers les couloirs, un gros livre sous le bras, veillant à rester sur la moquette afin de prévenir les bruits. C’était la première fois qu’elle faisait ça.

Elle n’avait jamais désobéi à ce point à sa gouvernante, et elle ne préférait pas imaginer la punition qui l’attendait si elle se faisait attraper. Et c’était justement cette éventualité qui provoquait en elle ce sentiment si grisant qu’était l’adrénaline et elle savait, au fond d’elle, que ce soir-là ne serait pas la dernière fois.

Colombe n’avait pas réussi à s’endormir. Ses dernières nuits avaient été hantées par d’étranges terreurs nocturnes, toutes plus énigmatiques les unes que les autres et dont le personnage central était, pour une raison inconnue, toujours un oiseau. Plus les nuits passaient, plus elle redoutait le moment du coucher et plus il lui devenait difficile de s’endormir. Mais dans sa fierté enfantine, la petite fille refusait, têtue, de demander de l’aide à sa gouvernante ou bien à son père. Ce soir, elle avait donc pris une décision ; elle ne dormirait pas de la nuit. Et quoi de mieux qu’un bon livre pour rester éveillée toute la nuit ?

Elle arriva rapidement dans l’aile est du manoir où elle avait découvert, plus tôt dans la journée, la parfaite cachette secrète pour sa session de lecture nocturne. Elle regarda le lourd rideau de velours qui pendait devant elle. Un sourire se dessina sur son visage. Elle surveilla une nouvelle fois les alentours, vérifiant qu’elle était bien seule, avant de se faufiler sur le rideau et de grimper sur le large rebord de la fenêtre. Elle s’installa confortablement contre le coussin du salon qu’elle avait posé l’après-midi même en prévision de ce soir et ouvrit le premier tome des Aventures de Sherlock Holmes, une série qu’elle avait lu tant de fois qu’elle connaissait l’intrigue par coeur et qu’elle avait chapardé dans la bibliothèque. Comme elle l’avait deviné, c’était l’endroit parfait pour lire la nuit sans se faire prendre. Non seulement elle se trouvait dans un couloir très peu emprunté et le rideau la cachait, mais elle n’avait surtout pas besoin de lampe pour lire, la lumière argentée de la lune à travers la fenêtre suffisant amplement pour déchiffrer les mots.

Elle laissa échapper un petit rire, fière de sa trouvaille, avant de reprendre son livre là où elle s’était arrêtée le mois dernier avant que sa gouvernante ne le confisque, soi-disant qu’elle était “trop jeune pour lire ce genre de chose”. Mais ce n’était pas ce genre d’arguments qui l’empêcherait de terminer son livre ! Elle avait hâte de connaître le fin mot de la nouvelle affaire de son détective préféré.

Le visage grave, il alluma la lampe, sortit le premier dans le corridor. Il frappa deux fois à la porte sans obtenir de réponse. Alors il tourna le bouton, et entra, en me précédant, le revolver au poing.

Un singulier spectacle s’offrit à nos yeux. Une lanterne sourde posée sur la table éclairait le coffre-fort dont la porte était entr’ouverte. Auprès de cette table, sur la chaise de bois, le docteur Grimesby Roylott, vêtu d’une robe de chambre grise, les pieds nus chaussés de babouches turques. Sur ses genoux le fouet à la longue mèche que nous avions remarqué dans la journée. Il avait la tête renversée, et ses yeux regardaient avec fixité un coin du plafond. Sur le front, il avait un singulier bandeau jaune, tacheté de brun, qui semblait serré autour de sa tête. À notre entrée, il ne fit aucun mouvement.

  • La bande ; la bande moucheté ! murmura Holmes.

Je fis un pas en avant. Au même moment, cette singulière coiffure bougea, et, la tête plate triangulaire d’un hideux serpent se tourna vers nous.

  • C’est une vipère des marais ! cria Holmes, le serpent le plus venimeux de l’Inde…

D’épais nuages noirs recouvrirent la lune, réduisant la luminosité et empêchant la petite Colombe, frustrée, de continuer son histoire. Peu à peu, de grosses gouttes de pluies s'écrasaient sur la fenêtre, de plus en plus rapidement. Elle commença à entendre le vent souffler violemment dehors et vit les arbres se tordre dans un angle qui n’était pas normal. Un orage. Le ciel était à présent complètement couvert. On ne voyait plus du tout la lune, signant la fin de sa séance de lecture. Elle esquissa une moue boudeuse et commença à fusiller du regard les épais nuages noirs de l’autre côté de la fenêtre. Au pire moment ! L’histoire était si palpitante !

Le parquet grinça. Elle sursauta et se couvrit presque aussitôt la bouche de ses deux mains, priant qu’on ne la découvre pas, allant même jusqu’à retenir son souffle. Des bruits de pas. Des pas qui se rapprochaient. De plus en plus. Son cœur battit à toute vitesse. On l’avait découverte. On l’avait découverte et on s’apprêtait à la punir. On allait encore la confiner dans sa chambre Dieu sait combien de temps, et elle serait encore privée de dessert.

Les pas s’arrêtèrent devant son rideau. Elle s’attendait à ce qu’on soulève son rideau à n’importe quel moment. Ce n’était plus qu’une question de seconde avant qu’elle ne voit apparaître le visage énervé de sa gouvernante. Un bruit de froissement retentit, rapidement suivi de celui d’une porte que l’on déverrouille, puis plus rien. Le rideau n’avait pas bougé d’un pouce.

Intriguée, elle prit le risque de se faire découvrir, et jeta un discret coup d'œil de l’autre côté. Personne. Le couloir était vide. Étrange. Elle était pourtant certaine d’avoir entendu quelqu’un. Elle descendit alors de son rebord et fixa intensément le mur d’en face. Elle ne savait pas qui était venu là, mais il ne pouvait pas avoir disparu comme ça ! Et puis d’où pouvait bien venir ce bruit de porte ? Il n’y en avait pas une seule dans ce couloir. Elle repensa alors au bruit de froissement, et son regard s’arrêta sur l’immense tapisserie que son père avait achetée lors d’un de ses nombreux voyages en Chine. Elle représentait un rossignol chantant innocemment sur la branche d’un arbre en fleurs, ignorant complètement la présence du chat, tapis dans un coin, prêt à sauter sur sa proie. C’était une magnifique tapisserie mais… Elle l’avait toujours trouvée angoissante, sans qu’elle ne sache pourquoi, mais le cauchemar de la dernière fois, étrangement similaire à cette tapisserie, sans oublier l’orage et l’atmosphère tendue qui venait de s’installer et l’obscurité qui faisaient ressortir les yeux du chat, renforçait ces sentiments. Un frisson lui parcourut le dos. Elle ignorait si c’était à cause du froid ou bien de la peur, mais elle avait la chair de poule.

On lui avait toujours interdit de toucher aux œuvres d’art qu’il ramenait de ses voyages, et elle avait toujours respecté cette règle, de peur de déclencher la colère de son père. Mais pour la première fois, elle ignora les ordres de ce dernier, la souleva délicatement et découvrit, à sa grande surprise, dissimulée derrière la tapisserie, une porte. Une porte, toute simple, similaire à celles des chambres des domestiques. Elle y colla son oreille, à l'affût du moindre bruit, mais l’orage recouvrit tout éventuel bruit qu’elle aurait pu entendre. Un nouveau frisson lui parcourut l’échine.

Fébrile, elle posa sa main sur la poignée, et la tourna. La porte s’ouvrit pour dévoiler un sombre et étroit escalier s’enfonçant si profondément dans le sol qu’elle n’en voyait pas le bout. Elle avait un mauvais, très mauvais pressentiment. Mais ignorant complètement la petite voix dans sa tête qui la suppliait de fuir, elle commença à le descendre, veillant à ne pas louper de marche. Après de longues minutes, elle atteignit enfin une autre porte. Elle y colla une nouvelle fois son oreille et cette fois-ci, entendit une voix étouffée. Une voix d’homme qu’elle ne parvint pas à reconnaître. Il parlait à quelqu’un, quelqu’un qui ne lui répondait pas, mais elle n’arrivait pas à savoir de quoi il parlait.

Son estomac la tordait de douleur tant la peur la saisissait, mais elle ne bougea pas d’un pouce. La petite voix dans sa tête continuait de lui hurler “Cours ! Va-t’en ! CACHE-TOI !” et ce ne fut que quand elle entendit la personne se rapprocher de la porte qu’elle se décida enfin à l’écouter.

Elle courut. Elle remonta à toute vitesse les escaliers et faillit trébucher quand elle entendit la porte s’ouvrir. Ses poumons étaient en feu, mais elle ne pouvait pas s’arrêter. Qui que ce soit cette personne, elle ne pouvait le laisser l’attraper. Son instinct lui disait qu’elle ne serait pas simplement privée de dessert si on la découvrait. Lorsqu’elle arriva enfin en haut des escaliers, elle se réfugia immédiatement derrière son rideau. Les mains sur la bouche, essayant tant bien que mal de calmer sa respiration, elle se recroquevilla dans le coin de la fenêtre. Priant de toute son âme pour que le bruit de l’orage recouvre celui de sa respiration haletante, elle resta prostrée ainsi de longues minutes, lorsqu’elle entendit à nouveau les bruits de pas précédant le froissement de la tapisserie. Comme guidée par une force inconnue, elle jeta alors un coup d'œil de l’autre côté du rideau, quand un éclair retentit tout à coup, non loin du manoir, éclairant la mystérieuse silhouette. Un monstre. Grand. Imposant. Un monstre à forme humaine. Aux cheveux strictement tirés en arrière et au visage teinté d’une inhabituelle froideur. Son père.

Un hoquet de surprise, qu’heureusement pour elle l’horloge sonnant 3h recouvrit, failli trahir la présence de la petite fille. Elle était paralysée par la peur. Jamais elle n’avait vu une telle expression sur le visage de son père. Il pouvait certes se montrer quelque peu sévère lorsqu’il lui arrivait de faire des bêtises ou qu’elle ne l’écoutait pas, mais jamais, au grand jamais, il ne l’avait autant terrifié que ce soir-là. Il n’y avait pas l’ombre du léger sourire qui ornait en permanence le visage de son père, ses yeux habituellement si chaleureux étaient à présent plus glacials que la glace que le cuisinier lui faisait en dessert quand elle avait été sage. Un nouveau frisson lui parcourut le dos. Un monstre avait pris l’apparence de son père et rôdait la nuit dans le manoir, et elle ne préférait pas savoir ce qu’il lui ferait s’il découvrait sa présence. Et s’il la mangeait ? Et s’il prenait son apparence ? Peut-être était-ce là sa technique pour attraper de nouvelles proies, comme le feraient certaines araignées selon un de ses professeurs. Elle se recacha prestement derrière le rideau, prostrée en boule, comme pour réduire les chances d’être découverte.

Les bruits de pas résonnèrent une dernière fois, devenant de plus en plus faibles, et bientôt Colombe ne les entendit plus. Le monstre était parti. Mais la jeune fille avait encore peur de sortir. Peur de sortir trop tôt. Peur de rencontrer cet homme qui n’était pas vraiment son père. Alors elle ferma les yeux et boucha ses oreilles. Elle décida decompter cinq fois jusqu’à cent avant de retourner dans sa chambre. Lorsqu’elle les rouvrit, deux heures s’étaient écoulées. Elle s’était endormie.

Elle jeta un coup d’oeil dans le couloir. Les domestiques ne s’étaient pas encore réveillés, elle avait encore le temps de retourner dans sa chambre avant que Marie ne vienne la réveiller et, éventuellement de terminer sa nuit. Alors, de ses petits pieds glacés, elle courut jusqu’à ses appartements et se glissa aussitôt sous la couette chaude avant de fermer les yeux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Little Gly ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0