Prologue

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Ô Calliope, si tu m’as entendu.

Transmets à moi les récits d’Orphée,

ton fils, qui chercha son épouse

jusqu’aux tréfonds de l’Hadès hurlant…

 Les convives étaient assis en cercle dans la cour intérieure, leurs tenues plissées au sol, autour de l’aède qui faisait tinter les cordes de sa phorminx au rythme des tambours, façonnant ses hexamètres à une vitesse affolante et contant les déboires du veuf éploré. Du bout de son plectre, il dessinait les harmoniques, ponctuait les vers épiques de sons rauques puisés au plus profond de ses entrailles. Les cordes résonnaient, longtemps, relevaient d’un cran le timbre et retombaient en une pluie sacrée sur l’assemblée. Des esclaves apportaient des cratères remplis de vin à la lumière des torches, dont l’éclat surnaturel faisait apparaître, dans un éclair, les figures des invités. Or, ils portaient tous les mêmes masques dorés qui gardaient le secret de leurs identités. C’était un rassemblement privé et anonyme. Parmi ces gens, un homme parlait à son fils, interloqué par les accents du chanteur :

 – Père, que fait-il ?

 – Il appelle les muses pour qu’elles inspirent à son âme les bons mots et les bons accords.

 – Et que raconte-t-il ?

 – Concentre-toi, et tu comprendras.

 Les yeux du rhapsode, en même temps qu’ils semblaient perdus dans le vague, ou ne plus rien voir, balayaient son auditoire avec sévérité. Là, une hétaïre venait percevoir le don de son client du moment, coquette dans sa robe sanglée de bronze à son épaule, l’autre nue s’enfonçant dans les drapés verts de sa féminité. Il lui sourit, imperceptiblement. Elle avait pour nom Agapé, et rivalisait en grâce et en volupté avec la fameuse Thargélia, favorite de Cyrius. Elle ne rougissait pas non plus devant les figures mythologiques telles qu’Hélène ou Ariane, assimilées dans sa gestuelle et l’éclat de son maquillage. Certains la disaient originaire de Sparte, d’autres d’une Phéacie mythique, ou encore éclose d’un pommier qui n’aurait plus jamais bourgeonné après elle, de peur que les nouvelles portées ne fussent inférieures en tous points à celle-ci. L’histoire se poursuivait, bien que tout le monde n’y prêtât pas la même attention.

Le serpent mordit, et la femme,

aux lèvres roses et à la peau blanche,

s’effondra, dans les bras d’Orphée

suppliant les dieux qu’on la secourût.

Eurydice avait pleuré à sa complainte,

capable d’émouvoir même la pierre,

même la mort…

 Agapé continuait de hanter les paroles et les pensées des spectateurs, muant en Eurydice ou en Perséphone, selon qu’elle se montrât docile ou mutine. Loin d’être embarrassée, la jeune femme se pâmait d’attirer les regards de ses voisins sur sa poitrine et ses yeux de biche, luisants dans l’ouverture du masque. C’était même le seul aspect de son travail qui lui plaisait réellement. Néanmoins il arrivait que ce plaisir déraillât sans prévenir. En même temps qu’elle jouissait d’une simple attention, d’autres pesaient dans son dos et la mettaient mal à l’aise. On l’observait sous un mauvais angle, derrière. On l’aimait comme un cadavre. Ce n’était pas le regard malicieux de l’aède qui la traversait.

Il se rendit aux Enfers pour la retrouver,

envoûta le cerbère, franchit le pré de l’asphodèle

pour jouer au palais d’Hadès, lui-même,

dans sa robe de nuit, muni d’un casque

qui le rendait invisible aux mortels.

Mais Orphée était à moitié dieu par sa mère.

Il le vit, et il chanta. Hadès, bouleversé,

accepta de lui rendre sa femme, à condition…

 Sur la façade orientale du bâtiment, une grande mosaïque représentait le minotaure de Crète, affrontant Thésée dans son labyrinthe. Son cou arqué donnait l’impression que ses cornes allaient s’enfoncer dans la poitrine du héros. La fresque suscitait autant d’intérêt aux spectateurs, sinon plus, que le récit épique, connu de la plupart et témoin d’une pratique ancienne, orale, d’une époque où on ne le transmettait pas autrement. Les choses avaient évolué, tout du moins à Athènes. Alors, on ne l’observait plus que comme une bête curieuse, ce dont il ne semblait pas s’inquiéter, poursuivant inlassablement son histoire.

Lorsqu’il regarda derrière pour vérifier,

qu’elle était encore là, Eurydice,

sa bien-aimée disparut, transformée

en statue d’ombre, fondue dans le néant

Affleurant l’outre-monde. Désespéré,

Sortant des cavernes, Orphée jura

que jamais plus il n’aimerait une femme,

Se résolut à aimer la chair masculine…

 Le fils chuchota de plus belle à son père, devant l’annonce finale du récit.

 – Je ne connaissais pas cette version.

 – Mon garçon, il existe autant de versions à une histoire qu’à ses prodiges, elle n’en est pas moins une manifestation fantastique de notre passé ; l’âge d’or où les hommes et les dieux se mêlaient harmonieusement.

 Il ne savait pas expliquer ce que les mots du poète suscitaient en lui : une rétrospection, la figure aveugle d’Homère lui apparut subrepticement.

Des ménades jaillirent du fleuve

et l’écartelèrent, déposant des baisers

dans son cou, sur sa joue,

sans en tirer la moindre jouissance.

Alors elles le déchiquetèrent,

elles arrachèrent ses membres,

un à un, sans lui tirer un cri. Son chef

chantait encore son propre anathème

dans les eaux agitées où il fut jeté

des mains des furies, femmes oubliées.

 Un calme plat s’installa dans la salle du banquet, une minute solennelle qu’on devait chaque fois au divin messager de la muse, en l’honneur du héros accablé de malheurs. Chacun inscrit dans son cœur la réalité tragique du poète et de son talent, pour saisir et faire pleurer n’importe qui, même un dieu. Quand le dernier vers fut prononcé, les lumières revinrent sur les braseros et l’aède salua le public. L’hétaïre se releva et rejoignit son hôte pour le saluer, qui s’épuisa en courbettes avant de lui tendre un sac rempli de drachmes. Elle se doutait que la quantité n’était plus à la hauteur de ses attentes ; il n’était pas le premier à s’être ruiné pour ses courbes avantageuses.

 Alors qu’elle allait quitter la salle en roulant ses drapés entre les tables et les fauteuils, un jeune homme l’arrêta qu’elle ne reconnaissait pas à cause du masque. Il lui lança un beau sourire.

 – Je vous ai aperçue pendant la représentation, et je voulais vous dire que je vous trouvais superbe. M’offririez-vous la faveur de vous accompagner jusqu’aux murs de la cité ? Les routes ne sont plus sûres de nos jours.

 – Excuse-moi, petit, siffla-t-elle sans vraie méchanceté, mais j’aime encore ma liberté ; les femmes comme moi ne sont faites que pour la compagnie d’une nuit, et tu es encore trop jeune pour te payer mes services. Ne t’inquiète pas, je saurai trouver mon chemin.

 Elle repoussa sèchement la main qu’il lui tendait, le laissant frustré, les bras tombants et la mine déconfite en sortant du bâtiment, en pleine campagne attique.

 Coupant à travers champ, se faufilant entre une rangée de cyprès et un chemin de terre qui rendait sa marche laborieuse, Agapé aperçut la voie sacrée et les murs de la ville de Cécrops en construction. Ce chemin, elle avait l’habitude de l’emprunter, mais pas à cette heure de la nuit, avec un tel froid dans l’air. Adossée à un muret pour se protéger de la brise, elle sentit une présence près d’elle ; un souffle malsain la traverser et lui glacer l’échine. Instinctivement, elle resserra les lacets de sa robe. Tout compte fait, peut-être aurait-elle dû accepter la proposition du jeune homme de l’accompagner.

 A nouveau parcourue par un frisson, elle se retourna. Rien. Il n’y avait personne derrière. Son cœur retrouva un rythme décent et elle rit de sa propre bêtise. On lui saisit violemment le bras. Faisant volte-face de plus belle, elle poussa un cri d’horreur.

 – Vos mains sont glaciales, déclara l’aède qui les lui prit pour les frotter machinalement, on croirait que vous avez déjà un pied dans la tombe. Prenez garde, si vous commencez à voir des fantômes, l’ombre aux ailes blanches est déjà tout près de vous.

 Elle dévisagea le conteur comme si elle le voyait pour la première fois, l’amas d’étoffes raccommodées qui le couvraient des pieds à la tête, les fleurs dans ses cheveux et cette plume de paon plantée sur son épaule qui menaçait de s’envoler au moindre coup de vent. Ses boucles rousses s’emmêlaient bien quant à elles, qui lui donnaient un air de lion que l’incertitude de son âge rendait aussi énigmatique. C’était un drôle de personnage, haut en couleur, cet homme qu’on disait originaire d’une tribu Thrace.

 – Je vous remercie pour votre sollicitude, veuillez m’excuser pour le cri.

 Il lui tapota encore la main avec bienveillance et s’enfuit à l’opposé de la ville, disparaissant derrière une butte tandis qu’elle repassait ses mot dans son esprit. Un avertissement contre un danger imminent, un danger qu’elle avait halluciné, peut-être. Elle se promit de ne plus y penser. Un grondement la tira de sa torpeur qui semblait provenir de nulle part et partout à la fois. Elle sentit une secousse sous ses pieds, suivie d’une second ; les arbres tremblaient sous ses yeux, les pierres bougeaient. L’hétaïre crut que des mondes allaient s’effondrer. Au lieu de cela, elles cessèrent ; l’hétaïre reprit son souffle et put repartir sans crainte.

 Le lendemain matin, on retrouva le corps d’Agapé, flottant dans un ruisseau, près de la voie sacrée où elle avait été aperçue pour la dernière fois ; inerte et sans la moindre blessure apparente. L’aède ne jugea pas nécessaire d’évoquer leur rencontre quand on l’interrogea. On attribua le décès au tremblement de terre qui avait frappé toute la région cette nuit-là, et personne ne chercha à pousser plus loin les recherches.

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