Une équipe soudée

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En début d’après-midi, Jean fit son apparition. Un autre cadavre avait été retrouvé dans la forêt. Paul prit ses affaires et le suivit, laissant le soin à Ania de reporter les rendez-vous prévus. Ils se rendirent à la morgue où un corps était allongé sur une table, recouvert d’un drap blanc. Paul le découvrit et fit un pas en arrière. Il passa son tablier et ses manchons, puis sortit une petite pince et un bistouri.

— Cet homme présente plusieurs griffures sur le torse. Ses ongles sont arrachés, il a dû ramper et s’accrocher sur quelque chose. Il y a des petites écorces plantées dans sa peau.

Paul retourna le corps et vit un trou béant au niveau de la colonne vertébrale.

—Le meurtrier doit avoir une force peu commune. Il lui a enfoncé une grosse branche dans le dos et c’est ce qui l’a tué.

—C’est Vladimir le meurtrier, ça ne fait aucun doute. Je vais réunir tous mes hommes et dès demain, à l’aube, nous ferons une fouille minutieuse de cette maudite forêt.

Paul se pencha sur le visage du malheureux, lui ouvrit la bouche et en extirpa une bourre de poils de mouton. Il la regarda attentivement, fronça les sourcils puis la posa sur le côté.

—Qui était cet homme ?

—Le fils du berger. Il habite la grosse ferme à la sortie de la ville.

—Celui dont les brebis ont été tuées par les loups ?

—Oui, il s’agit bien de lui.

Le médecin scruta l’ensemble du corps. Il semblerait que le mode opératoire ne soit pas le même.

—Ce n’était pas un chasseur, comme les autres victimes, alors pourquoi s’en prendre à lui ? dit-il en réajustant ses lunettes. Et pourquoi avoir mis une bourre de poils de brebis dans sa bouche, il les a toutes perdues.

—Vladimir avait travaillé avec son père, il devait donc le connaître.

—Vous avez peut-être raison.

—Avez-vous pu discuter avec Ania ?

—Non, pas encore. Je veux qu’elle se sente en confiance avant de lui soutirer des informations essentielles à notre enquête.

—Faites vite, je n’ai pas envie d’avoir encore des dizaines de morts supplémentaires, d-il en quittant la pièce.

Paul acheva l’autopsie puis regarda sa montre. Il était déjà tard, et s’il voulait éviter les scènes de ménage, il lui fallait rentrer au plus tôt. Il vérifia une dernière fois quelques détails sur le corps et rangea ses affaires.

Une fois rentré chez lui, il fila dans sa chambre pour se changer. Il revêtit son costume queue de pie, brossa sa barbe et enfila de magnifiques souliers vernis. Lucie l’attendait dans le hall d’entrée, habillée d’une splendide robe argentée, très à la mode. Une fois installés dans le fiacre, ils s’arrêtèrent au cabinet récupérer Ania. Lorsque Lucie l’aperçu, elle lança un regard glacial à son époux. Amener à cette soirée une mendiante déguisée en dame de la haute société dénotait d’un réel mauvais goût. Paul lui présenta sa nouvelle secrétaire tout en l’aidant à s’installer juste en face d’elle. Lucie lui lança un regard méprisant, plombant le sourire de la Soviétique.

Une fois arrivés devant un grand manoir, Lucie tira Paul à l’écart et lui reprocha son penchant à protéger les mendiants et à vouloir les assimiler aux gens de la haute société. Ania les regardait en coin, comprenant très bien ce que cette femme pouvait lui dire. Elle aurait voulu repartir au plus vite, retourner parmi les siens, là où personne ne la jugerait, mais Paul s’extirpa du bras de Lucie et saisit celui d’Ania. Ils entrèrent et déposèrent leurs vestes à l’entrée. Lucie bouscula la secrétaire et planta son veston dans les mains d’un serviteur.

—Les miséreux doivent rester à leur place et certainement pas parmi nous. Dit-elle en fixant haineusement Ania.

Paul soupira, puis fit signe à Ania de l’accompagner. Celle-ci le suivit jusque dans une grande salle bondée d’aristocrates et de bourgeois. Intimidée et mal à l’aise dans ce milieu qu’elle ne connaissait pas, elle n’osait pas regarder les convives, de peur de deviner leurs pensées. Il s’arrêta devant Jean stupéfait par la transformation d’Ania, tandis qu’un homme d’âge mur s’avançait vers eux.

—Ania, permettez-moi de vous présenter mon père, Jean-Charles de Baudouin. Père, voici Ania, ma nouvelle secrétaire.

L’homme s’inclina devant elle et lui fit un baisemain. Ania fut si troublée, que ses joues en rougirent. C’était un homme très distingué, avec une fine moustache et des yeux bleus comme le ciel.

—Ania ? N’est-ce pas un prénom soviétique ? lui demanda-t-il.

—Oui, je suis venue en France pour les études.

—Et je présume qu’aucune de nos écoles ne vous a ouvert ses portes !

—Non, aucune.

—C’est fort regrettable, une si belle écolière aurait certainement rivalisé avec nos meilleurs élèves. Alors, fils, votre enquête ?

—Elle avance, père.

—Un suspect ?

Paul et Jean échangèrent un regard, ne souhaitant pas parler de leur enquête devant Ania. Jalouse, Lucie s’interposa devant son beau-père et l’ambiance devint rapidement électrique. Aussi, Paul prit-il la main d’Ania pour poursuivre la présentation des autres convives.

Les heures s’écoulèrent et le buffet se dégarnit. Paul rejoignit Ania sur le grand balcon et posa son verre sur une des tables. Ania regardait les étoiles, frissonnante sous la bise qui se levait.

—Ma mère nous racontait souvent des histoires. Dit-elle pensive. Des contes venant de divers pays. C’était sa passion. Je les écoutais tous en voulant croire à leur authenticité. Mais en grandissant, j’ai vite perdu mes illusions et ces contes leurs fraîcheurs.

—Il y a probablement une part de vérité dans toutes ces histoires !

—J’en doute, docteur. Je vous remercie pour la confiance que vous m’accordez. J’espère que votre femme ne vous en tiendra pas rigueur.

—Elle le fera, assurément. Mais j’en ai l’habitude. Ania, je voudrais vous poser une question.

—Oui ?

—Votre cousin, Vladimir, pourrait-il être l’assassin que nous recherchons ?

—Non, je vous l’assure. Il est certainement un peu spécial, mais il n’a rien d’un criminel.

—Que lui avez-vous dit, le jour où il s’est enfuit ?

—D’arrêter de croire, justement, à ces histoires légendaires. Il est persuadé que des êtres vivent cachés dans la forêt. La souffrance ressentie après la mort de ses parents l’a beaucoup affectée.

—Vous comprenez, Ania, qu’il est notre unique suspect.

—Je le sais. Inutile de me le cacher, je l’ai bien compris. Mais ce n’est pas lui, ou alors, sa souffrance est devenue insupportable. Je vous aiderai et ferai ce qu’il faut pour trouver ce monstre, vous pouvez compter sur moi.

—Je n’en doute pas une seconde, madame. Bien, il se fait tard, nous devrions rentrer.

Paul l’invita à le suivre en lui présentant son bras et tous deux repartirent dans le grand hall où Lucie les attendait avec impatience.

Une fois devant le cabinet, Paul aida sa secrétaire à descendre, lui fit un baisemain tout en s’inclinant devant elle. Ania lui rendit un franc sourire puis entra dans sa nouvelle demeure.

****

Le lendemain matin, Lucie entra dans le salon et prit place en face de son époux.

—Paul, il faut que tu m’écoutes !

—Je t’ai suffisamment entendu à notre retour, hier soir. Je l’ai embauché, car j’ai besoin d’une secrétaire. J’ai confiance en elle, et elle fait très bien son travail. Et oui, je la paye, comme je paye nos serviteurs depuis très longtemps.

—Quoi ? Tu payes des esclaves ?

Paul plia son journal et sortit, las d’entendre ces stupidités. Il regarda sa montre et demanda à son cocher de l’emmener dans la forêt où la battue devait avoir commencé.

Une fois sur place, il entendit la meute des chiens policiers aboyer, telle une chasse à courre à la poursuite d’un grand cerf. La brume envahissait le sous-bois. Il vit, au loin, Jean qui attendait l’issue de la course. Les chiens rabattaient quelqu’un dans sa direction. Arme, au poing, Jean lui somma de s’arrêter. C’était bien Vladimir qui s’enfuyait, glissant dans la boue, haletant comme une bête traquée. Il s’arrêta, net, à quelques dizaines de mètres d’un canon prêt à tirer. Il jeta un regard en arrière, puis dans tous les sens, cherchant une possibilité de fuite. Hélas, les chiens, au bout de longues longes, tiraient leurs maîtres, toutes gueules ouvertes. Dans un dernier espoir, il se laissa rouler dans la pente aride. Son corps heurta des rochers, puis des souches avant de venir s’écraser à une cinquantaine de pas de Paul. Il se releva, le fixa avec désespoir puis s’enfuit à toute jambe. Jean arriva et le poursuivit. Quelques minutes, plus tard, il revint en hurlant de colère. Vladimir s’était volatilisé. Il ordonna à ses hommes de le pourchasser une nouvelle fois. Ceux-ci partirent prestement, mais à leur grande stupéfaction, les bêtes stoppèrent leurs courses folles devant une grande souche d’arbre. Ils tournaient en rond, reniflant le sol, cherchant une piste qui s’était volatilisée comme par enchantement. Paul s’approcha et scruta les traces de pas laissées par le malheureux. Elles s’arrêtaient devant la souche. Il leva les yeux aux sommets des arbres. Comment cet homme aurait pu disparaître aussi rapidement sans laisser les moindres traces ? C’était à ne rien comprendre ! Jean était hors de lui, reprochant au médecin de n’avoir rien fait pour l’arrêter. Mais il ne pouvait rien faire, l’intéressé était bien trop loin de lui, Vladimir ne pouvait que leur échapper. Paul tourna les talons et repartit à son travail.

Lorsqu’il arriva à son cabinet, deux femmes l’attendaient déjà. Ania l’aida à ôter son manteau puis lui annonça le nom des deux dames dans l’ordre d’arrivée. Paul la fixa du regard, désireux de revenir sur la conversation d’hier soir. Elle comprit sans difficulté ce qui le rongeait.

—Non, docteur. Je ne crois toujours pas que mon cousin soit impliqué dans ces meurtres, dit-elle, souriante avec son petit accent slave.

—Il a disparu, comme par enchantement. Ses pas se sont arrêtés devant une souche d’arbre. Comment peut-il faire ça ?

—Il est très habile. Il a travaillé dans un cirque, là-bas, dans notre pays. Mais je vais essayer de le persuader de vous parler, afin qu’il puisse vous convaincre de son innocence.

Paul entra dans la salle de soin, et toute la matinée enchaîna les rendez-vous, sans interruption. Lors de la pause de midi, il invita Ania à prendre un frugal repas dans le laboratoire. Mais à sa grande surprise, la jeune femme avait préparé un plat bien de chez elle. Un Koulech au poisson. Une sorte de soupe de légumes composée, entre autres, d'herbes aromatiques, de millet, d'oignons frits et bien entendu de poissons. L’odeur était alléchante. Ils prirent place sur la petite table, et partagèrent le déjeuner.

Avant de reprendre ses consultations, Paul demanda à Ania de l’aider à préparer des fioles de remèdes. Studieuse et curieuse, Ania ne se fit pas prier. Bon professeur, Paul lui expliqua les rudiments de la médecine, les propriétés des plantes, les dosages, les mélanges à faire pour toutes sortes de maladies et il ouvrit un gros grimoire où tout était répertorié.

—Tout est inscrit ici, dit-il en tirant la jeune femme contre lui. Voyez, toutes les maladies par ordre alphabétique, puis juste en dessous, les remèdes à appliquer.

—Et si les gens ont plusieurs maladies ? Vous pouvez mélanger tous les remèdes ?

—Non, bien entendu ! rit-il. En dernière page, vous trouverez les remèdes à ne pas mélanger, les effets notoires et secondaires, ainsi que les remèdes à ne pas délivrer systématiquement.

—C’est très compliqué !

—Vous vous y ferez.

—Je crains de ne pas bien comprendre, répondit-elle en s’écartant de lui.

—Il se peut, qu’en mon absence, un patient requiert votre aide en urgence et donc il est nécessaire que vous preniez connaissance de ceci.

—Je ne pense pas en être capable, docteur !

—Cela fait partie de votre emploi et je ne vous demande pas votre avis.

Ania eut un mouvement de recul, effrayée par ce que le médecin lui demandait. Paul lui fit un beau sourire, lui disant qu’il avait une totale confiance en ses compétences. Ania ouvrit de nouveau le gros livre, fixa le docteur, puis se plongea de longues heures dans la lecture du grimoire.

En début de soirée, Jean vint troubler ce calme apparent : un autre corps attendait à la morgue.

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