Partie 2

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Le voyage fut long. Ballottée au bon vouloir du garde qui tenait la corde, j’avais trottiné plus que marché et j’accueillis les murs du château avec un soupir de soulagement.

Celui-ci se dressait au milieu de nulle part. Il me parut pauvre comparé à celui de Bartohl, mais je gardai cette pensée pour moi. Un mur d’enceinte le protégeait de sa hauteur respectable tandis que la partie principale se tendait vers le ciel sans grande conviction. Loin d’être somptueux, il cachait derrière ses airs de pauvreté, une défense imprenable. La cour pouvait accueillir une petite armée et les écuries, les montures. Le seul détail qui attira mon attention fut la grande porte du château. En bois massif, elle s’élevait sur plusieurs mètres et possédait une épaisseur impressionnante. Aucun grincement ne lui échappait chaque fois que l’on poussait l’un de ses battants. Elle paraissait très lourde, mais tournait si bien dans ses gonds que de petits enfants auraient pu l’ouvrir sans effort.

J’avais quelques difficultés à reprendre mon souffle et mes jambes me faisaient souffrir atrocement. Heureusement pour moi, les gardes stoppèrent leurs chevaux dans la grande cour et mirent pied à terre. Le chef semblait déjà rentré et ne daigna pas réapparaître pour changer ses ordres. Ils n’allaient tout de même pas me jeter au cachot ?

La menace pesait sur mes épaules et je déglutis avec peine. J’eus beau chercher, dans les regards et les gestes des gardes, un signe quelconque, je ne trouvai rien pour me rassurer. En vérité, ils donnaient l’impression de ne pas savoir eux-mêmes ce qu’ils devaient faire. Ils me jetaient des coups d’œil suspects et laissaient parfois échapper un geste dans ma direction. Si seulement ils ne s’étaient pas éloignés ! Incapable de lire sur leurs lèvres la vérité, je restai immobile, la peur au ventre. La sentence ne tarderait pas à tomber.

Un cri retentit dans la cour. Prêts à dégainer, les gardes pivotèrent vers moi. Je n’étais pas responsable ! Le bruit venait de plus loin, près des écuries. Je restai pétrifiée sur place. J’étais justement à mi-chemin entre les gardes et les stalles. Peu importait ce qu’il se passait dans le bâtiment, si cela devait sortir, il n’auraient jamais le temps de me venir en aide. En auraient-ils seulement l’envie ? J’écartai la question et jetai un rapide coup d’œil au nœud de corde qui me gardait attachée. Serais-je capable de le défaire ? J’en doutais. En aurais-je le temps ? Absolument pas.

Dans un hennissement paniqué, l’étalon du chef – je le reconnus à ses grands balzanes blanches sur robe noire – sortit des écuries au grand galop. Puisque j’étais le seul obstacle entre la sortie et lui, il s’élança vers moi sans la moindre hésitation. Pas le temps de réfléchir : d’un coup sec, je tirai sur mes liens. Je ne m’attendais pas à réussir à me libérer, mais le nœud coula de lui-même et la corde se délia sous le regard médusé des gardes. Libre, je bondis en avant et me hissai sur le dos du cheval auquel j’étais attachée. Je sentis toute la puissance de l’animal tressaillir entre mes jambes quand l’étalon fuyard passa à toute vitesse dans son dos. Il n’y avait pas de temps à perdre !

Je resserrai les talons sur le ventre de la jument et la guidai à la suite du mâle. Bartohl avait accepté, après maintes négociations, à m’apprendre l’équitation. La vieille carne avait trépassé quelques années plus tôt, mais je n’avais pas oublié mes entraînements. Néanmoins, je grimaçai en pensant aux courbatures que je devrai affronter demain…

— Halte !

Les gardes s’étaient remis de leurs émotions et me poursuivaient avec la force du désespoir. Leur chef n’appréciera pas de me savoir en fuite, mais je fis peu de cas de leur punition. Ce n’était que justice ! C’est gens comptaient me jeter au cachot sans raison, après tout…

Sans leur prêter plus d’attention, j’incitai la jument à accélérer l’allure. Elle bondit en avant, habituée à répondre aux sollicitations de son cavalier au quart de tour. Je manquai d’être désarçonnée par sa puissance. La vieille carne de Bartohl s’y connaissait en ruades et morsures, mais elle n’aurait jamais pu, même dans sa jeunesse, atteindre une telle vitesse. Intimidée, je m’accrochai aux crins de ma monture et continuai de suivre le fuyard.

Derrière moi, les cris des gardes se faisaient plus lointains. Écrasant leurs chevaux de leurs armures, ils peinaient à tenir le rythme. Ils n’abandonnaient pas pour autant et j’eus soudain peur qu’ils ne se décident à faire appel à l’archerie du château pour m’empêcher de fuir.

Un hennissement me tira de mes rêveries. La jument baie commençait à faiblir et ralentir l’allure, mais elle n’était pas la seule. Juste devant, l’étalon noir s’épuisait. Déjà marqués par leur petite sortie entre gardes, les chevaux montraient désormais de gros signes de fatigue. Puisque ma monture avait dû me ramener de la plaine au pas, elle garda une allure plus soutenue sur plusieurs mètres. Ce fut amplement suffisant. L’étalon plein de sueur fut bientôt à notre niveau. La question était maintenant de savoir comment je pouvais m’y prendre pour qu’il s’arrête enfin.

Quand l’épaule de la jument dépassa celle de l’étalon, ce dernier secoua la tête et renâcla bruyamment. Puis, il poussa fort sur ses postérieurs et se hissa au niveau de son adversaire. Je tirai légèrement sur les rênes et m’assis sur la selle. Il me sembla que le fuyard calquait son allure sur celle de ma monture. Je demandai à cette dernière de continuer à ralentir et, très vite, les deux bêtes se retrouvèrent au trot puis au pas. Quand ils furent totalement arrêtés, je mis pied à terre et caressai l’étalon noir en chantonnant. Je me demandais ce qui avait pu énerver l’animal… Il claqua des dents près de mon visage quand je passai ma main entre ses oreilles et je compris : monsieur était précieux et n’acceptait pas que l’on fasse ce qu’il n’avait ni demandé ni autorisé. Je souris malgré moi. Il était exactement comme la vieille jument de Bartohl.

— Ne bougez plus !

L’ordre vint des gardes qui nous rejoignirent en hâte. Lances pointées dans ma direction, ils nous encerclèrent. Chacun trouva sa place comme si elles étaient déterminées à l’avance. J’attrapai les rênes de l’étalon pour prévenir d’une nouvelle fuite, mais l’agitation ne sembla pas le perturber. Au contraire, elle le calma. Du moins fut-ce qu’il voulut me faire croire. Profitant que je baisse ma garde, il ouvrit la bouche et claqua des dents à quelques millimètres de mes doigts. Un vieux réflexe sauva ma main de la morsure. Il s’en était fallu de peu ! La bête me regarda d’un mauvais œil et baissa les oreilles quand elle me vit lever le bras. L’étalon s’attendait à être puni, mais je me contentai de lui caresser l’encolure, un sourire amusé aux lèvres et une lueur de défi dans le regard. L’incompréhension le détendit tout à fait et je reportai mon attention sur les guerriers. Eux étaient loin d’être calmes. Tendus, ils me fixaient à la fois avec dégoût et respect. Il fallait croire que l’étalon n’était pas du genre à se laisser caresser par tout le monde… Néanmoins, un malentendu important devait être éclairci.

— Je ne fuyais pas.

Les gardes se jetèrent des coups d’œil, mais ne répondirent pas. L’évidence sautait aux yeux : je n’aurais pas mis pied à terre si je voulais fuir. Je me demandai tout de même ce qui était pire : être accusée de collaboration avec une sorcière ou toucher l’étalon de leur chef ? Eux-mêmes paraissaient se poser la question.

— Milo !

Un palefrenier – je le devinai à la forte odeur de paille et de bourrin sur ses vêtements – s’immisça dans le cercle des gardes sans la moindre hésitation. Les lances ne lui firent pas peur. Je le soupçonnai même de ne pas les voir, tout accaparé qu’il était par l’étalon noir. D’un examen minutieux, il inspecta l’animal pour vérifier qu’il ne se soit pas blessé dans sa fuite. Ce ne fut que lorsqu’il voulut passer devant le poitrail de l’animal qu’il prit conscience de ma présence. Ses yeux me détaillèrent de la tête au pied.

— Qui…

Il s’interrompit en voyant ma main posée sur l’encolure de Milo. Le choc écarquilla ses yeux. Il tenta lui-même de toucher l’épaule de l’équidé, mais celui-ci coucha les oreilles et frappa le sol de l’antérieur. Quand il approcha d’un pas, l’étalon le repoussa d’un coup de tête qui le propulsa plusieurs mètres en arrière.

— On dirait qu’il t’aime bien, s’amusa-t-il, sans s’offusquer du comportement de la bête.

Tout fier de lui, il me tendit la main, mais arrêta son geste à mi-chemin. Quelque chose sur mon visage dut lui faire comprendre que je ne me trouvais pas ici de mon plein gré. Il releva soudain les yeux sur les gardes et leurs lances tendues. Je n’osai plus dire un mot. Le souvenir de la lame mordant ma joue retenait l’insolence au fond de ma gorge. La peur m’étreignait et je cachai le tremblement de mes mains avec peine. Quand le palefrenier reporta son attention sur moi, je tentai d’implorer son aide d’une torsion discrète des sourcils et d’un regard appuyé. Soane aurait comprit, mais il n’était pas là pour me sauver.

— Ca fait plaisir de te voir, cousine ! T’as fait bon voyage ?

Bouche bée, je regardai le jeune homme m’attraper l’avant-bras puis me faire une légère accolade sans que je ne réagisse vraiment. Le regard médusé des gardes me poussa à entrer dans son jeu.

— C’était long, contente d’être enfin arrivée, répondis-je en lançant un coup d’œil inquiet aux guerriers. Mais il y a comme une petite complication. Je t’expliquerai tout plus tard, quand le malentendu sera écarté.

— Et vous lui voulez quoi, à ma cousine ?

Sans peur, il serra les poings sur les hanches et pivota vers les gardes. Ceux-ci s’échangèrent des regards sans répondre. Je n’arrivai pas à deviner s’ils n’avaient pas envie de le faire ou s’ils ne savaient pas quoi dire. Moi-même je ne comprenais pas ce que l’on me reprochait.

Au bout de quelques minutes qui me parurent interminables, un garde releva sa lance et expliqua d’un ton égal :

— Elle a aidé la sorcière à s’enfuir.

— La sorcière ?

Le palefrenier ne semblait pas tant surpris par le terme employé que la situation dans laquelle j’étais coincée. Il me fixa un instant, comme pour essayer de deviner s’il valait mieux qu’il cesse de m’aider ou s’il devait prendre le risque et continuer.

— Je me suis perdue, avouai-je tout bas, honteuse.

Il hocha la tête et réfléchit, pesant le pour et le contre avant de se décider. J’espérai mes mensonges assez convaincants pour me sortir de là. Si Soane ne se laissait jamais avoir, Barthol tombait dans le piège à chaque fois. Ou peut-être faisait-il semblant. Je finissais toujours pas avouer la supercherie, ne pouvant accepter de cacher quoi que ce soit à mon professeur et père.

— Ça fait une semaine que je l’attends, dit le palefrenier en me pointant du pouce. Pour tout vous dire, je la croyais morte. Et vous, vous voulez me faire croire qu’elle a aidé la sorcière ? D’une, elle ne la connaît pas, ma cousine débarque du royaume voisin. De deux, le voyage l’a sûrement trop épuisée pour qu’elle s’amuse à ça. Vous perdez votre temps avec elle, vous feriez mieux de la relâcher. Et si vous me croyez pas, regardez avec quelle facilité elle a calmé Milo. C’est ma cousine et je lui ai demandé de m’aider à l’écurie.

Son plaidoyer était parfait. Ne laissant aucune occasion aux gardes de répondre, il anticipait les questions et offrait des réponses plausibles. Je restai bouche bée, à l’affût de la réaction des guerriers, craignant que le palefrenier ne soit puni d’avoir voulu m’aider. Néanmoins, il n’attendit pas que ses mot prennent du sens pour ses interlocuteurs et enchaîna sans leur laisser l’occasion de répondre :

— De toute façon, vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez.

Je le suspectai de se prémunir de la question en la posant aux gardes le premier, mais j’admirai la technique. Cependant, il restait un détail qu’il ne connaissait pas et qui détruisit tout ce qu’il venait de dire.

— Le prince Liam a ordonné de la soumettre à la torture.

Cette fois, il ne pouvait plus répondre et le palefrenier se retourna vers moi, les yeux écarquillés. Alors même lui ne pouvait pas me sauver…

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