Chapitre 30

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Comme j'ai pas honoré le rendez-vous quotidien hier soir, vous avez droit à deux fragments aujourd'hui et (aussi parce que j'ai passé la soirée à écrire, donc j'ai bien avancé) xD

Ils inspirèrent un grand coup et restèrent ainsi, tremblants, le souffle coupé.

Il ne se passa rien.

Au bout de quelques battements de cœur, la licorne lâcha Alban. Elle le toisa d'en bas, ce qui était un véritable tour de force.

– Tu vois ? Gros nigaud !

Alban l'observa en silence. Elle était campée sur ses longues pattes de biche, les bras croisés dans une attitude qu'il haïssait chez les femmes mais qui devenait, avec elle, aussi ridicule qu'adorable.

Il se détourna, essaya de recouvrer sa dignité perdue en grognant quelques jurons particulièrement obscènes.

Le soleil qui caressait son visage le réveilla soudain. La roseraie abandonnée disparut derrière le voile de ses paupières ; les brumes de son rêve se diluèrent dans l'air frais du matin. Couchée sur ses jambes, Iluth se moquait ouvertement de lui.

Il la fit tomber par terre d'une torsion des hanches, provoquant une cascade de jurons. Une nouvelle journée commençait. Le parfum des roses imaginaires flottait encore dans ses narines ; il se sentait plus libre et plus reposé que jamais.

Nuit après nuit, Iluth continua à tisser sa toile. Chaque soir, sans qu'Alban ne le remarque, elle modifiait un minuscule détail de son corps bipède. Ainsi, au fil des rêves du dormeur, ses oreilles pointues raccourcissaient, son encolure devenait nuque gracile, ses hanches s'élargissaient, ses jarrets se rapprochaient du sol tandis que ses cuisses s'allongeaient.

Le chasseur, l'esprit guidé par son inconscient, n'avait jamais semblé surpris de la voir se déplacer sur deux pattes ; et face à la minutie et la subtilité de sa métamorphose, elle était certaine que le tour était joué.

Plus aucun démon n'apparaissait dans ses rêves ; leurs méandres obscures étaient calmes et reposantes. La plupart du temps, la licorne et l'homme s'asseyaient côte à côte dans un champ, apaisés par le souffle de la nuit et le chant des grillons. Ils observaient, silencieux, la vallée drapée de son ciel plein d'étoiles. En contrebas apparaissait souvent la ferme où Alban avait passé son enfance. Des cris sans fin s'en échappaient ; des âmes noires tournoyaient autour de ses murs, se perchaient sur ses tuiles moussues, s'accrochaient à ses fenêtres. Des brasiers l'entouraient, projetant des lueurs dansantes et des odeurs pestilentielles dans toute la vallée. Le chasseur ignorait ce chaos, le cœur dur, mais parfois son rêve voulait l'y emmener, voulait l'y perdre ; alors Iluth se suspendait à son bras, le ralentissait puis mettait les mains sur ses joues. Elle bloquait son regard dans le sien. Et les prunelles dorées de la licorne, sans jamais faillir, le libéraient de l'emprise cruelle de son inconscient.

Des milliers de lames scintillaient, suspendues aux branches de chaque arbre de la forêt, mais cela ne les inquiétait guère. Parfois, sur le chemin changeant qui déployait ses lacets étroits à flanc de montagne, passaient des chimères étranges. Des chasseurs stupides et crasseux dévorés par un corps de coq de bruyère, ou des marchands obséquieux qui palabraient sans cesse, engoncés dans leurs plumes de paon. Un regard d'Alban suffisait à leur faire sauter les vertèbres ou à leur trancher la gorge. Ces monstres grotesques semblaient l'amuser, tout autant qu'ils attiraient son mépris ; curieuse, Iluth observait son visage froid se détendre lorsqu'il donnait la mort ainsi.

L'un des stades cruciaux de sa métamorphose advint enfin ; la démone vit avec bonheur ses jarrets se transformer en chevilles et un début de poitrine venir alourdir son torse. Elle avait réussi, au fil des semaines, à se forger une anatomie presque complètement humaine. Même ses sabots avaient fini par disparaître. Seul son visage mi-femme mi-bête, aux joues rondes, aux yeux animaux et au museau doux, laissait encore voir la créature quadrupède qu'elle était dans la lumière du jour.

La prochaine étape, et de loin la plus difficile à faire accepter à l'esprit d'Alban, serait ce visage. Puis viendrait le pelage blanc, déjà devenu ras et presque invisible, qui disparaîtrait pour de bon. Et ensuite…

Alban se laisserait enfin séduire par la seule, l'unique compagne et amie qu'il ait jamais connue.

Mais soudain, une nuit, sans que rien n'ait laissé deviner un quelconque changement, tous les décors auxquels Iluth était habituée dans les rêves d'Alban laissèrent la place à un immense néant.

Et au centre de ce vide silencieux, devant leurs deux petites silhouettes, un corps colossal se consumait dans un brasier à la chaleur insoutenable.

Iluth reconnut le dragon aux trois visages dévoreurs, qu'elle n'avait pas vu depuis des lustres dans les songes d'Alban. Deux de ses têtes s'acharnaient sur la troisième, celle de la mère du jeune homme, qui, les joues rongées et les yeux lacérés, n'avaient plus figure humaine depuis longtemps. La créature tricéphale gémissait, gémissait, vautrée dans sa chair brûlée qui laissait voir, sous les flammes, les éclats blancs de ses os.

Guère impressionnée par sa douleur – elle en avait vu bien d'autres depuis qu'elle vivait aux côtés du chasseur – la démone jeta un œil vers Alban. Tétanisé, les poings serrés de terreur, il semblait incapable de penser face à cette vision d'outre-tombe revenue le hanter. La lueur du feu dansait sur son visage fiévreux, projetait des escarbilles ardentes vers sa demi-face défigurée ; mais il ne faisait pas un geste pour les éviter.

Sous les yeux ahuris d'Iluth, l'homme commença à perdre en stature, à perdre de sa puissance ; ses muscles roulaient sous sa peau comme des serpents informes, ils se diluaient dans sa chair, s'écrasaient contre ses os. Disparaissaient petit à petit.

Alban redevenait enfant.

Non ! hurla la licorne au corps de femme. Arrête !

Le cœur battant à tout rompre, elle agrippa son visage et planta ses prunelles dans les siennes, cherchant à le soustraire aux griffes du cauchemar, à le délivrer de sa peur. Elle allait le sauver de ses démons, comme chaque fois, chaque nuit depuis des semaines. Elle en était capable !

Mais elle avait beau le fixer, l'appeler, lui parler, les yeux d'Alban ne la regardaient pas. Ils voyaient à travers elle, transperçaient sa chair et ses os comme si elle n'était que spectre, et Iluth savait sur quoi ils étaient posés.

Maudite peur ! Maudits souvenirs. Moi qui étais sûre qu'ils ne reviendraient pas !

– Laisse-moi te sauver encore ! s'égosilla-t-elle. Fais-moi confiance, chiabrena d'humain ! Alban ! Alban ! Réveille-toi, par les cornes d'Asmodée !

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