Chapitre 41

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– Pourquoi n'as-tu pas pris un âne ou un cheval pour porter tout ça ? Je suis sûre que tu en as les moyens.

– Tu surestimes ma fortune, ou sous-estimes la cupidité des marchands, cingla sa voix grave alors qu'il se penchait vers elle. Si j'avais su que tu n'étais qu'une bonne à rien pareille, je…

Il s'interrompit soudain. Iluth rouvrit les yeux, mais ne parvint pas à lire quoi que ce soit sur son visage froid.

– Qu'y a-t-il ?

Elle eut un sourire crispé qui contracta toute sa bouille de licorne.

– Tu t'es rendu compte que tu n'étais qu'un tyran sans cœur ?

Médusé, Alban contempla son œuvre sans répondre. Les paquets avaient bleui tout le dos d'Iluth en cognant contre sa colonne vertébrale à chacun de ses pas ; la corde qu'il avait serrée d'une main de fer était parvenue à les maintenir ensemble, mais à quel prix ! Elle s'était petit à petit incrustée dans les chairs d'Iluth, bourrelant sa peau et son pelage, et avait creusé un large sillon rosâtre, engorgé de sang, dans son flanc et son ventre.

– Pourquoi ne m'as-tu pas dit…

– Dit quoi ? le coupa la licorne d'un ton grondant. Tu ne m'as pas jeté un regard depuis que nous sommes partis, tu n'as cessé de me traiter de pleurnicharde. Qu'aurais-je bien pu dire de plus ?

Elle tenta de se contorsionner pour jeter un œil sous son ventre.

– C'est si vilain que ça ?

Alban garda le silence quelques instants, avant de trancher d'une voix indéfinissable :

– Sans doute pire que ce que tu crois.

Ses traits indécis se durcirent dans une mimique déterminée qu'Iluth connaissait bien.

– Ne bouge pas.

Une seconde plus tard, il avait glissé les bras sous elle et soulevait son corps douloureux en grognant comme un ours.

– Parbleu, la bestiole, il faut vraiment que tu perdes du poids !

Trop faible pour réagir, Iluth se contenta de murmurer :

– Si tu me fais tomber, saleté d'humain, tu le regretteras.

Elle aperçut, très clairement, un éclat de culpabilité luire dans sa prunelle. Mais un instant plus tard, il avait déjà disparu. Alban la serra contre son torse, jetant ses pattes sur ses épaules comme s'il s'était agi d'une marionnette inerte.

Il la porta en bordure de la route pavée, s'engagea dans le bois à travers les fourrés déjà obscurcis par le crépuscule et la déposa au pied d'un tronc puissant, sous la ramure d'un vieux hêtre. Les odeurs lourdes de la forêt s'infiltrèrent dans les poumons d'Iluth, l'étreignirent comme un cocon accueillant. Humus, feuilles mortes pourrissantes, champignons et bois humide.

– Si loin de la route ? grogna la démone aux muscles fourbus. Ah, chiure ! J'ai le corps en feu. Tu me le paieras ! On n'a pas idée d'infliger pareil mauvais traitement à une sainte licorne !

– Oui, oui, calme-toi.

Elle le sentait s'agiter autour d'elle et haussa une paupière rendue lourde par l'épuisement. Il préparait un feu.

– Il ne fait pas si froid, marmonna-t-elle. Pourquoi ?

– D'abord parce que je ne compte pas manger ma viande crue, ensuite pour éloigner les ours, les loups et les sangliers. Je serais triste de te retrouver morte demain matin.

– Et moi donc. Venant de la part d'un abruti qui vient de me faire vivre un tel calvaire, tant de sollicitude m'étonne ! Fais ce que tu veux, mais laisse-moi tranquille. J'ai tellement sommeil…

Elle glissa dans les miasmes de Morphée, le corps meurtri et l'âme lourde, plus éreintée qu'elle ne l'avait jamais été de toute sa vie d'esprit centenaire. Cette nuit, Alban allait dormir seul, elle ne lui rendrait pas visite. Elle aurait besoin de toutes ses forces pour parvenir à reprendre la route le lendemain.

– J'en aurais fait, des choses, pour tes beaux yeux d'humain, murmura-t-elle encore avant de sombrer totalement.



Le lendemain, Alban la réveilla à l'aube.

– Pourquoi si tôt ? grogna-t-elle en enfouissant sa tête dans l'humus noir de la forêt.

Des feuilles mortes se perdirent dans sa crinière courte, hirsute, qui avait lentement repoussé depuis l'automne. Alban la contempla, un sourire goguenard aux lèvres. Elle ressemblait à un hérisson chevelu.

– Parce qu'il le faut. Moi, je suis levé depuis une heure, j'ai même eu le temps de tuer deux lapins. Ne te plains donc pas de ton sort !

Il s'accroupit, referma ses mains halées sur la tête fine de la licorne et l'arracha du sol en émiettant les feuilles et la terre humide.

– La prochaine fois, murmura-t-il dans son oreille pointue et salie de boue, viens me voir dans mes rêves et peut-être que je me montrerai un peu plus clément au réveil.

Iluth ouvrit les yeux d'un seul coup, subitement réveillée comme par un seau d'eau froide.

Venait-il réellement d'admettre qu'il appréciait ses visites nocturnes ? Ou même plus : de la prier de le suivre plus souvent ?

– T'adonnerais-tu au chantage ?

– Pourquoi pas ? glissa-t-il.

Il se releva et se chargea à nouveau de tous ses paquets. Il semblait aussi frais et dispo, aussi monumental, qu'Iluth se sentait sale, épuisée, courbaturée et minuscule.

– Tu prends aussi les miens ? interrogea-t-elle, étonnée de cette miséricorde qui ne lui ressemblait pas.

– Je ne voudrais pas que ta fatigue t'empêche à nouveau de me tenir compagnie cette nuit.

Encore ! Me l'aurait-on changé pendant mon sommeil ?

Ebahie, mais trop ensommeillée pour jouer un quelconque rôle, la licorne resta plusieurs secondes bouche bée, les yeux écarquillés et la mâchoire en passe de se décrocher.

À travers les brumes de la fatigue, elle vit très distinctement Alban se gausser dans un sourire discret.

– Cesse de me fixer comme une idiote de poule qui a perdu sa petite cervelle.

Il se moquait d'elle et de sa réaction. Elle réalisa qu'il l'avait fait exprès. Il était tout à fait conscient de l'effet de ces mots, de ces aveux inhabituels, sur l'esprit et le cœur de la licorne. Pour la première fois, il laissait filtrer sous son masque une émotion et une envie. Pour la première fois, il entrait dans le jeu d'Iluth. Sans même avoir conscience de ses enjeux mortels, il décidait de lutter à armes égales.

– En avant, la ribaude à quatre pattes, et cette fois, n'espère pas que je te porte ! Il n'y a plus la corde pour te fournir une excuse, alors si tu commences à geindre, je te bâillonne tout de suite.

Ils reprirent leur route.

Moins d'une heure plus tard, la licorne s'écroulait et Alban, sans cesser de jurer, la prenait sur ses épaules. Son pelage blanc scintillait dans la lumière matinale ; les passants se retournaient vers eux et la prenaient pour une étole précieuse, drapée par-dessus ses rouleaux et ses baluchons empilés.

Fulminant tout seul – Iluth s'était rendormie dès les premières minutes, bercée par le roulis de ses longues foulées –, le chasseur continua sa route en ployant la nuque sous le poids de sa compagne ronflotante.

– Chiure ! Ça m'apprendra à me toquer d'une femelle !

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