Chapitre 49
– C'est un ordre que tu me donnes ? rétorqua-t-il en haussa le sourcil. Bien sûr, mon frère ne pouvait pas me montrer grand-chose en quelques heures volées ici et là ; mais je…
– Non, remets ta main dans ma crinière, continue ! N'arrête pas !
Il la toisa d'un air moqueur et se mit à tirailler son toupet avec brutalité. Satisfaite, la licorne referma les paupières.
– Mais même si mes vitraux n'étaient que des ébauches, des petits tests sans envergure et pas très beaux, je crois que ce fut la plus belle période de ma vie. J'avais l'impression de créer quelque chose. Pour la première fois, je ne prenais rien. Pas de vie, pas de sang. Je ne posais pas de piège, n'égorgeais nul lièvre, ne volais pas de fruits, mais je donnais vie à de petites choses bancales et pleines de couleurs. Quand son maître a commencé à se douter de quelque chose, devant les oxydes qui lui manquaient et certains morceaux de verre qui disparaissaient, j'ai décidé de partir. J'ai quitté la ville, puis la région ; j'ai traversé la moitié du pays pour laisser la famille derrière moi. J'ai commencé à m'enrôler dans des milices ou des armées privées.
– Et ces trois vitraux ? Tu les as gardés de cette époque ?
– Oui, mais ce ne sont pas mes œuvres. J'aurais été incapable d'obtenir un travail si fin, si délicat. Je peux les réparer, en changer une pièce ou deux, mais c'est tout… C'est mon frère qui les a réalisés pour moi. Il me les a offerts peu avant mon départ. Cet imbécile avait prié pour moi ; il disait qu'en rêve, le Seigneur lui avait montré des visions de ma vie et qu'il n'avait eu qu'à les représenter.
– Pourquoi imbécile ? Avait-il tort d'y croire ? Le Seigneur m'a bien transformée en licorne !
– Oui, mais crois-moi, ces visions-là n'avaient rien de surnaturel. À cette époque, ce cul-terreux était déjà en passe de devenir l'ivrogne qu'il est aujourd'hui. Presque tous les jours, au crépuscule, je le retrouvais déjà plus gris que les loups !
Il cracha dans le feu.
– Aucune de ces images n'avait besoin du Seigneur pour se retrouver dans sa cervelle. Le chat dans les flammes était le nôtre. Sa mort occupait autant ses souvenirs que les miens. Pour le dragon… il connaissait mon désir de vengeance. J'avais déjà pour rêve de tuer des démons, des monstres, des créatures surnaturelles. Mais pas dans une armure de plates, ni dans un beau décor, comme dans ses vitraux poétiques. Moi je voulais leur arracher les vertèbres, les écorcher vifs, leur faire sauter les yeux d'un coup de lame hors des orbites… être couvert de sang, ne respirer que ça, et pouvoir compter les brûlures qu'ils allaient me laisser.
– Ce n'est plus le cas ? glissa Iluth, surprise du passé de sa phrase.
– Si, mais plus comme avant, je crois. C'est comme si j'avais été… consumé par le temps. La haine, elle ne disparaît pas, mais… comment te dire. Je crois qu'on s'y habitue. On vit avec elle.
– On la porte en nous, dit la succube à mi-voix. Je sais.
Alban observa un long silence et elle poursuivit, les yeux toujours clos pour ne pas voir sa réaction :
– Au début, elle brûle la peau, elle brûle la gorge. Et aussi tout le ventre, comme une sorte de faim dévorante et si grande ! Mais tout ce qui brûle cesse de brûler un jour.
– Une braise.
Elle rouvrit les yeux.
– Oui, il n'en reste que ça. Une braise dans le cœur. Comme un petit être apprivoisé, qu'on essaie de satisfaire malgré tout.
Un pli imperceptible se forma sur le front d'Alban. Des ridules s'étirèrent sur son côté brûlé, comme des toiles d'araignées tracées dans une peau trop molle. La licorne buvait son visage des yeux, en détaillait le moindre défaut. Il n'y avait que cela sur cette figure détruite, des défauts par dizaines, mais elle les connaissait si bien à présent ! Plus aucun ne la révulsait. Ils étaient comme les mille chemins d'une forêt connue par cœur : rassérénants.
– Ainsi nous nous comprenons, ma belle, murmura-t-il sans la regarder. J'ignorais que les licornes pouvaient haïr. Qui détestais-tu à ce point ?
Il fallait répondre vite, sans hésitation. Parler des méchantes gens qui se moquaient de la jeune fille laide. De la foule qui la cinglait d'insultes, qui riait dans son dos. Des hommes qui cherchaient à profiter de son corps méprisé. De ses parents qui, en désespoir de cause, la cloîtraient chez elle.
Iluth voyait tout cela aussi clairement que si cette vie avait été la sienne ; les mots exacts glissaient déjà sur sa langue, prêts à dépeindre ce passé qui aurait pu, dans une autre vie, être le sien.
– Qui je détestais à ce point ?
Mais sous ses pattes, elle sentait enfin la glace solide, prête à supporter tout son poids. Alban était si proche à cet instant…
– Toi.
Et pour la première fois, elle en avait assez des mensonges.
Un silence les sépara pendant une longue minute, aussi profond qu'un abîme prêt à engloutir la succube. Les lueurs du feu dansaient sur le visage de l'homme, sculptaient sa beauté, sa laideur et les entremêlaient dans une valse changeante. Puis il lui répondit et soudain, plus rien d'autre ne comptait que ses mots.
– Moi ? Vraiment ?
Un bref aboiement de rire lui échappa.
– Pourtant tu semblais si… Je ne sais pas. Seule. Prête à tout pour me suivre, peut-être.
– C'était le cas.
– Alors pourquoi me haïssais-tu ainsi ?
Iluth gonfla ses poumons, espérant clarifier ses pensées tourmentées. Mais la fumée lui gratta la gorge et la fit tousser. Que dire ? La veille encore, elle l'avait détesté si fort ! Le temps d'une soirée, il lui avait préféré quelques humains sales et imbéciles et ceci lui avait donné des envies de l'égorger. Elle avait laissé sept cadavres derrière elle pour tenter d'endiguer cette violence qui lui prenait les tripes.
Mais elle n'était pas naïve au point de ne pas comprendre d'où provenait cette terrible jalousie. Alban avait cessé d'être une proie aussi bête que laide à ses yeux. Les raisons de sa rage, de sa rancœur à son égard, avaient changé.
– Peut-être te le dirais-je un jour, éluda-t-elle dans un murmure.
– Ah non, stupide drôlesse ! C'est trop facile.
– Si tu savais à quel point c'est complexe, au contraire. (Un silence.) Et toi, tu as oublié de me dire une chose.
– Je t'écoute.
– Tu as parlé du chat dans les flammes, puis du dragon. Mais le troisième vitrail ? La licorne ? Est-ce un autre souvenir ?
Il hocha doucement la tête et ferma les paupières, gagné lui aussi par une somnolence chaleureuse.
– Ni l'un ni l'autre… Je pense que c'est un symbole, un talisman qu'il m'a offert pour me protéger. Je l'ai longtemps regardé comme tel.
Il porta son regard sur la licorne ; mais à moitié endormie, celle-ci ne sut déchiffrer ses iris anthracite.
– Mais plus maintenant. C'est comme si… Comme si, des années après, tu étais sortie de ton écrin de verre par surprise.
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