Chapitre 57
Il s'avéra que les chasseurs de la ville étaient bel et bien organisés en guilde, et que tuer trois d'entre eux équivalait à leur déclarer ouvertement la guerre.
Alban guida la licorne dans les ruelles, espérant passer à travers les mailles de ce filet qu'il sentait tendu tout autour d'eux. Son pas était vif sans être apeuré, son œil alerte ; son ouïe fine captait les sons environnants, analysait chaque rue avant qu'ils ne s'y engouffrent. Mais alors qu'ils étaient sur le point de traverser le pont pour sortir enfin de la ville, six autres giboyeurs leur tombèrent sur le râble.
Il suffit d'un instant, d'un seul regard échangé entre l'homme et la licorne, pour établir un plan aussi clair que de l'eau de roche.
Alban engagea le combat d'un bond. Il dégaina et trancha une tête dans un éclair d'acier, esquiva une attaque et se mit à tournoyer entre les attaquants vêtus de cuir noir. Il attirait toute leur attention pendant qu'Iluth, ingénue, les contournait doucement. Les coups de poignards se mirent à pleuvoir, les couteaux à voler ; les insultes fusaient et tout ce chaos affûté rebondissait sur la garde d'Alban, sans franchir sa défense impeccable, avant de venir se planter dans les poutres à leurs pieds. Un champ de lames naquit sur le vieux pont et s'étendit bien vite le long de son dos de bois, au gré de leurs pas dansants. Fascinée, Iluth observait leur ballet meurtrier.
L'échine basse et sinueuse sous la rambarde du pont, elle était sur le point d'en prendre un à revers lorsqu'un son caractéristique, plus ténu qu'un fil d'araignée, tinta à ses oreilles.
– Alban ! hurla-t-elle, toute discrétion oubliée. Un tireur sur la berge !
Ses yeux anthracite rencontrèrent les siens et elle comprit que l'ouïe du chasseur était aussi fine, sinon plus, que la sienne. Il fit un pas en arrière et une flèche siffla en frôlant sa poitrine, avant de finir sa course dans l'œil d'un assaillant. Dans un juron, ses adversaires reculèrent d'un pas pour élargir leur cercle, offrant une cible parfaite à l'archer. Iluth bondit pour échapper à la pluie de flèches qu'Alban évitait avec maestria ; elle roula sur le bois avant de filer se tapir dans l'ombre d'un chasseur. Elle esquiva un coup de pied qui visait à la chasser, puis un deuxième, rôdant derrière ces hommes en attendant son heure. Ils ne la considéraient pas encore comme une menace. L'archer cessa vite de tirer, mais le combat était mal engagé ; l'épée d'Alban n'était pas faite pour le corps à corps et ses adversaires, l'ayant compris, se jetèrent à nouveau sur lui en cherchant à le déborder de leurs attaques furieuses. Les démons ne connaissaient pas la défaite ; pour des immortels affamés de tueries, rien ne justifiait jamais l'abandon d'un combat. Et la succube avait toujours pensé Alban de cette trempe ; elle le connaissait trop bien, dans son orgueil et sa violence, pour l'imaginer perdre. Aussi tomba-t-elle des nues lorsqu'il fit quelque chose dont jamais elle ne l'aurait pensé capable.
Il repoussa ses assaillants d'un gigantesque revers de lame, le visage froid et impassible, avant de rengainer d'un geste fluide. Les cinq hommes resserrèrent leur rang pour empêcher toute fuite. Mais Alban ne fit que poser la main sur la rambarde branlante, avant de jeter un coup d'œil vers Iluth.
Médusée, elle le regarda donner un coup de talon sur le pont et bondir par-dessus le garde-fou.
Il heurta la surface de l'eau dix bons mètres en contrebas, s'enfonça sous cette nappe noire et calme, et y disparut tout à fait.
– Chiabrena ! éructa la licorne, pleine d'une furie revancharde. Moi qui pensais que tu allais tous les envoyer par le fond !
Remis de sa surprise, l'un des chasseurs voulut se jeter sur elle ; elle lui enfonça tout le visage d'une ruade, jubilant au bruit de ses os brisés net, puis virevolta au milieu des autres tueurs en évitant leurs lames et leurs mains calleuses.
– Ah, il est beau, le grand Alban ! Même pas fichu de mettre en déroute cinq péquenauds et leur archer incapable de viser juste !
La licorne esquiva un coutelas, échappa à une poigne rustaude, dansa d'un côté et de l'autre pour échapper aux attaques ; puis elle se glissa sous la rambarde, ferma les yeux pour oublier la vision de l'eau, si loin sous ses sabots, et sauta.
L'impact lui coupa le souffle, écrasa ses poumons pour en extirper la dernière once d'air ; son corps entier éclata en morceaux quand l'eau referma ses mâchoires sur elle. Le froid glacial arrêta son cœur un instant. Puis il l'avala, la digéra, et elle sombra lentement dans son estomac obscur.
Des mains se refermèrent sur elle, tirèrent sa crinière avec une brutalité qu'elle ne connaissait que trop bien ; on lui pinça les naseaux avec force et des larmes de douleur lui montèrent aux yeux. Furieuse, elle se mit à se débattre, à nager sans grâce et sans mérite, comme un petit chien maladroit. Les bras d'Alban, si chauds dans cet océan de glace, se refermèrent autour d'elle. Ainsi enlacés, ils commencèrent doucement à s'élever vers la surface.
Des flèches les accueillirent lorsqu'ils crevèrent la nappe sombre du fleuve ; ils prirent une goulée d'air si énorme qu'elle les laissa tremblants, puis Alban replongea et laissa le courant les emporter. Ahurie, la succube ressentait les halètements de son torse, les pulsations erratiques de son cœur ; chaque fois que l'homme remontait prendre de l'air, dans un élan aussi brusque qu'instinctif, un souffle rauque et animal déchirait ses poumons. Iluth, la gorge pleine d'eau, une odeur de vase lui emplissant les naseaux, eut l'impression de se noyer dans ses propres pensées. Crachotante, parcourue de spasmes, elle n'entendait plus rien, ne sentait plus rien dans cet écrin gelé ; rien d'autre que les battements désordonnés de son propre cœur, et le souffle d'Alban, tout contre elle, qui seul la reliait au monde.
Ils étaient en train de se noyer. Iluth était trop faible pour nager et le chasseur, un bras autour d'elle, ne parvenait plus à échapper aux flèches sans y sacrifier tout l'air de ses poumons. Celles-ci se raréfiaient néanmoins ; le pont était maintenant loin derrière eux et, doucement, le chasseur tenta de les ramener vers la berge.
Il parvint à poser les pieds sur le fond vaseux, le menton dépassant de l'eau avec peine, puis lutta quelques instants contre le courant. En vain. Le sable se dérobait sous ses bottes, les attirait vers les abysses glacées qui dormaient derrière eux. La succube, terrifiée, réalisa qu'il était incapable de les arracher à l'étreinte du fleuve.
– Tu es trop lourde, Iluth ! Trop lourde ! cracha-t-il en bandant les muscles de ses bras.
Elle se ratatina dans son étreinte, les côtes sur le point de se briser. Dans un cri étouffé par ses mâchoires serrées jusqu'au sang, l'homme la saisit à bras-le-corps et la jeta loin de lui.
Iluth, en un éclair de lucidité trop tardif, comprit qu'il s'était débarrassé d'elle pour réussir à atteindre la rive.
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