Chapitre 79
La colère et la peur affluèrent en lui. Quoiqu'il puisse faire, quoiqu'il puisse espérer, rien ne changeait. Il y avait toujours, toujours ce maudit corps pour le ramener à la réalité. Elle n'était qu'une femelle. Une femelle comme tant d'autres, profondément impure et tentatrice.
Comme si elle avait entendu ses pensées, la jeune fille s'écarta de lui et planta un regard doux au fond du sien. Son visage familier le fit fondre à nouveau et ses angoisses s'évanouirent un peu. Mais elles rôdaient toujours, non loin. Prêtes à revenir le hanter.
C'est à cet instant que l'Iluth parfaite posa les mains sur ses joues, effleurant ses balafres et ses brûlures, puis se haussa sur la pointe des pieds pour l'embrasser sur les lèvres.
Alban crut que ses viscères, figées d'effroi et de plaisir mêlés, allaient exploser en emportant son cœur avec elles.
Les mains légères de la jeune fille descendirent le long de son dos, provoquant des frissons impossibles à masquer, avant de le serrer davantage contre elle. Alban ne lui connaissait pas autant de force. Des cordes ne les auraient pas mieux liés l'un à l'autre. Impossible maintenant qu'elle n'ait pas senti le désir caché sous ses braies. Aussi immobile qu'une statue, les lèvres serrées sous la câlinerie des siennes, il crut devenir fou, déchiré entre son esprit glacé de terreur et son corps dévoré d'envie.
Il l'entoura enfin de ses bras, l'enfermant dans une étreinte brûlante. Les courbes d'Iluth se fondirent en lui, plus tendres et chaudes que jamais. Il s'apprêtait à lui rendre son baiser avec rage lorsque la main de la jeune fille fit le tour de ses côtes et descendit lentement, dans une longue caresse alanguie, vers la ceinture de ses braies.
Elle descendit.
Descendit encore.
Il suffoqua lorsqu'elle se referma, à travers le tissu grossier, sur son sexe.
Plongé dans un état second, alors que la créature se frottait toujours contre lui, il réalisa qu'Iluth – parfaite ou non – n'aurait jamais fait une chose pareille.
Un haut-le-cœur fit remonter une vague de bile jusque dans sa gorge.
Enfin sorti de sa paralysie, il lâcha la taille de la jeune fille puis lui attrapa la gorge. Elle se débattit, mais trop tard. L'étau était déjà en train de se refermer, de lui écraser les chairs et le larynx. Il l'écarta de lui et la tint à bout de bras.
Muet d'horreur, il vit ses prunelles se fendre en lames acérées et ses iris bruns virer au jaune soufre. Soudain, la créature n'avait plus rien d'humain.
Il la lâcha dans un sursaut instinctif, plein de répugnance, comme il aurait lâché une araignée immonde. Le monstre se délita dans les ténèbres de son rêve.
Éperdu, terrifié, il fit volte-face, cherchant désespérément la véritable Iluth.
Mais elle n'était plus là. Autour de lui, tout n'était qu'obscurité et silence.
La démone fulminait dans la chambre pleine de pénombre, son regard soufré posé sur cet imbécile de coquebert qui roupillait toujours comme un loir. Il était probablement encore en train de se frotter à cette copie aussi fade que ridicule. C'était bien la première fois que l'inconscient du chasseur lui mettait autant de bâtons dans les roues. Des épines… Était-il donc incapable de passer outre une barrière aussi risible que celle-ci ? Iluth, elle, avait subi les coups, les injures, le mépris et les rejets à répétition. Elle avait même laissé cet homme tuer l'un des siens, sous ses yeux, l'avait vu marchander la peau et le moindre organe qu'il avait arraché à son corps sanguinolent, l'avait vu revenir les mains pleines d'une bourse rutilante ! Elle s'était tue et avait passé outre, comme la compagne fidèle qu'elle était. Tout cela pour se rapprocher d'un lâche qui craignait les égratignures ! Elle avait envie de lui cracher dessus. Lui cracher dessus et aller ensuite se faire saillir par le premier mâle qui passerait dans la rue, fût-il un vieux bouc, qui avec un peu de chance serait un peu moins prude et surtout, un peu plus viril !
– Par tous les Saints… Iluth…
Elle eut un sursaut qui manqua de la précipiter au bas du lit. Le dormeur prononça son nom à nouveau, avant de se débattre dans les draps comme un beau diable tout en gémissant des imprécations. La démone esquiva un poing, une gifle, un coin de couverture rabattu avec violence, avant de s'aplatir sur le matelas pour éviter la suite de ce déluge brutal.
– Réveille-toi, imbécile ! Réveille-toi !
Le chat noir, jusque-là couché près d'eux, se hérissa de peur et bondit loin du lit pour aller se réfugier sous la commode. Alban se réveilla d'un seul coup ; les yeux écarquillés, le visage empreint de terreur, il se redressa dans le désordre des draps.
– Chiure ! éructa la licorne. Cette fois, ç'en est trop. Même le chat ne te supporte plus ! Imbécile ! Stupide mâle impuissant ! Sale…
L'expression du chasseur la fit taire très vite. On aurait dit qu'il avait vu un spectre. Iluth s'attendit presque à ce que ses cheveux aient viré au blanc. Il murmura quelque chose de si bas qu'elle ne le comprit pas.
– Qu'est-ce que tu dis ?
Ses lèvres exsangues s'agitèrent encore.
– Le chat… parvint-elle à entendre. Il faut tuer… le chat…
Médusée, elle le regarda se traîner hors des couvertures, glisser à terre et se saisir de son épée qui ne quittait jamais le pied de son lit. Mais, vidé de ses forces et incapable de se lever, il ne put que se recroqueviller en l'étreignant comme un enfant terrifié.
Les prunelles d'Iluth s'étrécirent d'un coup sec lorsqu'elle comprit enfin.
La jumelle parfaite, plus belle, plus séduisante… et muette.
La terreur d'Alban.
Le chat.
Une fureur aveugle lui monta des tripes et obscurcit tout son champ de vision.
L'une de ses sœurs avait osé.
La démone ravala tant bien que mal la boule de rage qui lui brûlait la gorge et changeait ses yeux en tisons incandescents, avant de sauter elle aussi au bas du lit.
– Il est sous le meuble, murmura Alban d'une voix si blanche qu'elle en était dépourvue de timbre.
– Je ne crois pas, non.
La voix d'Iluth était inhumaine, grouillante de promesses de mort et visqueuse comme un poison. Si noire que son compagnon en aurait été terrifié, si ça n'avait pas déjà été le cas.
– Qu'est-ce que tu as dit ?
Alban se tourna vers elle tandis qu'elle s'avançait au milieu de la chambre, sur le grand tapis. Quelque chose détala dans les ténèbres.
– Ce n'est pas le chat.
Iluth se glissa vers la porte, d'une démarche sinueuse proche de celle du serpent qui faisait onduler ses vertèbres.
Derrière elle, Alban se leva et elle devina qu'il reprenait ses esprits.
– Pourquoi donc ? Qui, alors ? Ou quoi ?
– Le chat ne dormait pas. Je le sais, je suis sortie du rêve bien avant toi. Il ronronnait stupidement en nous regardant. Il ne pouvait pas être dans ta tête. Donc l'hôte…
Elle ouvrit la porte d'un coup de sabot violent qui la fit claquer contre le mur.
– … est ailleurs. Je l'ai vu sursauter quand tu as commencé à te débattre. Puis il a feint de dormir encore. Jusqu'à ce que je le démasque, il y a quelques secondes.
L'homme arriva pesamment derrière elle et scruta l'obscurité du couloir désert.
– Le gosse ?
Sa voix avait repris son timbre de bronze, mais des zestes d'angoisse y traînaient encore.
– Mais c'est un mâle.
Quelque chose bougea dans la pénombre, droit devant. Ils se statufièrent tous deux. Mais l'être qui se cachait là avait dû comprendre qu'il était trop tard pour fuir, parce que plus aucun signe ne leur révéla sa présence.
– Tu n'en sais rien, glissa la succube. Il est aussi jeune et androgyne que le chat… et tu n'as jamais pu le déshabiller entièrement.
Les yeux de son compagnon s'agrandirent lorsqu'il réalisa qu'elle disait vrai. Il attrapa le chandelier le plus proche et retira d'un geste les capuchons de métal qui en étouffaient les bougies. La lumière éclata sur le palier en diffusant une aura tremblotante.
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