Chapitre 85
Ils comprirent qu'il s'agissait du rugissement du dragon lorsque la bête se jeta sur eux.
Alban se mit en garde, para instinctivement les mâchoires qui étaient sur le point de se refermer sur lui ; mais Iluth y prêta à peine attention, paralysée par la vision terrifiante et pleine de nostalgie qui venait de s'offrir à elle. Le monstre était celui qu'Asmodée avait pour habitude de créer lorsqu'il descendait semer la mort sur la terre des hommes.
C'était une bête titanesque, décharnée, aux tombereaux de muscles ondulant sur ses os apparents, à la gueule dentelée ; des milliers d'yeux ronds et fixes, braqués sur le chasseur qui osait lui tenir tête, poinçonnaient ses flancs et son cou comme des rangées de perles lactescentes. Et loin au-dessus de sa tête boursouflée, une lune ronde et veinée de bleu nimbait les cornes sur lesquelles elle était embrochée.
Mais cela ne pouvait pas être Asmodée.
C'était impossible.
Pourtant, au fil des secondes aussi acérées que des poignards, tandis qu'elle observait Alban danser dans un ballet mortel, esquiver les gerbes de flammes et infliger des estafilades sanguinolentes à la bête, l'évidence s'imposa à elle avec force.
Samaël essayait de la séparer d'Alban.
Il avait d'abord envoyé la perfide Abrahel.
Et maintenant, c'était au tour du vieux démon. Son protecteur de toujours, son maître en corruption et en métamorphoses, ce monstre immortel sur lequel les millénaires n'avaient laissé que de discrètes empreintes.
La succube tétanisée regarda ces deux êtres, parmi ceux qu'elle aimait le plus au monde, se combattre dans une déferlante de feu, de crocs et d'acier.
Le cœur gorgé d'horreur, elle observait le sang du dragon gicler en de grandes gerbes noires lorsque la lame immense d'Alban se plantait dans sa gueule, dans son cou, dans ses flancs parsemés d'yeux impassibles ; les tripes tordues d'angoisse, elle fixait le guerrier maigre et blafard qui échappait de justesse aux griffes mortelles et aux mâchoires écrasantes.
Le combat était profondément inégal. Alban, poussé par une folie destructrice et une hystérie de plus en plus effrayante, se verrait ouvert en deux au moindre contact avec l'un des appendices tranchants de la bête ; alors même qu'Asmodée, terrible et surpuissant, auréolé de force et de magie, subissait mille griefs et mille coups d'épée qui n'entamaient qu'à peine sa superbe.
C'était la première fois qu'Iluth voyait réellement les talents d'Alban en action. Même fou, même épuisé, il était dans son élément et s'oubliait dans chacun de ses gestes, maniant le fil de son arme comme s'il s'était agi de l'un de ses membres. Sa lame miroitait dans les feux du soleil mourant et projetait des échos de lumière qui valsaient sur la peau noire d'Asmodée, éblouissant ses pupilles en têtes d'épingle qui jamais ne cillaient.
Le chasseur prenait l'avantage. Coup après coup, esquive après esquive, il ciblait les points faibles de la bête qui l'écrasait de sa masse. Il tailladait les muscles de son cou, tranchait les articulations de ses pattes, lui faisait sauter des dents de quelques revers dosés à la perfection, glissait sous le ventre immense et ouvrait la chair dans de longues coutures d'où coulaient des cataractes de sang.
Lorsque les côtes d'Asmodée apparurent à l'air libre, blanches et dures dans leur écrin gluant de viande, Iluth ferma les paupières plus fort qu'elle ne l'avait jamais fait, espérant sombrer dans un néant bienheureux. Elle voulait disparaître, s'enfuir loin de l'odeur de la mort et loin des bruits du combat dont l'issue, quelle qu'elle fût, l'amputerait d'une partie d'elle-même.
Un cri de douleur intense la força à rouvrir les yeux.
Un frisson atroce parcourut son échine lorsqu'elle découvrit la scène qui s'offrait à elle.
La mâchoire d'Asmodée, bosselée de globes visqueux, venait de se refermer sur le bras gauche d'Alban jusqu'au coude.
Pris dans cet étau de mort, le chasseur hagard leva les yeux et croisa le regard du monstre. Son bras droit, trop affaibli pour supporter seul le poids de l'espadon, retomba avec désespoir.
Le dragon ouvrit à nouveau la gueule, révélant le mélange d'odeurs putrides qui régnait dans sa gorge pleine de fumée. Le chasseur aperçut une lueur chatoyante qui enflait au fond de cet antre de chair. Un brasier en devenir. Il ferma les paupières, prêt à mourir.
Son trop long combat était enfin achevé. Dix ans de lutte et de malheurs allaient prendre fin.
– Non !
Mais la flamme n'eut jamais le temps d'être crachée vers son visage.
Une petite silhouette, quadrupède et immaculée, se jeta sur lui en l'écrasant sous son poids. Ils basculèrent en arrière avant de s'écraser dans les flaques de sang noir qui abreuvaient le sol rocheux.
La licorne se redressa, ses iris d'or agrandis de terreur et embués de larmes. Campée sur le torse de l'homme, elle fit front vers le dragon sans dire un mot de plus.
Leurs regards se trouvèrent. S'entremêlèrent.
Derrière elle, le bras valide d'Alban tressaillait dans des contractions hérissées de douleur en tentant de soulever la lourde épée.
– Va-t-en, souffla Iluth d'une voix blanche que seul le monstre put entendre.
L'être gigantesque accusa le coup. Au fond de son gosier, la lueur brûlante s'éteignit pour de bon tandis qu'il refermait les mâchoires. Plusieurs secondes passèrent, lourdes de sens. Puis il dit d'une voix grave, paisible, qui réveilla des dizaines de souvenirs dans la mémoire de la succube :
– Alors voici le choix que tu as fait.
Iluth, muette et éperdue, se rapprocha doucement de lui en libérant de son poids le corps du chasseur. Elle avait des milliers de mots à lui dire, des centaines de remords à formuler. Soudain, elle ne pensait plus à l'homme qui perdait son sang et sa chair derrière elle.
Mais Alban, en un élan dévastateur qui convoqua ses dernières forces, bondit sur ses pieds dans un cri de souffrance et ficha sa lame dans la gorge du dragon.
Avant de l'y enfoncer jusqu'à la garde.
Muette, la démone vit la surprise voiler les iris ambrés d'Asmodée.
Le chasseur retira l'arme dans un bruit visqueux et une giclée de sang ruissela sur eux. Brièvement aveuglés, ils sentirent le fluide brûlant couler lentement le long de leurs joues, de leurs nuques, puis descendre le long de leur corps jusqu'à aller s'écouler au sol.
Sonnée, l'esprit engourdi, Iluth se recroquevilla loin à l'intérieur d'elle-même afin de ne pas voir la vie d'Asmodée suinter le long de son pelage.
Un relent de soufre, insupportablement fort, libéra ses effluves toxiques tandis qu'une traînée noire commençait à s'étirer sur le cou du dragon.
La succube regarda le gouffre béant qu'Alban venait d'ouvrir dans le corps d'Asmodée.
Les yeux du vieux démon s'accrochèrent aux siens. Quelques instants passèrent ainsi, puis ses iris s'obscurcirent. La mort les drapa d'un masque terne et inexpressif ; puis, empreinte de cette majesté qu'elle avait toujours eue, sa carcasse colossale s'affaissa sur elle-même avant de basculer lourdement sur le sol.
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