Construire un personnage ambivalent
Le choix de l'angle du narrateur
Lorsque, comme Anna Soa, vous avez un narrateur qui est néfaste, dans son cas il s'agit de la mère : si la mère parle pour elle, elle ne se décrira pas comme criminelle. Elle trouvera toujours le moyen de se justifier et de se convaincre que ce qu'elle fait est juste ou justifié ou pour le bien de sa fille.
Je vais faire un parallèle avec l'activité de journaliste d'Anna Soa, car j'ai l'impression que c'est comme quand tu choisis de faire un article sur un fait divers. Certes tu as les faits, une victime, une enquête et un coupable. Jusque là, on est bon. On peut même rester comme ça que l'info est passée. Mais le journaliste peut aussi apporter des information en adoptant un angle d'approche il me semble.
Il y aura l'angle de la victime : il va s'en dégager une incompréhension du crime, la peur, l'angoisse, le trauma, une empathie pour ses souffrances, un sentiment d'injustice face à ce qu'il ou elle a vécu etc... voilà le message qui va passer.
Il y aura l'angle des enquêteurs : il va s'en dégager le piétinement, la frustration, l'incompréhension, les fausses pistes, la quête et l'envie de découvrir le coupable, le mystère. (des sentiments déjà bien différents, dans un roman policier qui choisi cet angle, on a moins d'empathie pour la victime souvent qui ne sert que d'élément perturbateur à laquelle on a pas eu le temps de développer de l'empathie).
Puis vient l'angle du coupable : on va développer un sentiment ambivalent entre notre morale selon le crime et la nuance que cela va apporter. On va peut-être en vouloir à la société d'avoir laisser cette personne de côté, de l'avoir marginalisé, sous quels critère, parce qu'il ou elle est différent ? comprendre le geste, la provocation, remettre en cause la parole de la victime, peut-être qu'il/elle l'a bien cherché tout de même. Et puis le vécu du coupable, sa malchance, etc. Et là on a encore un autre effet et une autre histoire. (Exemple, le Joker, selon qu'on se place du côté de ses victimes, de Batman ou de lui et de son vécu, on ne développe pas la même empathie).
Donc trois angles d'approches où chacun tente d'avoir raison. Et ça, c'est un dénominateur commun, personne ne raconte son histoire en disant "je suis un connard et j'ai aucune excuse pour être un connard". En général il y a un "je suis un connard, mais ... " et c'est parti pour 100 pages de justifications. Et la plupart du temps il y a surtout un "je ne vois pas pourquoi vous dites que je suis un connard".
"Oui, je frappe ma fille, mais en même temps, vous avez vu comme elle est insupportable ? Comme elle comprend rien ? J'aimerai bien vous y voir vous avec vos éducation positives ! Moi j'ai deux boulots, je rame et la gamine elle fait connerie sur connerie. Là au moins elle comprend et c'est pas elle qu'on va trouver à se droguer ou à faire le trottoir. Elle a pas intérêt et elle le sait ! Donc ça peut vous choquer mais ça marche ! La preuve ! " etc etc...
Vous avez votre personnage en tête avec ses défauts et ses qualités, mais le narrateur n'est pas un personnage avec une fiche psychologique, il vient avec son image de lui qui ne comporte jamais l'entièreté de la perception de l'autre. C'est là que vous laissez la place au lecteur. Comme dans la vie, quand vous écoutez quelqu'un, vous allez vous faire votre propre idée du bonhomme selon ce qu'il raconte et la façon de le dire.
Réalité et vraisemblance
Dans les personnages et leur traitement, c'est une problématique encore plus forte je trouve et difficile à traiter car oui, l'être humain est bourré d'ambivalence et tout le talent va résider dans le fait de plonger dans cette ambivalence, ces contradictions, ces illogismes et d'amener les lecteurs à les comprendre, à les accepter, à peut-être même s'y reconnaître.
Car dire : "ben ça s'est passé comme ça donc j'y peut rien" ne suffit pas. Le média du roman sert justement à creuser la question, pas seulement à poser l'ambivalence là, comme un cheveux sur la soupe et dire au lecteur : "démerde toi avec ça !"
Certains auteurs vont l'assumer. Ils vont raconter l'ambivalence et la mettre en relief en reconnaissant que c'en est une. Exemple, en reprenant ce que tu dis sur le médecin sans argent : "Ma mère était médecin. Un médecin qui, contre toute logique sociale, criait haut et fort qu'elle n'avait pas d'argent, n'hésitant pas à étaler notre pauvreté à qui aurait eu le loisir de la plaindre. Simple comédie pour susciter la pitié que son statut ne lui accordait pas, ou réalité financière, je n'en sus jamais rien, mais elle alimentait au sein de notre famille cette sensation de manque et d'envie, presque de jalousie, que devaient sans doute ressentir les foyers les plus modestes à l'égard des plus aisés. Comble du paroxysme, nous vivions comme des pauvres injustifiés, dans une austérité que personne autour de nous ne comprenait, un peu comme ces gens riches et beaux qui n'ont pas le droit d'être malheureux." (voilà l'idée en gros, même si j'ai brodé à ma sauce, ici tu assumes et même tu exploites l'ambivalence du propos qui ne sonne plus chez le lecteur comme une incohérence du personnage mais va apparaître comme un élément de son caractère.)
Autre méthode, celle qui consiste à tricher. C'est la plus simple, en gros vous effacez toutes les ambivalences de vos personnages, vous ne faites que des personnages logiques, et cohérents. L'avantage, c'est que vous êtes l'auteur et vous avez parfaitement le droit de construire le personnage qui vous convient et de vous arranger avec votre réalité. Au prochain chapitre théorique, je vais élaborer le principe de construction du personnage, qui peut aussi aider avec la troisième méthode.
La troisième méthode consiste à creuser cette ambivalence pour la comprendre, et là c'est pas de la tarte ! Mais quand c'est bien fait, on passe un sacré niveau d'écriture. En gros, vous allez devoir plonger vous même, en tant qu'auteur dans ce que vous ne comprenez pas, ce qui vous répugne parfois, ce qui dépasse votre entendement et votre logique et y plonger sans à priori pour le retranscrire du mieux possible sans tomber dans le cliché ou le jugement et le faire ressentir au lecteur, et à vous même par la même occasion.
Exemple très concret et faits parfaitement réels : Une jeune femme se fait violer lors d'une soirée par un ami très proche, genre son meilleur pote. Elle quitte les lieux du drame, mais le lendemain, elle y retourne. Et lui de penser qu'elle est ok, il la viole de nouveau. Alors elle attend un peu puis porte plainte. Autant vous dire que vu le comportement, le fait qu'elle retourne vers son agresseur a pas plaidé en sa faveur...
Une autre histoire un peu similaire, soirée arrosée, une jeune femme partage un matelas avec son meilleur pote, idem, il la viole, elle quitte la chambre et ne trouvant aucun endroit où dormir dans la maison où les autres qui faisaient la fête se partagent les couchages, elle retourne vers son agresseur et rebelote... elle va tout de même faire constater auprès des urgences des lésions physiques de son agression avant de porter plainte. Le mec tombe des nues, si il l'avait violer, pourquoi elle revient ?
Comme ça, de l'extérieur, ce comportement des victimes n'a pas de sens, il n'a aucune logique et je suis sûre que vous écrivez un truc comme ça dans un livre, les lecteurs vous tombent dessus. Sauf que c'est vrai. Alors que faire ? Remettre en cause une énième fois la parole de victimes ou essayer de comprendre, de saisir, un phénomène qui défie la logique telle qu'on la conçoit ? L'incohérence devient alors le sujet même du travail de l'auteur, arriver à comprendre un comportement qui paraît surréaliste.
On peut parler de l'affaire des bébés congelés, comment une femme, mère de famille en vient à tuer ses enfants, à les garder comme ça ? Pourquoi elle en élève certains et pas les autres ? Pourquoi son mari ne se doute de rien ?
De l'extérieur, rien n'est cohérent et le défi sera de plonger à l'intérieur d'une psychée, de réellement faire ce travail de recherche et d'empathie pour comprendre et retranscrire un comportement et ses motivations internes.
Construire un personnage cohérent : le couple peur/désir
Plaçons nous du côté du lecteur. Le lecteur va saisir le personnage par ce qu'ils font, plus encore que par leur description. L'action, les dialogues, va donner une idée de la personnalité du personnage, de la même façon que lorsque vous rencontrez quelqu'un dans votre quotidien, vous jugez une personne sur ses actes, sa façon de réagir à vos remarques, et parfois, souvent, sur vos préjugés plus ou moins fondés. Donc vous êtes là, avec les actions et réactions de vos personnages et parfois, vos relecteurs vous tirent par la manche pour vous dire : "c'est pas cohérent." Gros problème pour les auteurs, comment faire saisir l'incohérence d'un personnage quand on a autour de soi des personnes incohérentes, qu'on ne comprend pas, qu'on ne saisit pas ?
Petite anecdote :
Personnellement, la seule fois où j'ai allumé CNEWS dans ma vie, j'ai tenu 7 minutes exactement, dont 2 minutes de rediffusion d'un reportage, tant je me suis retrouvée devant des preuves flagrantes d'incohérences de langage, de propos, dansants joyeusement avec la mauvaise foi. Comment la journaliste que j'avais devant moi, personne visiblement d'origine créole, née d'une histoire de l'esclavage, femme noire qui a dû gravir les échelons d'un univers télévisuel ultra patriarcal, se retrouve sur ce plateau à faire des polémiques ultra réactionnaires, à lancer des propos racistes et mysogynes, sur une chaîne d'extrême droite ? Comment une femme qui a fait des études de journalisme et donc qui a potentiellement appris à analyser des faits, à recouper des sources, peut faire devant une caméra autant de désinformation, de blabla sur un non-sujet ? J'étais devant ma télé avec mes préjugés sur la jeune femme en question et qui animait le plateau (préjugés sur son sexe, sa couleur de peau, son niveau d'étude) et la réalité de ses paroles face-caméra et pour moi, c'était pas cohérent. Pourtant c'était vrai. Alors, si de cet évènement j'en fait un personnage de roman, cette femme devient mon sujet et je me dois de ne pas seulement rendre compte de son ambivalence, mais d'aller l'explorer. De creuser pour qu'elle aille au bout d'elle-même en tant que personnage. Et là se déploie quelque chose de fascinant : c'est quoi son histoire ? Comment on en vient à ça ? Par dépit ? Conviction ? Idéologie ? Un travail comme un autre ? Et sa famille ? Ses proches ? Ils le voient comment ? Etc... etc. Le tout pour remonter à la question la plus fondamentale : qu'est-ce qui la motive ?
Toute personne agit. Ne rien faire est déjà une action qui a des causes et conséquences. Toute personne répond à des contraintes, réelle ou qu'elle s'invente. Toute personne est amené à faire des choix. Et toute personne est membre d'un groupe, d'une communauté, qu'elle soit culturelle, familiale, sociale, virtuelle etc... jamais personne n'est seul sans rien, et si c'était le cas, si vous écrivez une histoire où votre personnage est né seul sans contact avec personne, cela implique forcément des conséquences.
Mais si chaque action de votre personnage entraîne des conséquences que vous allez facilement voir et élaborer, ce qui va motiver les actions sont un couple fondamental dans la construction d'un individu : le couple peur/désir. Deux moteurs très très forts, systématiquement présents dans chaque action. Faites le test pour vous, ou pour vos proches. Chercher les motivations de telle ou telle décision importante de votre vie ou de la leur, et à l'origine de toutes, il y a ce couple peur/désir. Même votre choix d'écrire est motivé par une peur qui s'entremêle à un désir. Et quand vous le trouvez, vous savez que vous avez la vraie raison des actions des gens, leur vraie motivation et pas des excuses débiles. Parce que plus vous allez vous astreindre à cet exercice, plus vous allez vous rendre compte de la capacité des gens à se mentir à soi-même, et vous le premier. Et là, vous allez redonner du sens aux ambivalences de vos personnages.
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