chapitre 1 : Les adieux

9 minutes de lecture

Leur séjour en amoureux avait pourtant bien commencé. Ils avaient décidé de ces quelques jours ensemble, sur un coup de tête comme ils faisaient beaucoup de choses depuis qu’ils se connaissaient. Jusqu’à présent , Victor n’avait eu qu’à s’en féliciter. Deauville hors saison, offrait à leur couple le charme discret et mélancolique d’un film de la Nouvelle Vague.

Anne appréciait ces ambiances hors du temps et pour lui, c’était le genre de décor où tout pouvait commencer, à l’image de leur couple à peine vieux de quelques mois au cours desquels ils s’étaient aimés, disputés, réconciliés.

Cet après-midi-là, le front de mer leur avait offert son romantisme gris et venteux, ses étendues désertes propices aux rêves, aux confidences et à la joie d’être ensemble. Combien de fois depuis leur arrivée avaient-ils parcouru à pas lents les planches mythiques qui n’appartenaient qu’à eux ? Anne avait pris l’habitude de regarder les noms des vedettes inscrites sur les petites barrières blanches et de rechercher celles qu’elles ne connaissaient pas. Tout aurait pu continuer, longtemps …. Toujours ?

Victor avait fini par s’en persuader jusqu’à cette fin d’après-midi.

Ils avaient quitté l’hôtel en se tenant par la main, comme d’habitude. Sans que rien le laisse prévoir, elle s’était arrêtée brusquement, le regard perdu à l’horizon.

― Tu as reçu un message tout à l’heure quand tu étais sous la douche. On te confirmait la date de ton entretien d’embauche demain après-midi. Depuis quand le savais-tu ?

Il se figea et la regarda, interloqué. Depuis cette fin d’été où ils s’étaient connus et aimés pour la première fois, il avait toujours eu besoin de lever légèrement la tête pour la regarder dans les yeux. Il essaya de l’enlacer mais elle recula en détournant la tête. On aurait pu la croire fascinée par les mosaïques qui décoraient les cabines fermées. Le vent soufflait, faisant voler ses longs cheveux noirs qu’il aimait tant caresser.

― Lundi dernier. J’ai eu tort de ne pas t’en parler tout de suite mais celui-ci est très important… Pour nous deux. Je veux bâtir notre avenir mais pour ça , il faut que je fasse mes preuves et cette boîte est une des plus importantes d’Europe.

― Au point de sacrifier quatre jours de nos premières vraies vacances ? Quand avais-tu l’intention de me l’annoncer ?

Indifférente aux premières gouttes , elle fit quelques pas sur la plage, silhouette en noir et blanc dans l’après-midi écrasé par un ciel menaçant. Elle se tourna brusquement vers lui.

― Une des plus importante d’Europe ? Donc plus que nous deux, ici…. En vacances ensemble.

Tu repars ce soir et tu comptais me l’annoncer tout à l’heure en mettant un sucre dans ton café ? Et moi j’étais supposée rentrer avec toi ? Á moins bien sûr que tu me laisses profiter seule du grand air?

― Je ne voulais pas te gâcher…

― Par gentillesse, je suppose ? C’est ton premier mensonge entre nous, Victor mais je suis sûr qu’il y en aura d’autres.

― C’est idiot de le prendre comme ça… je voulais juste…

― Ne pas me faire de peine ? tu es trop aimable, mon chéri.

Un couple sans âge passa entre eux et les regarda avec curiosité avant de s’éloigner à l’abri d’un large parapluie à la recherche de ses souvenirs. La pluie redoublait et ils se réfugièrent à l’abri d’une cabine. Un court instant, Victor essaya de retrouver une intimité mais Anne se déroba.

― Je pourrais te le pardonner mais il prouve juste que ta carrière passera toujours avant moi. Tu me parles d’avenir ? Tu sais comment je le vois avec toi ? Tu vas gravir très vite les échelons car tu as l’ambition et le talent pour ça… tu assumeras de grandes responsabilités et des projets t’occuperont le soir et peut-être le week-end, sans compter les déplacements et les réunions stratégiques de dernière minute. Je devrai te suivre docilement car je doute fort que cette multinationale se préoccupe de savoir si tu peux rentrer tous les soirs retrouver celle que tu aimes.

Quelques promeneurs attardés se hâtaient de fuir la plage. Elle les suivit des yeux comme si elle attendait leur départ pour prendre une décision.

― Tu ne vas quand même pas me quitter comme ça, sur un coup de tête ?

― Non Victor, j’ai bien réfléchi. Ce mail est la carte de trop qui a fait s’écrouler tout le château.

Elle s’appuya à une des barrières humides.

― J’ai fini par comprendre, à mille détails, la vie qui m’attend avec toi. J’aurais pu essayer d’être patiente, mais cela ne servirait à rien. Comme dit la chanson, je n’ai pas la vertu des femmes de marins. Je ne veux pas être seule à élever des enfants que tu n’as peut-être pas envie d’avoir. Continuer serait une perte de temps et tu en manques déjà…

Ses yeux étaient devenus plus noirs que jamais.

― Et surtout, je ne veux pas être l’objet décoratif que tu montreras dans les réception et les soirées d’entreprise. Dans le pire des cas, je deviendrai le boulet à qui tu reprocheras, avec des soupirs à peines discrets, d’être une entrave à ton plan de carrière.

― C’est vraiment comme ça que tu vois les choses ? Après tout ce qu’il y a eu entre nous.

― Inutile d’essayer de m’avoir aux sentiments, je suis bien décidée. La contemplation de la mer aide beaucoup dans ces cas-là. Ton ami Régis est de la même espèce, vous étiez fait pour vous rencontrer. Et encore, lui ne rêve pas d’avoir de fil à la patte. Si je l’avais choisi, j’aurais fait la même erreur qu’avec toi.

Il encaissa le coup en regardant les lumières du casino tout proche.

― Tu veux dire que Régis et toi… ?

Le vent emporta le rire de la jeune femme.

― Rassure-toi, il n’est pas du tout mon genre. Je ne serai jamais un motif de rivalité entre vous. Ce serait dommage de gâcher une si belle amitié. Non, crois-moi, je nous épargne beaucoup de déceptions.

Elle repartit d’un pas léger en direction de leur hôtel.

― Tu viens ? Ton avenir se joue demain après-midi et tu dois reprendre ce soir le train pour Paris. Celui que je prendrai partira vingt minutes avant. Ne soyons pas en retard ! Il faut encore faire nos bagages.

Ce fut elle qui lui prit le bras pour l’arracher à sa prostration.

― Ne fais pas cette tête. Tu me remercieras un jour.

― Et toi ? Où vas-tu ?

― Il n’est pas nécessaire que tu le saches. Moi aussi, j’ai le droit d’avoir mes petits secrets. Adieu Deauville ! il faut toujours regarder devant soi, tu me l’as répété assez souvent et tu avais raison.

Quelques gouttes étoilaient les trottoirs alors qu’ils se dirigeaient vers la gare. La ville avait revêtu ses habits de tristesse pour leur dire adieu. Anne n’avait plus desserré les dents pendant qu’ils faisaient leurs bagages. Ils l’avait imité et la suivait maintenant avec une résignation de chien battu au long des rues désertes. Partagé entre le fatalisme et une tristesse impuissante, il avait l’impression de marcher dans un cauchemar. Anne ! Celle qu’il avait cru faite pour lui et pour qui il avait failli se brouiller avec son meilleur ami. Anne qui le rejetait à cause d’un simple entretien d’embauche…

Il buta contre le trottoir mouillé au moment où elle se retournait vers lui.

― C’est une bonne chose que nos trains partent presqu’en même temps. Les gares sont des endroits rêvés pour les adieux. Ce n’est pas à toi, le cinéphile, que je vais apprendre ça. J’espère qu’on trouvera un endroit pour fêter dignement nos adieux.

Comme dans une pièce bien réglée, ils aperçurent un bistrot qui leur faisait signe. On distinguait derrière les vitres embuées quelques couples en partance et des hommes en casquettes de marin alignés au bar.

― Tu veux aller là ?

Elle le regarda d’un air surpris.

― Pourquoi pas ? Si tu as plus romantique à me proposer…

― Pour ce que ça changerait…

― Alors allons-y ! Profites-en. Dans ta nouvelle vie, tu n’auras plus très souvent l’occasion de fréquenter ce genre d’endroit.

Ils s’assirent près d’un couple encombré de bagages qui se disputait à mi-voix pour un obscur problème de correspondance. Il voulut lui prendre la main, elle la retira.

― Je suppose que ce n’est pas la peine de te demander si tu es toujours décidée ?

― Un peu de tenue, voyons ! n’oublie pas que nous sommes en train de nous séparer. Je veux bien admettre que tu sois en état de choc mais je te connais. Imagine l’avenir qui t’attend ! Je te vois déjà dans un bureau panoramique au sommet des tours de la Défense. Si tu veux aller plus haut, il te restera encore les gratte-ciel de New-York. Tu te souviens qu’un jour tu as dit que tu m’y emmènerais, Bientôt , une autre prendra ma place Et ce sera elle qui profitera du voyage.

Á quelques tables d’eux, un homme au visage ridé par toutes les mers du monde les regardait d’un air amusé.

Victor fronça les sourcils. Que pouvait-il bien penser sous sa casquette à la visière délavée ?

― Si je t’emmerde déjà mon chéri, il faut le dire. Nous n’avons plus rien à nous cacher et mon train part dans dix minutes.

― Je trouve juste que toi et moi, ça finit d’une manière un peu bête.

― Comme beaucoup d’histoires d’amour, il ne faut pas en faire un drame. C’est mieux de s’en rendre compte tout de suite. Je vais être très malheureuse mais il n’y a rien à faire contre une vocation. La tienne vole beaucoup trop haut pour moi. Ne fais pas cette tête et garde ton énergie pour demain. Je penserai à toi au moment fatidique. Je dois y aller maintenant. Je ne voudrais pas rater mon train et il n’y a rien de plus déprimant que des adieux qui s’éternisent.

Elle se leva et lui donna un léger baiser sur la joue. Il respira une dernière fois l’odeur de ses cheveux.

Une fois de plus, il ne trouva rien à répondre et la regarda partir après un dernier regard qu’il fut incapable d’interpréter. Le vieux marin la suivit des yeux d’un air intéressé. Victor resta seul avec l’image d’une silhouette brouillée par la pluie qui disparaissait à l’intérieur de la gare. Il s’aperçut que son café avait refroidi. Ce fut seulement alors qu’il réalisa que la première femme qu’il avait vraiment aimé était partie, emportée par un train qui fonçait dans la nuit. Quelque chose qui ressemblait à de la douleur commençait à lui serrer la poitrine. Le temps du chagrin venait un peu trop tôt.

Le couple encombré de bagages se leva. Il se résolut à les suivre en trainant sa valise qui paraissait plus lourde que d’habitude. Malgré la pluie insistante, il s’arrêta devant une boite à livres. Parmi les polars et les romans sentimentaux fatigués, une couverture attira son attention. L’ouvrage était consacré au cinéma des années soixante et lui rappela sa période de ciné-club. C’était peut-être un cadeau du destin pour se changer les idées. Il le glissa dans sa poche et rejoignit les passagers alignés sur le quai où flottait encore la présence d’Anne. Il s’installa dans un coin fenêtre, seul avec sa tristesse et les débris de son passé. Á l’aller, elle avait posé la tête posée sur son épaule et il sentait encore son parfum. Pour conjurer son chagrin , il effaça le mail qui avait tout détruit et ouvrit le livre là où un lecteur inconnu avait abandonné son marque-page.

L’article était consacré à un film d’Alain Resnais intitulé « L’année dernière à Marienbad » dont il avait gardé un vague souvenir. Il l’avait vu au cours de sa période étudiante, quand il croyait avoir un avenir en fac de droit. Quelques séquences lui revinrent en mémoire. Un couple marchait à pas lents dans un parc immense, un homme au visage inquiétant gagnait toujours au jeu des allumettes. L’homme voulait reconquérir une femme qu’il prétendait avoir rencontré l’année précédente. Était-ce vrai ? Y était-il parvenu ? Victor ne s’en souvenait plus mais cette lecture lui apporta un certain apaisement.

Peut-être le cinéaste avait-il vu juste ? Le temps n’était pas ce qu’il semblait être et repassait par les mêmes chemins. On ne savait plus quel était le passé et quel était l’avenir. Non, Anne n’était pas perdue. Leur rupture n’avait jamais existé. Pour l’instant, une porte s’ouvrait devant lui et il devait la franchir. La concurrence serait impitoyable mais ses compétences informatiques feraient la différence. Il atteindrait le but qu’il s’était fixé et il la retrouverait. Il ne pouvait en être autrement.

Il finit par s’assoupir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Jean-Michel Joubert ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0