Vingt cinq ans plus tard
Pour beaucoup de parisiens y compris ceux qui n’y travaillaient pas, les tours de la Défense symbolisaient le modernisme triomphant que certains qualifiaient de capitalisme agressif. Pour Victor, elles étaient le signe de sa réussite dans un monde tourné vers le futur. Un monde où il s’était taillé une place au prix d’un travail acharné. Il avait été très content quand l’Entreprise avait quitté son vieil immeuble parisien pour un vingtième étage loin au-dessus des tracas du monde. Au sens propre comme au sens figuré, il avait gravi les étages et de sa fenêtre panoramique, il dominait Paris. Quelqu’un autrefois le lui avait prédit. Quelqu’un dont le souvenir ne s’était jamais effacé et réveillait toujours une petite douleur qui, au fil des années était devenue comme une amie. Jamais il n’était retourné à Deauville.
Il en gardait des cicatrices soigneusement dissimulées qui lui avait longtemps laissé un gout amer.
Chaque jour, en se dirigeant vers le parking, il ressentait une légitime fierté. Il avait dompté ses peurs, surmonté ou masqué ses faiblesses. L’entretien d’embauche avec les redoutables recruteurs de l’Entreprise lui avait permis de montrer sa détermination et il avait toujours su rendre coup pour coup en laissant de côté ses sentiments. Il fallait toujours regarder plus haut, ceux qui ne l’avaient pas compris s’étaient brisé les reins. La nouvelle étape qu’il venait de franchir n’était pas la dernière, il en était persuadé. Le Directeur Délégué qu’il était devenu n’avait même plus besoin de montrer sa carte. On lui avait attribué une place à son nom.
Il se gara comme il faisait toute chose, avec précision et sans manœuvres inutiles, bien parallèle entre les limites matérialisée par des lignes d’un jaune agressif. Le téléphone vibra. Il reconnut le numéro de son fils qui lui avait longuement parlé la veille au soir, de ses problèmes financiers. Peut-être accèderait-il à une relative autonomie le jour où il décrocherait le diplôme après lequel il courait sans trop se presser. Pour lui, comme pour sa sœur, Victor se faisait un devoir de se conduire en bon père de famille tout en leur inculquant les règles qui font sortir les gagnants de la masse. .
― Sois bref… Je suis en train de me garer… Je m’en doutais… Je vais te faire un virement… Tu rentres à quelle heure ce soir ? Parfait ! On reparlera de ton projet… Je coupe, je vais entrer dans l’ascenseur.
Il fallait absolument qu’ils aient une vraie discussion à propos de cette histoire d’œuvre caritative. Avoir une âme généreuse ne signifiait pas obligatoirement, se jeter dans n’importe quelle aventure. La jeunesse est souvent sujette à des aveuglements qui coutent cher. Heureusement, il était là pour y veiller.
Il fronça les sourcils en voyant la voiture de Régis. Que faisait-elle là alors qu’elle devrait être garée à Roissy ? Son ami faisait partie d’une délégation accompagnant le Big Boss à New-York qui ne devait pas revenir avant la fin de la semaine. La dernière fois qu’ils avaient déjeuné ensemble, son ami de jeunesse lui avait confirmé la date du retour.
S’il était là, c’est que le Big Boss était revenu aussi. Pourquoi ne l’avait-on pas prévenu ? Victor pressentit un changement inattendu qu’il lui fallait connaitre vite. Ne jamais se laisser surprendre, ne jamais montrer le moindre signe de relâchement qui permettrait à un rival ou à un adversaire de s’engouffrer dans la brèche pour porter le coup fatal. Telles étaient les règles qu’il fallait respecter pour devenir une des chevilles ouvrières de l’Entreprise.
Il saurait vite, Régis et lui formaient depuis toujours une équipe indissociable, ce qui n’était pas du gout de tout le monde. Son ami, grand et blond à l’allure scandinave collectionnait les aventures tandis que lui, brun et plutôt trapu de type méditerranéen avait choisi une vie de couple et de famille exemplaires. Ils n’avaient jamais eu aucun secret l’un pour l’autre. Même leur lointaine rivalité pour l’amour d’Anne n’avait pu l’entamer. Qu’était-elle devenue ? Tout cela était si loin désormais même si une vieille nostalgie s’obstinait à ne pas mourir.
Il était seul lorsqu’il inséra son badge dans le boitier commandant l’accès aux étages. Il ne fit pas plus attention que d’habitude à ceux qui entraient et sortaient au fil des étages. Il y rencontrait parfois une jeune femme qui travaillait quelques étages plus bas que lui et ressemblait à la sienne. Jamais il n’avait osé lui adresser la parole. Il ne pouvait pas se permettre d’ajouter un problèmes à ceux qu’il devait déjà affronter au quotidien.
Il n’avait jamais regretté son mariage. C’était vraiment celle qu’il lui fallait. Il ne l’avait jamais trompé et la photo de famille qui trônait dans son bureau était son plus grand motif de satisfaction. Elle avait illustré l’article d’une grande revue d’affaire et offrait à ceux qui entraient l’image d’une famille parfaite. Elle lui avait donné deux enfants dont il pouvait être fier. Certes, en ce moment, sa fille exprimait sa révolte en affichant une sexualité différente que tout le monde ne voyait pas d’un bon œil. Il n’avait pas toujours été un mari et un père très présent mais tous ces menus sacrifices avaient leur contrepartie. Même en y réfléchissant bien, il avait toute les raisons d’être satisfait de la manière dont il menait sa vie.
Un détail l’agaçait toujours quand il traversait l’espace-détente. Un décorateur branché avait accroché au mur une gigantesque reproduction du tableau de Dali « Perspective de la mémoire ». Son gout des horaires précis et des plannings rigoureux supportait mal ces montres molles qui coulaient dans leurs décors aux couleurs malsaines.
Sa femme par contre appréciait l’excentrique catalan mais ils avaient rarement le temps de parler de ces choses.
Les open-space commençaient à se garnir. Il y croisait parfois quelques-unes de ses bêtes noires dont il s’expliquait mal la présence persistante. Cette dame maigre et revêche par exemple, tête basse et les bras chargés de dossiers, qui ne semblait vivre que pour faire des photocopies. Il détestait également les petits nouveaux chez qui il percevait une ambition identique à la sienne. C’était le genre susceptible, un jour ou l’autre, de piétiner ses plates-bandes. Il ne les perdait pas de vue tout en affectant une cordialité de façade.
Avec les placardisés contre, aucune ambiguïté possible. Il les saluait d’un imperceptible hochement de tête avant de disparaitre dans ce qui leur servait de bureau. Plusieurs d’entre eux lui devaient leur statut peu enviable mais Régis ne partageait pas les scrupules qui l’affectaient parfois. « On ne fait que juger d’après dossier. Il ne faut pas avoir d’états d’âme. Ailleurs, ils auraient déjà été virés ». Il était de bon ton lorsqu’on parlait d’eux de les appeler les « intouchables ».
Victor approuvait la politique de l’Entreprise qui proclamait qu’on ne laissait personne sur le bord de la route. Elle était porteuse en termes d’image même si, selon Régis, c’était une excuse facile pour masquer des erreurs de management. C’était un de leurs rares points de désaccord. Dans un monde de griffes et de crocs, trop de sensibilité était fortement déconseillé.
La porte de son bureau était toujours entrouverte. . Il ne la fermait que lors d’entretiens confidentiels. Une femme de ménage qu’il n’avait jamais vu avait des consignes. Il fallait que, même en son absence, on puisse constater qu’il restait disponible. C’était à ce genre de détail qu’on reconnaissait les vrais décideurs. Encore une marche à monter et le problème ne se poserait plus. Pour arriver à lui, il faudrait passer le redoutable obstacle d’une secrétaire personnelle. Il s’asseyait toujours avec un soupir d’aise dans son fauteuil de cuir aux multiples options, un autre symbole de sa place dans la hiérarchie. Il ferma les yeux pour mieux sentir en lui la puissante économique et financière dont il était devenu un rouage influent. Son plan de travail était vide. Jamais plus d’un dossier. C’était une règle absolue, gage d’efficacité.
Le silence était à peine troublé par le pas de silhouettes fantomatiques derrière les parois de verre fumé. Son ordinateur était doté des applications les plus performantes. Dans les meubles bas aux lignes futuristes, les dossiers étaient parfaitement rangés. Cette rigueur passait aux yeux de beaucoup pour une rigidité sans âme. Il le savait et prenait plaisir à cette réputation. On ne pouvait se permettre la moindre faiblesse quand on participait aux conseils de direction. Il lui avait fallu vingt-cinq années mais il y était arrivé.
Il s’accorda quelques instants avant de se concentrer sur les défis de la journée. Il fallait d’abord connaitre les raisons du retour prématuré des « américains » . Un message confirma ce qu’il soupçonnait. Ils étaient tous en réunion de débriefing et les cadre responsables, dont lui-même, étaient convoqués dans la matinée pour une réunion urgente. C’était du sérieux et il comprenait mieux le silence de Régis. Le Big Boss ne se déplaçait jamais à New-York pour faire du tourisme et n’avait pas l’habitude de revenir avant la date prévue. Selon la formule consacrée, la présence était indispensable. . L’expérience lui avait appris que ce genre de comportement au plus haut niveau était rarement de bon augure. Il alluma son ordinateur qui ne comportait aucun logiciel de jeu et encore moins de site de rencontre. Il y avait ajouté par contre quelques logiciels discrets.
Victor avait appris à ne pas s’encombrer inutilement l’esprit. Il sortit d’un tiroir un dossier qu’il décida de finaliser même si la deadline était pour la semaine suivante. Anticiper, dégager du temps libre était une règle incontournable. Il concernait un consultant senior dont l’avenir professionnel était gravement compromis. Il connaissait un peu le personnage qu’il avait eu quinze jours en stage l’année précédente et en gardait un bon souvenir.
L’homme avait d’excellentes capacités d’analyse et savait tirer l’essentiel d’un dossier. Se faire virer d’une boite comme l’Entreprise n’était pas le meilleur moyen de retrouver du travail. Il était sympathique mais très mal vu des imbéciles du service de gestion. Malheureusement, son ironie et son esprit caustique avaient fini par indisposer son hiérarchique, un abruti prétentieux que Victor n’appréciait guère mais dont il pourrait avoir besoin pour certains dossiers et il avait la rancune tenace.
Il n’eut pas besoin de réfléchir longtemps. Quelle que soit la décision, le vétéran n’avait plus d’avenir dans l’Entreprise. Un départ à l’amiable assorti d’une prime convenable était la meilleure solution pour tout le monde.
C’était même un service à lui rendre. Il dévissa le stylo à plume dorée qu’il réservait aux documents importants. Affaire réglée !
Il avait maintenant l’esprit libre pour réfléchir à la réunion. Régis vint le chercher. C’était un code non-écrit mais bien établi. Les deux comparses arrivaient toujours ensemble.
― Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ?
― Navré, vieux ! Les consignes étaient formelles et tu sais ce qui se passe quand le Big Boss s’énerve. De toutes façons on a atterri hier soir et j’ai estimé que ce n’était pas la peine de te déranger alors que tu allais être mis au parfum ce matin.
Quelque chose dans le ton de son ami lui parut bizarre.
― Arrête de me prendre pour un con ! Je pense plutôt que tu avais un rancart à la descente de l’avion.
Régis passa la main dans ses cheveux blonds en levant les yeux au ciel.
― J’ai une réputation à défendre.
Ils se tapèrent dans le dos en approchant de la salle de réunion.
― Faudra quand même que tu viennes déjeuner à la maison avec elle.
Il parut hésiter.
― On en reparlera.
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