victor dans ses oeuvres
Á dix heures précises, l’état-major au grand complet s’installa autour de la longue table de verre fumé qui trônait dans le Saint des Saints de l’Entreprise. Victor s’assit à sa place habituelle, adossé à la baie vitrée pour apparaitre à contrejour. Il était légèrement décalé par rapport au Big Boss qui pouvait facilement se tourner vers lui.
Les participants attendaient, conscients de la gravité du moment. Il avait vécu ces situations de crise où tout pouvait arriver, de la décisions stratégique majeure au dirigeant viré en quelques phrases. C’était une sensation étrange et presqu’excitante. Le silence des grands jours régna jusqu’au moment où le Big Boss fit son apparition avec la minute de retard habituelle. Sa tête ronde et chauve taillée un bloc de granit, au bronzage soigneusement entretenu par les U.V, ne reflétait, comme à l’habitude aucun sentiment particulier. Sans son regard d’un bleu magnétique, il aurait pu passer inaperçu dans la rue.
― Messieurs, je n’irai pas par quatre chemins. Bien entendu, rien de ce que je vais vous dire ne sortira d’ici avant que je fasse moi-même l’annonce qui lancera officiellement le « Go live ». .
Les anciens avaient appris à reconnaitre certaines intonations. L’heure était plus grave que prévu.
― le Siège Central a décidé une réorientation stratégique de toutes les filiales. Tout va bouger et y aura des répercussions jusque dans les plus petites agences.
Il laissa aux participants le temps de bien saisir le sens des mots puis ouvrit un épais dossier.
―Vous trouverez le détail dans le dossier que je vais vous remettre, avec les options éventuelles. Je voudrais être clair : même ici personne ne sera à l’abri. Ce qu’on attend de nous, ce sont de gros efforts en matière de reclassement. Ai-je besoin de vous traduire ? Même en étant très optimistes, nous ne pourrons pas faire l’économie d’un « downsizing », qui concernera plusieurs centaines d’emplois répartis dans tous nos établissements. Tous les niveaux de fonction seront concernés.
Victor n’aimait pas les mots anglais mais il leur reconnaissait un mérite, on ne comprenait pas tout de suite qu’il s’agissait de flanquer un maximum de monde à la porte. Régis, assis en face de lui, ne broncha pas. Dans ces cas-là, il montrait une capacité exceptionnelle à cacher son jeu. Même dans une société qui mettait un point d’honneur à ne pas se débarrasser trop brutalement de ses « sous-staffés », le choc allait être rude.
Le responsable des ressources humaines leva son stylo.
― Nous pourrions revitaliser le projet « Soyez entrepreneur de votre carrière », qui n’a pas si mal marché. Le nombre des intouchables a été divisé par cinq. Un poste supprimé est un poste supprimé, je ne pense pas que ceux su Siège viendront y fourrer leur nez. .
Régis approuva.
― Le choix est simple. Partir dans de bonnes conditions avec une grosse indemnité ou rester des mois à interroger une boite mail vide et à trouver des prospectus dans leur bannette. Nous avons certes quelques réfractaires mais dans des limites très raisonnables. Ils pourraient servir de variable d’ajustement.
Le Big Boss hocha la tête.
― Nous pourrions coupler cela avec un gel, provisoire bien sûr des recrutements. Cette idée est à creuser.
Le Big Boss tourna la tête pour guetter les réactions. Régis le premier rompit le silence.
― Quelle est la Dead line ?
― Elle n’a pas été précisée dans le « Road Map » mais ce serait pour la fin de l’année au plus tard. Inutile de vous dire que toute anticipation sera bienvenue. Je vous charge, chacun dans vos sphères de responsabilité, de préparer le terrain. Vous savez comme moi que le contexte social est compliqué et que nous avons une image de marque à défendre. Évitez les vagues au maximum. Si nous passons ce cap sans trop de casse nous renforcerons notre image d’entreprise sociale. Victor, je connais votre sens de l’anticipation, j’imagine que vous avez toujours en réserve quelques scénarios.
Il prit le temps de ménager ses effets. Régis, chaque fois que son ami avait la parole, cessait de faire des petits dessins sur son carnet.
― J’ai effectivement soupçonné que votre retour anticipé annonçait ce genre de nouvelles. J’ai quand pu dégager un peu de temps pour ébaucher quelques hypothèses de travail0.
Le Big Boss se tourna vers lui, l’air plus impénétrable que jamais.
― Je vous félicite. C’est bien la preuve que l’intuition n’est pas uniquement féminine.
Il laissa mourir la vague de rires complaisants
― Messieurs, à vous de jouer. Je vous recommande une nouvelle fois la plus grande discrétion. Notre retour suscite déjà trop de commentaires.
L’essentiel étant dit, le reste de la réunion se déroula dans une atmosphère plus détendue. Régis s’éclipsa avec un salut rapide. Leur hiérarchique rassura Victor.
― Nous pouvons tolérer ce genre de comportement de la part d’un cadre qui atteint 96% de ses perf’ et dont le « TimeSheet » a été validé.
Il prit Victor à part avec une familiarité inhabituelle.
― Je ne devrais pas vous le dire mais sans doute le savez-vous déjà. Il semblerait que ce cœur d’artichaut ait enfin rencontré l’âme sœur. Voilà qui va peut-être le stabiliser…
― J’aimerais vous donner raison mais je l’ai entendu tenir dix fois tenir ce langage y compris quand il vient dîner à la maison. Ma femme dit elle aussi qu’il est plus que temps pour lui de se marier.
― Á la bonne heure ! Ce pourrait être l’occasion de fêter ça, dans la droite ligne de notre politique des rapports humains au sein de l’entreprise. Vous déjeunez avec nous, n’est-ce-pas ? On se retrouve à douze heures trente dans le bureau du patron. Je suis sûr qu’il a encore des choses à nous apprendre.
Victor se hâta vers on bureau pour ébaucher une « to do list ». Son instinct ne l’avait pas trompé. Une fois de plus, il ne se laisserait pas dépasser par les évènements.
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