L'intouchable
Le restaurant n’avait rien à envier avec n’importe quel établissement étoilé, tant par le décor que par la qualité de la cuisine. L’Entreprise accordait beaucoup d’importance au bien-être de son personnel. La moindre table jouissait d’une vue panoramique digne de Montparnasse ou de la Tour Eiffel. Régis, qui savait parfaitement où et quand utiliser à bon escient son esprit caustique aimait à faire remarquer que l’endroit était particulièrement bien choisi puisque c’était le seul d’où on ne voyait pas la Défense.
On avait aménagé à proximité un espace lounge que chacun était invité à personnaliser. Il était de bon ton chez certain de lever les yeux au ciel devant l’accumulation de dessins d’enfants et de souvenirs photoshoppés.
Victor était un des seuls cadres dirigeants à le fréquenter régulièrement. Il y prenait la température sociale et écoutait avec sollicitude quelques requêtes qu’il se faisait un devoir de satisfaire dans la mesure du possible. Il n’était pas certain que ce comportement augmentait sa popularité mais fournissait à Régis l’occasion de placer sa plaisanterie favorite: « Tu es trop bon avec le petit peuple ! », « Ta générosité te perdra » ;
C’était un des rares endroits où il venait sans Régis, toujours occupé à l’extérieur. Qui allait-il rejoindre ? Pourquoi refusait-il de lui en parler ? La pudeur en ce domaine n’était pas vraiment son genre. il eut un court instant la tentation d’annoncer la nouvelle à sa femme puis il y renonça. Il y avait un temps pour chaque chose.
L’espace était réparti entre différents secteurs séparés par d’invisibles frontières. Le groupe directorial prit place dans la file des plateaux en attendant sagement son tour. C’était une consigne du Big Boss. Au restaurant, il n’y avait aucune priorité.
Victor préférait toujours être le dernier pendant le choix des plats pour marquer sa différence avec le quarteron de lèche-culs qui veillaient à prendre la même chose que le Big Boss. Il veillait par contre à ne pas être assis trop loin pour ne pas laisser passer une information intéressante. Après avoir lu et analysé tout ce qui avait été écrit à ce sujet, il s’était converti depuis quelques années à la nourriture bio ce qui constituait un point d’accord bienvenu au cours des soirées familiales. Sa femme surveillait sa silhouette et ses enfants adhéraient à toutes les tendances de l’écologie. Lorsqu’il mangeait avec Régis, il se permettait de la viande blanche et un petit vin de terroir tandis que son ami dévorait sans vergogne une bavette. Tous s’attablèrent en silence prêts à entendre de nouvelles révélations sur le plan stratégique. Le Big Boss, qui cultivait volontiers un fond de sadisme parla d’autre chose.
― Je songe à réorganiser l’espace détente. Les américains ont développé un nouveau concept que j’ai tendance à approuver. Un employé, quel que soit son niveau de fonction est plus productif s’il se trouve dans un environnement qui lui rappelle son cadre familial. Là-bas, on reconstitue des salons ou de pièces à vivre. Sur les écrans, les épisodes de Netflix alternent avec les films d’entreprise. Incluez cette étude dans la prochaine tranche de travaux.
Victor n’avait aucun problème avec ça. Il se sentait aussi à l’aise chez lui que dans son bureau.
— Génial ! Ils ont prévu des chambres ?
Tout le monde s’esclaffa. Le Directeur Adjoint, ancien camarade de promotion du Big Boss était le seul à pouvoir se permettre ce genre de blagues.
— Je te promet de mettre ce point à l’ordre du jour au prochain conseil de direction. Ils organisent aussi des jeux concours où les participants se notent entre eux. Il parait que c’est un excellent levier pour le management interne.
— Comme dans les « Reines du shopping ».
— Je vois que vous avez des références culturelles, Victor.
— Ma femme en a.
Toute la tablée rit de bon cœur.
De sa place, il pouvait apercevoir entre deux ficus à la santé insolente, le coin où se regroupaient les intouchables. Le chef Manager disait en petit comité« où s’échouent les épaves ». Tous les placardisés, les intercontrats, appelés dans le langage managérial « sous staffés », ceux qui étaient hors de la boucle, naufragés des réorganisations et qu’on se refilait de service en service comme des patates chaudes, se retrouvait là presque naturellement.
Bon nombre d’entre eux devient leur statut peu enviable au duo infernal Victor-Régis mais ce jour-là, il était seul pour affronter leurs regards. Il avait validé leur mise à l’écart sans grief personnel, convaincu qu’ils avaient creusé leur tombe eux-mêmes mais en gardait une culpabilité secrète.
L’un d’eux le regardait fixement derrière son plat du jour. L’homme était sympathique et compétent, n’avait pas du tout l’esprit d’un « killer ». Quelque mois auparavant, Régis et lui avaient unis leurs efforts pour l’inciter à faire évoluer sa carrière, ailleurs si possible mais ils avaient échoué. Son « insuffisance relationnelle manifeste » avait suffi à le faire basculer. Victor aurait plutôt parlé d’une incapacité à jouer les lèche-cul mais cette appréciation ne figurait pas dans le dossier. La publicité donnée à l’erreur avérée d’un hiérarchique pardonnait rarement. Il avait aggravé son cas en refusant une mutation en province.
Quand leurs regards se croisèrent à nouveau, Victor perçut chez lui une forme d’ironie qui le mit mal à l’aise.
Cela n’avait pas échappé à un des courtisans.
— Vous préféreriez sans doute être avec eux ?
Victor ignora la réflexion, destinée à être entendue par le Big Boss. Un autre renchérit.
— Si je vous connaissais moins, je dirais que votre bon cœur vous perdra. Personnellement, je n’arrive toujours pas à comprendre la logique de comportement de ces gens-là. Ils abusent de la bienveillance de l’Entreprise même s’ils finissent toujours par s’en aller.
— Pour faire quoi ?
— Je n’en sais rien et si je le sais, je m’empresse de l’oublier.
Il se sentit obligé de répondre.
— La bonté n’a rien à voir là-dedans, j’ai horreur de l’échec.
Cette fois, le Big Boss avait dressé l’oreille et intervint.
— Et vous l’avez prouvé. Vous êtes un exemple rare d’équilibre réussi entre la vie privée et la vie professionnelle, surtout à notre niveau. La réussite quoi qu’on entreprenne, voilà le seul vrai défi. Mes enfants suivent ma trace et je ne doute pas que le vôtres fassent de même. Vous êtes un exemple pour le slogan de l’Entreprise qui place l’humain au centre de ses préoccupations. Je vous compare souvent à votre prédécesseur. Lui aussi avait su donner une autre dimension à son poste. Il avait un boulevard devant lui pour obtenir un poste à New-York. Pourtant, il n’a pas hésité à tout laisser tomber pour courir les mers. J’espère que même si vous avez des envies de voyage, vous ne nous ferez pas un coup pareil. Je me demande ce qu’il devient.
Le Directeur Adjoint cessa de griffonner.
— Je suis abonné à son blog . Il est actuellement quelque part dans l’Océan Indien. Il s’est laissé pousser la barbe et ressemble à un vieux loup de mer.
Victor approuva, pris au dépourvu par les souvenirs. Le petit bistrot devant la gare de Deauville s’invitait à la réunion stratégique.
― Je ferais de même si je me sentais plus à ma place ailleurs. Malheureusement, je n’ai pas le pied marin.
Un chef de projet dont Victor commençait à se méfier se mêla à la conversation.
— Nous avons tous nos désirs secrets. Pourquoi pas celui de faire le tour du monde ?
Le Big Boss hocha la tête sans répondre et replia avec soin sa serviette en papier. Autrefois, dans les familles paysannes, pour marquer la fin du repas, le patriarche refermait son couteau.
— J’ai moi aussi un désir mais il n’a rien à voir avec la mer. Je veux faire le point sur plusieurs projets qui patinent dans la semoule. Nous nous retrouvons dans une demi-heure, dans mon bureau. C’est moi qui offre le café.
C’était très mauvais signe quand le Big Boss se montrait un peu trop familier. Le café risquait d’être amer pour certains. Tout le monde se leva dans un grand bruit de chaises. Victor ne put s’empêcher de croiser une nouvelle fois le regard de l’intouchable qui finissait son dessert avec l’air satisfait de ceux qui ont tout leur temps. Assis à une table voisine, ses frères d’infortune mangeaient sans lever la tête. Il essaya d’imagine quel serait leur destin… ailleurs… plus tard.
La réunion improvisée l’empêcha de s’attarder dans l’espace détente, ce qui n’était pas plus mal. Le Big Boss avait raison. Leur retour anticipé n’était pas passé inaperçu. On discutait ferme au milieu des dessins d’enfants. L’expérience lui avait appris qu’on ne pouvait rien faire contre les rumeurs, sinon détourner l’attention en attendant qu’elle s’éteigne. Bien entendu il fit mine de ne pas remarquer que le conversations s’arrêtaient à son passage.
Il referma soigneusement sa porte. Avant d’affronter une réunion qui s’annonçait redoutable, il sortit du tiroir des feuilles de papier origami et se livra à quelques pliages. Ses préférences allaient aux grues et aux avions futuristes. Cet art subtil était idéal pour fuir le stress. C’était sa distraction secrète ramenée d’un voyage au Japon. C’était un bon moyen pour intéresser ses premières conquêtes… Á son grand regret, ni sa femme ni ses enfants ne s’y intéressaient. Ses œuvres finirent à la poubelle comme les autres.
Le regard de l’Intouchable le poursuivait et troublait sa concentration. Il feuilleta une nouvelle fois son dossier sans trouver d’éléments susceptibles de remettre en cause ses convictions. Sa déchéance avait suivi une courbe classique, aggravée par un clash avec le staff manager qui lui avait trouvé un poste idéal dans le Lot et Garonne. Tout cela avait entrainé le reste. Victor préférait le terme « mobbing » plus discret et moins abrupt que « foutu à la porte ». Il revint vers les dossiers qui pourraient être évoqués. Aucun ne le concernait directement mais on aurait sans doute besoin de son avis.
Un appel de sa fille l’intrigua alors qu’il sortait de son bureau. Ils étaient en froid depuis quelques jours et pas seulement parce qu’elle affichait ouvertement ses tendances LGBT. Elle avait besoin d’argent pour ouvrir avec quelques amis du même genre un endroit improbable, tenant à la fois du club de yoga du salon de massage. Tout ce petit monde cherchait des mécènes ou plutôt des influenceurs comme on disait maintenant. Il avait d’abord manifesté son manque d’enthousiasme puis avait pris le temps de réfléchir. L’Entreprise se voulait ouverte à de nouveaux créneaux dans le « Enjoy to People ». Il lui expliqua rapidement qu’il y avait peut-être des possibilités de jouer gagnant-gagnant. Il conclut la discussion par un : « OK ma fille, on en reparle ce soir ». Avant de partir, il lui éditerait quelques modops concernant les business plan. L’idée était peut-être bonne et sa fille devait assurer son hérédité de winneuse.
Annotations
Versions