Marienbad surgit du passé

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Il se sentait reposé et en forme après une bonne nuit de repos. Pendant une bonne partie de la soirée, il avait discuté avec ses enfants de leurs projets. Et, pour une fois, ils avaient eu l’air convaincus par ses explications. Sa femme, absorbée par les feuilletons qu’elle écoutait avec un casque, lui avait jeté quelques regards dont il n’arrivait pas à comprendre le sens. Après toutes année, elle conservait sa part de mystère.

Régis n’était pas encore arrivé. Il partagea l’ascenseur avec la mystérieuse jeune femme pendant une dizaine d’étages et se sentait d’humeur à engager la conversation mais ne parvint pas à accrocher son regard. Il fallait qu’il se concentre sur ses objectifs. La décision de New-York pouvait tomber d’un moment à l’autre sans se préoccuper du décalage horaire. Plus que jamais, il devrait se montrer réactif. Même si le Big Boss ne l’avait pas exprimé clairement, lors de la réunion improvisée, à la moindre fausse note, des têtes tomberaient. Il aurait pu se croire à l’abri mais n’oubliait pas le vieil adage selon lequel les cimetières étaient remplis de gens irremplaçables. Il ne fallait donc faire aucune place aux états d’âmes. Comme les bourreaux d’autrefois, il avait appris à ne rien ressentir quand venait le moment .

Il vit passer Régis, l’air pressé, affichant un air fatigué de mauvais augure.

— Des ennuis avec ta dernière conquête?

Son ami le regarda d’un air égaré puis eut brusquement l’air de le reconnaitre.

— Oui… enfin je veux dire … non !

— Toi, tu as failli te faire surprendre par la mari.

— Aucun risque de ce côté. Je viens de recevoir un message. Il y a un sérieux bug dans le dossier Hypernext et comme c’est moi qui l’ai piloté. Tu imagines ? Surtout en ce moment ! Je suis bon pour une « journée tunnel ».

— J’ai l’impression que tu t’affoles pour rien.

— Tu ne comprends pas. J’ai posé trois jours de congé.

— Au moment où le Big Boss veut tout le monde sur le pont ?

— Il est d’accord si je rectifie le tir. Il veut juste que je reste joignable.

— Ça ,va j’ai compris. Il faudra quand même que tu me racontes.

Victor le suivit des yeux en fronçant les sourcils. Même dans les pires circonstances, Régis était toujours disponible pour lui raconter ce qui n’allait pas. Ce n’était que partie remise, le plus sage était de ne pas l’importuner. De toutes façons, pour ses problèmes sentimentaux, il ne pouvait rien pour lui. Il valait mieux se concentrer sur ses problèmes.

Il fut à peine surpris de trouver une convocation de son hiérarchique parmi les mails signalés.

« Je souhaiterais vous voir dans la matinée. Signalez-vous dès votre arrivée »

Ils travaillaient ensemble depuis plusieurs années et jamais Victor n’avait réussi à entrevoir ce qui se cachait derrière son allure toujours aimable et souriante. La plupart des cadres stratégiques, le Big Boss en tête, étaient adeptes de la convivialité et du serrage de mains. Son hiérarchique, lui, cultivait un côté lointain et mystérieux assez déstabilisant pour ceux qui le connaissaient mal. Il ne fréquentait pas les espaces détente et aussi loin qu’il s’en souvienne, Victor ne l’avait jamais entendu tutoyer quelqu’un.

Arriver jusqu’à lui n’était pas chose facile. Il fallait d’abord affronter sa secrétaire, une femme redoutable dont personne ne savait rien. Perpétuelle quadragénaire, son visage lisse encadré de cheveux bruns exprimait rarement ses sentiments.

« Monsieur Victor » était un des rares qui pouvait se permettre avec elle un semblant de familiarité. Dès qu’elle le vit elle appuya immédiatement sur un bouton et lui désigna la porte matelassée derrière laquelle se prenaient beaucoup de décisions.

Elle s’ouvrit aussitôt et le hiérarchique vint à sa rencontre. Victor connaissait bien ce bureau. Tout y était fait pour discuter à voix feutrée de choses importantes que discrètes. Les fauteuils confortables, la table basse en verre épais copie de celle du Big Boss, le bouquet de fleurs respectant les règles du ikebana, les deux tableaux avec leurs maisons blanches écrasées entre la mer et le ciel, tout concourait à une atmosphère conviviale et apaisante.

On comprenait très vite cependant, que toute réponse que : « Oui , monsieur le Directeur » n’était pas de mise. La phrase d’accueil ne variait jamais.

— Heureux de vous voir , mon cher. Puis-je vous offrir un muscat ?

C’était aussi le signe que le visiteur pouvait s’asseoir dans le fauteuil de cuir noir. Pour ceux qui devaient se contenter d’une chaise, c’était en général très mauvais augure. La première fois que Victor y était entré, des années auparavant, il venait de mener à bien un projet de réorganisation qui lui avait valu des éloges mais aussi de solides inimitiés. C’est ici qu’il avait commencé à apprendre les règles du jeu. Ils trinquèrent.

— Ce n’est pas l’heure habituelle de l’apéritif mais étant donné les circonstances. Ne le répétez à personne.

Victor se plaisait à imaginer que son hiérarchique éprouvait envers lui une vague sympathie qui avait déteint sur la secrétaire. Il n’aurait tout de même pas parié sa promotion là-dessus. .

Ils burent en silence. Le Directeur passa une main sur son crâne dégarni. Victor attendit qu’il prenne la parole.

— Vous avez entendu comme moi le Big Boss ? il a été aussi clair qu’on pouvait l’être. Un vieux briscard comme vous comprend ce que cela implique.

— Je soupçonne que le « downsizing » dont parlait le Grand Chef sera plus important que ce qu’il a annoncé ... avec toutes les conséquences sociales qu’on peut imaginer.

Le Directeur reposa son verre avec un sourire satisfait. .

— C’est ce que j’apprécie en vous, outre vos qualités professionnelles. Vous avez toujours en arrière-plan une ironie qui aide à relativiser les problèmes. Je reconnais que c’est agréable et ça me change de tous ces… Vous m’avez compris. Les directives du Siège peuvent tomber d’un moment à l’autre. Dans quarante-huit heures peut-être mais guère plus. Nous ne devons pas être pris au dépourvu. Où en êtes-vous de vos specs ?

— J’ai listé les cibles potentielles en fonction d’une analyse fine des six derniers mois. Á partir de là, j’ai fait une projection haute et une projection basse que nous pourrons affiner dès que nous en saurons davantage. Après tout sera question d’arbitrages.

— Parfait, vous me les checkez immédiatement. Après leur validation, nous serons « operates ». Je savais que je peux compter sur vous.

Victor attendait la suite. Nul ne savait, sauf quand il était trop tard, jusqu’où on pouvait aller trop loin avec ce personnage insaisissable. La règle était pourtant simple et il l’avait comprise assez vite. Le hiérarchique, selon des critères que lui seul connaissait, pouvait le propulser vers de nouveaux sommets où faire de lui un intouchable. Et tout cela avec le même sourire.

— Pardonnez- moi d’être un peu trop direct. Je suppose que vous ne m’avez pas fait venir seulement pour me rappeler ce qui a été dit hier. Vous avez autre chose à me dire, qui ne supporte aucun retard.

— Malgré toutes les précautions, des bruits inquiétants commencent à circuler.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir… Il n’y a rien d’anormal à ça.

— C’est fort simple. Il faut détourner l’attention avec un rideau de fumée derrière lequel nous pourrons gagner du temps jusqu’à la déclaration du Big Boss. Ensuite, nous n’aurons plus besoin de prendre de gants. Tout le monde sait que pour ce genre d’opération, il faut trancher dans le gras, donc envoyer en première ligne nos meilleurs spécialistes, votre ami Régis et vous en l’occurrence. C’est pourquoi nous avons décidé de vous éloigner tous les deux pour quelques jours. Tout le monde pensera que c’était une fausse alerte et même si le répit ne dure pas longtemps, cela laissera aux directives le temps d’arriver. Il vous a peut-être parlé de ses trois jours de congés.

— C’était donc ça… Le petit cachottier m’a parlé d’un dossier à vérifier.

— Ne lui en veuillez pas. Je voulais être le premier à vous l’annoncer.

— Et pour moi qu’avez-vous trouvé ? Un congé aussi ?

— Non, malheureusement. La ficelle serait trop grosse. J’ai pensé à autre chose. Pendant trois jours, vous allez assister à un séminaire consacré aux évolutions des grande entreprises. Je vous accorde que le thème n’a rien de passionnant et ne vous apprendra pas grand-chose. Vous pourrez vous considérer comme en vacances avant de rudes empoignades. Si, en plus, vous arrivez à dénicher des informations intéressantes, tant mieux ! Vous verrez qu’on ne s’est pas moqué de vous. Ça se passe dans un hôtel de luxe équipé pour ce genre d’évènement. Vous allez dîner sous des lustres de cristal avec des serveurs et des majordomes en livrée comme dans un film en cinémascope. . L’entreprise prestataire d’événementiel est renommée dans toute l’Europe. Bien entendu, je vous ferai signe s’il se passe quelque chose. J’ajouterai, comme une cerise sur le gâteau que vous pourrez y faire des rencontres intéressantes car il y aura des participants venus de toute l’Europe mais aussi d’Asie. Or, on nous a laissé entendre que la restructuration en cours vise à s’implanter dans ces pays. Ce sera une opportunité pour vous de développer des contacts. Vous partez demain.

Victor dressa l’oreille. Il avait depuis longtemps appris à reconnaitre les propos réellement intéressants dans un discours. Cette manœuvre à deux bandes était typique du Big Boss. Les récompenses et les promotions seraient à la hauteur de l’enjeu. Il prit le temps de finir son muscat. Le hiérarchique le regardait en hochant la tête.

— Dois-je comprendre que, si cette opération réussit, on m’offrirait des perspectives… ailleurs ?

— Vous comprendrez aussi que je ne puis à ce stade prendre à votre égard d’engagements formels. Il vous suffit de savoir pour le moment que des postes vont se libérer un peu partout y compris à New-York. Cette vaste opération va créer un jeu de chaises musicales dont il faudra profiter.

Le bon sourire s’élargit.

— Et vous avez pensé à moi ?

— Pourquoi pas ? Je peux vous l’avouer, cette idée courait depuis un certain temps. Vous êtes un pilier indispensable de cette maison depuis des années, vous pouvez espérer quelque chose de plus prestigieux. Ne me dites pas que vous n’y avez jamais pensé.

— Bien sûr mais j’hésitais … Ma famille.

— Ce souci vous honore, mais si je puis me permettre, vos enfants sont grands. Bientôt, ils prendront leur indépendance. Cette perspective de changement ne devrait pas déplaire à votre femme. Nous sommes dans ce qu’il est convenu d’appeler une bonne fenêtre de tir. De telles opportunités ne se représentent pas tous les jours.

Le hiérarchique avait lui aussi des enfants. Personne n’en savait davantage et nul ne se serait avisé de poser des questions.

— Ce que vous m’avez dit vaut aussi pour Régis…

— Rassurez-vous, il ne sera pas oublié. Son TimeSheet est parfait. C’est lui aussi un garçon remarquable qui a de la ressource et le retour d’effectivité sur ses objectifs est largement atteint. Je en lui en ai pas encore parlé, et je compte sur votre discrétion.

Le muscat réintégrait son armoire, l’entretien était terminé. Le hiérarchique sortit une épaisse enveloppe d’un tiroir

— Vous y trouverez vos billets d’avion, votre accréditation et une brochure documentaire sur l’hôtel où doit se tenir le séminaire. Il vous fera regretter de ne pas séjourner plus longtemps. Vous décollez demain de Roissy en début d’après-midi. Un autocar viendra vous chercher à l’aéroport, Qui sait ? Vous aurez peut-être envie d’y retourner. C’est en Tchéquie pas loin de la frontière allemande. Vous connaissez ?

— Pas du tout. Nous avions fait le projet d’aller à Prague mais il y a eu un empêchement. Comment s’appelle la ville ?

Le hiérarchique rechaussa ses lunettes.

— Marienbad. Une ancienne ville thermale célèbre pour ses hôtels de luxe. Le nom me dit quelque chose, il me semble qu’on a dû en faire un film ou une chanson. Vous allez découvrir ce qu’est la grande vie. Profitez-en bien.

Il regard Victor d’un air inquiet.

— Que se passe-t-il ? Vous avez l’air contrarié.

— Ce nom évoque pour moi un vieux souvenir . Peu importe. On a toujours tort de se retourner sur son passé.

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