Le grand départ

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Il revint à son bureau, perdu dans ses réflexions et laissa tomber la grosse enveloppe sur son bureau avant de s’asseoir pour affronter la marée des souvenirs. Marienbad… Deauville… Le visage d’Anne sous la pluie fine… Le bistrot des adieux… Le vieux marin … Une silhouette qui s’efface derrière une vitre embuée… le livre abandonné qui semblait l’attendre.

Il eut brusquement la désagréable impression de ne plus rien maitriser. Pour se ressaisir, il ralluma son ordinateur et tapa « Marienbad » dans le moteur de recherches. Ce fut d’abord la chanson de Barbara qui apparut.

«Sur le grand bassin du château de l'idole

Un grand cygne noir portant rubis au col

Dessinait sur l'eau de folles arabesques

Les gargouilles pleuraient de leurs

Un Apollon solaire de porphyre et d'ébène

Attendait Pygmalion, assis au pied d'un chêne

Je me souviens de vous et de vos yeux de jade

« Là-bas à Marienbad, là-bas à Marienbad.

Il ferma les yeux pour mieux se laisser bercer par les paroles envoûtantes. Il connaissait la chanteuse dont sa fille était fan à une certaine époque mais les images que faisaient naitre cette mystérieuse supplique ne réveillaient aucun souvenir. Anne avait les yeux noirs et il n’y avait ni cygnes ni gargouilles. Et pourtant ! Il fit défiler quelques images du film et s’imagina avec elle dans le parc aux ombres mystérieuses. Il fut fasciné comme autrefois par la beauté intemporelle de l’héroïne.

Une photo de la gare de Deauville au cours d’une belle journée ensoleillée ne lui parla pas davantage. Ce n’était plus qu’un bâtiment sans âme où la nostalgie ne trouvait aucun refuge. La fiche Wikipédia du film ressemblait à l’article qu’il avait lu alors qu’un train l’emportait dans la nuit froide. Aucune séquence n’avait été tournée dans cette ville et il en était peu question dans le film. Les souvenirs empruntaient de bien étranges chemins.

Au fond de quel tiroir avait-il oublié le livre ? Et Anne ? Combien de fois s’était-il demandé ce qu’elle devenue ? Son visage jaillissait du passé, intact. Á quoi ressemblait-elle aujourd’hui ? Passait-elle toujours la main dans ses cheveux ? Peu après avoir signé son contrat avec l’Entreprise, il avait cherché à la retrouver mais c’était comme si elle s’était volatilisée. Il s’était rappelé de ses mots définitifs et avait fini par renoncer et suivi la route qui le menait loin d’elle. Et s’il avait fait un autre choix ? Si tout avait été différent ? Il s’imagina dans le film, errant dans les interminables couloirs. Que se passerait-il si elle refusait de le reconnaitre ? Que lui dirait-il pour la convaincre ? Il haussa les épaules. Rien ne prouve que cette autre vie aurait été meilleure. Il fallait regarder devant, toujours.

Quelqu’un passa devant sa porte. Il sourit en pensant qu’on le pensait plongé dans ses tableaux de statistiques.

« Marienbad, ville de Tchéquie » arrivait en troisième position.

« Mariánské Lázně (en tchèque) est une ville et une station thermale du district de Cheb, dans la région de Karlovy Vary, en Tchéquie. Sa population s'élevait à 12 752 habitants en 2021.

… Les sources de Marienbad sont mentionnées pour la première fois en 1528 dans une lettre du roi Ferdinand mais ne sont exploitées que depuis 1808. ( … ) La Première Guerre mondiale met fin à cette période faste (…) Sous le régime communiste, les spas sont ensuite nationalisés et réservés aux « travailleurs méritants » et aux hiérarques du régime. Ils sont reprivatisées dans les années 1997. (…) L'Année dernière à Marienbad, dont aucune scène n'a été tournée à Mariánské Lázně, est un film en noir et blanc multinational réalisé par Alain Resnais, sorti en 1961, qui remporte le lion d'or de la Mostra de Venise la même année. »

Il ouvrit l’enveloppe et regarda les photos de son hôtel. Le hiérarchique ne s’était pas moqué de lui. C’était vraiment l’endroit idéal pour se reposer tout en ayant l’air de travailler.

Et la prochaine étape de son avenir, depuis une heure, passait par Marienbad.

Il ouvrit sa messagerie et trouva sans surprise la version E-mail de l’enveloppe. On pouvait faire confiance à la secrétaire pour transmettre et répercuter sans oublier une virgule. Décidément, on était pressé qu’il s’éloigne.

Il prit tout de même le temps de finaliser les derniers prospects et de les envoyer et mit un point d’honneur à répondre à quelques mails sans importance. Était-ce un bon calcul ? Même absent, sa réputation de vautour planant au-dessus du champ de bataille continuerait de flotter. Il dérogea à ses habitudes et fit escale à la machine à café. Le cappuccino était excellent. L’Entreprise ne négligeait aucun détail pour le bien-être de ses employés. Quelques assoiffés s’abstinrent d’y venir en même temps que lui, ce qui était dans la logique des choses. En faisant le bilan de sa journée il s’aperçut qu’il n’était pas si mauvais. Un petit séjour pas fatigant, des promesses qu’il ne tenait qu’à lui de concrétiser, une soirée qui promettait d’être aussi conviviale que la précédente.

C’est seulement dans l’ascenseur qu’il se demanda comment réagirait sa femme en apprenant son absence imprévue et une possible mutation à l’étranger. Il réalisa brusquement qu’il ne connaissait rien de ses aspirations dans certains domaines. Ce n’était pas sa première absence inopiné et en général elle ne faisait aucun commentaire. Il se félicita une fois de plus d’avoir une femme qui ne se fâchait jamais.

Avant de démarrer, il repensa au film et à la chanson de Barbara. Il crut ressentir le froid de ce soir lointain qui l’avait emmené loin de celle qui fut son premier amour. Il revoyait ses mains tandis qu’elle buvait sa tasse dans le petit café. Si le vieux marin n’était pas mort, peut-être était-il toujours à la même table à contempler le monde avec son petit sourire.

Au diable les souvenirs ! Le salut respectueux du gardien de parking le confirma dans son idée qu’il avait fait le bon choix.

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