soir de solitude
Il fallait donner une bonne première impression lors du dîner. Il choisit donc un costume qui lui permettait de mettre en évidence le logo de l’Entreprise. La nostalgie était une chose mais il devait maintenant revenir aux réalités et optimiser son teamplayer. Se frotter à l’international, même à un niveau plus que médiocre, était le meilleur moyen pour faire face à toute éventualité. Le hiérarchique avait été focus sur ce point et lorsqu’il suivait son idée, il jouissait d’une réputation justifiée de pitbull.
L’hôtel était vaste mais il était difficile de s’y perdre. Il n’eut aucune peine à trouver le bar où il dégusta un cocktails multicolore avec des airs d’habitué. Il sacrifia aux règles de convivialité en portant un toast muet à ceux qui avaient eu la même idée que lui. Beaucoup gravitaient autour des quelques femmes présentes. L’une d’elle monopolisait l’attention en se donnant des airs de vamp américaine. Il se garda bien d’entrer dans ce jeu convenu. Il n’était pas là pour ça. L’organisateur aux dents blanches avait revêtu un élégant smoking et montait la garde à la porte du restaurant, une liste à la main.
— Votre attention s’il vous plait ! Veuillez-vous annoncer en rentrant. Nous vous attribuerons vos places à chaque repas de façon à ce que vous soyez avec un maximum de personnes différentes. Ceci a pour but de favoriser les rencontres et le brassage des compétences. Je vous souhaite un bon appétit !
Les dîneurs étaient répartis par tables de quatre. Le mauvais pressentiment de Victor se vérifia. Il se retrouva avec l’homme nerveux qui ne manqua pas de l’accueillir comme une vieille connaissance. Comme il fallait s’y attendre, il se présenta comme un chargé de mission et Victor comprit qu’on avait voulu s’en débarrasser pendant quelques jours. Il était sincèrement persuadé que son rapport sur le séminaire allait changer la vie de sa société. Un simple échange de regards avec les autres participants lui prouva qu’ils pensaient la même chose. Le côté positif de ce repas était qu’il en était débarrassé pour les repas suivants.
Un petit japonais à l’accent chantant et un barbu taciturne issu d’une république ex-soviétique complétaient la tablée. Le repas était digne d’un grand traiteur et les niveaux respectifs d’anglais permettaient une excellente compréhension.
Victor fut le premier à se présenter avec le sourire de circonstance et se tira honorablement de l’épreuve.
Malgré ses appréhensions, le repas se déroula mieux que prévu. Le petit japonais semblait disposer d’une réserve inépuisable de cartes vantant les mérites de sa société en de multiples langues. Le barbu de l’Est se montra plus réservé mais auditeur attentif dont les rares questions montraient qu’il écoutait attentivement tout ce qui se disait.
L’homme nerveux le regardait d’un air inquiet et méfiant. Manifestement, il le prenait pour un espion du KGB.
Victor avait toujours en réserve quelques anecdotes sur les difficultés de la communication en entreprise qui détendirent l’atmosphère. Le japonais représentait une firme basée à Kyushu et qui visait une implantation en Europe. Victor avait déjà rencontré des gens comme lui et n’était pas dupe. Il n’était absolument pas un décideur. Il n’était là que pour accumuler un maximum de notes et d’informations avant de rendre compte à sa direction qui aviserait de façon collégiale. Le barbu parfaitement polyglotte se révéla le plus intéressant. Il dirigeait une petite firme en Bulgarie, filiale d’un groupe russe. Après avoir évoqué l’étroitesse de son marché intérieur et les flux de capitaux dans l’espace européen, il laissa clairement entendre qu’il était venu pour se détendre aux frais de sa boite.
Au dessert, chacun savait des autres tout ce qu’il était utile de savoir. Tout le monde se sépara dans les meilleurs termes après un café et un bon digestif et il se hâta de regagner sa chambre au moment où un des costumes sombres annonçait d’un ton enthousiaste une soirée karaoké. Le nerveux ne manqua pas de faire savoir qu’il allait rédiger un pré-rapport attendu avec impatience.
Le vaste hôtel semblait brusquement sorti de sa léthargie et se peuplait de participants en grande conversation téléphonique, d’autres se dirigeaient en groupes informels vers le grand salon pour refaire le monde.
Il préféra suivre ceux qui allaient prendre le frais sur la terrasse. Le parc en ce début de soirée, enveloppé par un silence surnaturel, semblait sorti d’un film fantastique en noir et blanc. La lumière froide des lampadaires dessinait des constellations inconnues. Les statues alignées à perte de vue entremêlaient leurs ombres. Certaines tournaient vers l’hôtel leurs regard vides.
En revenant vers sa chambre, une idée lui traversa l’esprit. Et si toute sa vie, à l’image de ces somptueux couloirs qui se dédoublaient à l’infini, n’était qu’un jeu de miroirs ? Il referma sa porte, mal à l’aise et s’approcha de la fenêtre. Qui avait vraiment eu l’idée de l’envoyer ici, dans ce coin perdu d’Europe centrale, alors que des décisions capitales pour son avenir étaient prises ailleurs ? On avait aussi éloigné Régis , sans doute pour les mêmes raisons. Il essaya en vain de l’appeler et se heurta à un silence de mauvais augure. Jamais quelques jours de vacances avec ou sans compagnie ne l’avaient empêché de décrocher. Bien sûr, on ne lui avait pas menti sur le niveau du séminaire mais, à moins qu’il ne soit très mal tombé dès le premier soir, ses compagnons de table ne lui seraient guère utiles dans une future carrière internationale.
Il s’allongea sur son lit, et chercha le nom de ses compagnons de table dans Internet, ce qui confirma ses premières impressions. Il se souvint in extrémis que sa femme était de sortie avec ses copines et que dans ces cas-là, elle avait une fâcheuse tendance à débrancher son portable. Quant aux enfants, pris par leurs occupations, mieux valait ne pas perturber leur soirée. Ils se fichaient de ses états d’âme et de Marienbad. Quand il leur en avait parlé le soir précédent, aucun n’avait eu l’idée de chercher où c’était. Quelques cigarettes plus tard, le bon sens finit par l’emporter. Il était tout simplement en train de se faire piéger par l’ambiance des lieux.
Après tout , il n’était pas si mal ici. Les moments de détente absolue avaient été si rares dans sa vie. Il eut la tentation de retourner au bar mais y renonça. Il n’avait aucune envie de se faire de nouvelles relations et frémit à l’idée qu’il pourrait y trouver l’agité en quête d’une oreille complaisante. Parmi les femmes qu’il avait repéré, il se demanda combien passeraient la nuit seules.
Il se servit un alcool léger et décida de redevenir enfin lui-même, celui qu’il avait un instant cessé d’être. C’était toute la différence entre les gens comme lui et les intouchables. Il repensa à celui dont il avait croisé le regard. Lui aussi avait dû se poser des questions, mais ce n’étaient pas les bonnes. Victor écrasa nerveusement sa cigarette. Lui, savait réagir aux imprévus. Puisqu’on lui offrait quelques jours de répit, il allait en profiter et tout de suite. Il trouva sans peine « L’année dernière à Marienbad » dans sa version intégrale, envoya valser ses chaussures et se cala contre les coussins.
Au moment où défilait le générique de fin, il ne savait plus quoi penser des sentiments qui se bousculaient dans sa tête. Ils n’avaient rien de commun avec ce qu’il avait ressenti autrefois et dont il n’avait gardé qu’un vague souvenir. Dès le début il avait été frappé par une vague ressemblance entre l’hôtel et le lieu mystérieux où se déroulait l’action. Le travelling de la première séquence l’avait emporté dans les longs couloirs aux lustres , moulure et portes fermées ressemblant étrangement à qu’il avait trouvé en arrivant.
Il avait été fasciné par cette voix inconnue à l’accent indéfinissable qui parfois s’affaiblissait au point de devenir inaudible.
« Les larmes de pierre sur lesquelles je m’avançais, le long de ce couloir à travers ces salons, ces galeries dans cette construction d’un autre siècle et cet hôtel immense luxueux baroque …. Des tapis si lourds, si épais qu’aucun bruit ne parvient à sa propre oreille… des galeries, de couloirs transversaux qui débouchent à leur tour sur des salons déserts… Des dalles de pierre sur lesquelles je m’avançais comme à votre rencontre…. De vous attendre très loin de ce décor où je me trouve maintenant, devant vous en train d’attendre encore celui qui ne viendra plus désormais, qui ne risque plus de venir, de nous séparer de nouveau, de vous arracher à moi…
Une seule chose dans ce film aux multiples tiroirs lui avait causé un véritable malaise, la ressemblance entre Anne et la mystérieuse jeune femme. C’était le même regard, proche et lointain, porteur d’une énigme dont on ne donnait pas la clé. L’inquiétant visage de l’homme aux allumettes, qui jouait toujours et ne perdait jamais lui rappela celui de l’intouchable.
« — Je connais un jeu auquel je gagne toujours
— Si vous gagnez toujours ce n’est pas un jeu.
— Je peux perdre mais je gagne toujours »
Les longues scènes de promenades côte à côte auraient pu elles aussi se passer dans les jardins de l’hôtel.
« Nous parlions de la couleur du ciel ou bien nous ne parlions pas du tout. Vous demeuriez toujours à une certaine distance, comme sur le seuil ou à l’entrée d’un lieu trop sombre ou inconnu … »
C’était donc ça… Anne depuis le début avait peur de ce que deviendrait leur relation.
« Toujours des murs, toujours des portes, toujours des couloirs. Vous ne savez pas ce qu’il m’a fallu traverser pour arriver jusqu’à vous. »
Et Victor lui aussi avait traversé, traversé, sans jamais la retrouver. Son esprit logique et rationnel se rebellait contre cet univers où on pouvait si facilement perdre ses repères, où le passé, le présent et le futur, le commencement à la fin se mêlaient sans cesse, où il manquait toujours quelque chose pour donner leur sens aux dialogues. Dans ce monde étrange, le train qui emportait Anne serait-il jamais parti de Deauville ?
Profondément troublé, il se leva et revint à la fenêtre. La nuit était complètement tombée et les jardins immobiles s’écrivaient en noir et blanc sous une lune immense. Il guetta le silence surnaturel et se demanda s’il n’avait pas basculé dans une autre dimension. Le film lui en rappelait un autre qu’il avait vu autrefois. Il y était question de miroirs qu’il suffisait de traverser pour basculer dans un autre monde. Dans cette histoire d’amour impossible, la mort était une très belle femme à la fois amoureuse et implacable. Il trouva les références dans Internet mais n’eut pas envie de le revoir. Le bar était bien fourni et il s’autorisa un autre verre d’alcool. Il résista à l’envie d’aller jeter un coup d’œil dans le couloir puis s’endormit pour un sommeil sans rêve, veillé par le regard blanc des statues. l
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