Les retrouvailles

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Le lendemain, le soleil qui régnait sans partage relégua dans sa mémoire les interrogations de la nuit.

Il regarda le parc qui avait perdu tous ses mystères. C’était un temps idéal pour la promenade mais personne n’était là pour se distraire. Il se hâta avec les autres vers le restaurant où il fit honneur à un copieux brunch à l’anglo-saxonne servi par un personnel qui semblait aussi pressés qu’eux d’en finir avec cette formalité. Le petit japonais semblait apprécier la cuisine occidentale. Au moment où finissait son café, un car amenait les retardataires. Comme il s’y attendait, l’homme nerveux était déjà installé au premier rang, consultant ses mails en affichant un air préoccupé. L’amphithéâtre se remplissait. Les choses sérieuses allaient commencer, si on pouvait employer ce mot pour une aussi luxueuse mascarade. Il s’assit dans un fauteuil au confort irréprochable et relut le sujet de la première intervention. Comment pourrait-il conserver un air sérieux pendant trois jours ? Heureusement, Victor avait derrière lui vingt ans de réunions stratégiques et de conférences. Il avait appris à avoir toujours l’air attentif.

Le dossier rouge qu’il utilisait toujours pour les réunions ennuyeuses était prêt à remplir son office. Pourquoi avait-il choisi cette couleur ? La recherche d’une réponse pourrait peut-être lui occuper l’esprit.

— …. Et c’est sur cette note positive que je vous libère. J’espère ne pas vous avoir trop ennuyé.

Il joignit ses applaudissements à ceux de autres, soulagé et surpris de ne pas s’être trop ennuyé. La jeune intervenante, fluette et d’apparence modeste, s’était révélée une redoutable débatteuse, possédant à fond son sujet. Il lui avait posé une ou deux questions piège qui lui avaient valu un regard pointu et des réponses précises. Un mail de son hiérarchique le rassura en partie. New-York ne s’était pas encore manifesté mais tout le monde était sur le qui-vive. Avec un peu de chance, les directives tomberaient avant la fin du séminaire.

Victor comprit à demi-mots qu’il avait de fortes chances, si on pouvait appeler ça de la chance, de jouer un rôle important lors de la tempête qui se préparait. Il ne lui restait donc qu’à prendre un moment de détente bien mérité, à profiter du parc et du labyrinthe, sans oublier de garnir, si peu que ce soit, son carnet d’adresse. Finalement, tout n’allait pas si mal. Il avait connu des séminaires plus ennuyeux assortis de chambres louées dans des hôtels de seconde zone en bordure d’autoroutes.

Une pause de dix minutes était prévue. Pourquoi ne pas fêter ce répit inattendu par un passage au bar ? Il vérifia que l’homme nerveux n’avait pas eu la même idée et se leva. Le groupe des retardataires s’était installé au fond près de l’entrée.

Il se figea en reconnaissant Anne, encadrée par deux hommes immobiles. Elle s’approcha de lui avec ce mouvement fluide des hanches qu’il avait tant aimé autrefois.

Elle avait à peine changé, les cheveux bruns étaient un peu plus courts mais les yeux noirs encadrés de quelques rides avaient gardé leur pouvoir de fascination. Son regard avait changé. Il était devenu plus dur, plus sévère. Victor se sentit mal à l’aise devant sa fixité ambigüe. Il reconnut pourtant le petit sourire moqueur d’autrefois et ce fut comme si une porte s’ouvrait sur le passé. Était-il possible qu’elle ne le reconnaisse pas ?

La machine à émotions tardait à se mettre en route et pendant quelques interminables secondes il se sentit simplement ridicule.

— Bonjour Victor. Dans ce genre de situation , on dit : « Toi ici quelle surprise ! » et on ajoute « Tu n’as pas changé, tu es toujours aussi belle » Rassure-moi, c’est bien ce que tu penses ?

Il se laissait envouter par le son de sa voix aussi grave qu’autrefois.

— Eh bien, Anne, vous ne nous présentez pas ce monsieur peu bavard ? Nous sommes peut-être de trop ?

Celui qui venait de parler était un grand brun qu’on aurait cru sorti d’un film américain de années cinquante et qui le dépassait d’une bonne tête. Victor ressentit immédiatement à son encontre une violente antipathie. L’autre, plus en retrait et au physique assez ordinaire, affichait le sourire discret de ceux qui comprennent tout, très vite.

— Pardonne-moi. Il y a longtemps que je n’avais pas été surpris à ce point. Depuis vingt-cinq ans, en fait !

— Je te comprends. Si ma mémoire est bonne, c’était l’époque de tous les possibles. Celle où tu as hésité, pas très longtemps il est vrai entre moi et ta carrière. Toi non plus, tu n’as pas changé

Elle se tourna vers les deux autres avec une autorité qui se passait de commentaires.

— Permettez-moi de vous présenter Victor, que j’ai connu et aimé autrefois. Je lui avais prédit une belle carrière, sa présence ici prouve que je ne m’étais pas trompée. Tu es maintenant Directeur Délégué si j’en crois la liste des participants.

Elle leur fit signe de se rasseoir.

— Attendez-moi. Si je tarde un peu, gardez ma place !

Ils firent quelque pas sur la terrasse et elle s’accouda à la balustrade de pierre, le regard perdu dans la contemplation des longues allées désertes.

— Si nous profitions de ces quelques instants, Victor ? Après si longtemps, nous devrions avoir beaucoup de choses à nous dire.

— Je ne sais pas. Dès l’instant où je t’ai vue, j’ai eu l’impression de me trouver dans un de ces films où le temps tourne en boucle.

Les yeux sombres retrouvèrent un instant les lumières d’autrefois.

— Je vois que tu es toujours cinéphile. Je me souviens encore du soir où tu m’as emmené voir le « Deuxième souffle ». Tu étais si fier de me débiter la filmographie de Jean Seberg. De quel film parles-tu ?

— « L’année dernière à Marienbad ». Un certain soir devant une gare, j’ai trouvé un bouquin qui en parlait. On m’y envoie et je te retrouve. Surprenante coïncidence tu ne trouves pas ?

— C’est curieux en effet mais puisque tu parles de coïncidence, je suis moi aussi étonnée de te voir. Quand j’ai lu ton nom, j’ai cru à un homonyme. Qu’est-ce qu’un brillant sujet comme toi vient faire dans ce séminaire de merde ?

Ils étaient seuls sur la terrasse baignée de soleil.

— Ce serait un peu long à te raconter mais disons que je suis ici en service commandé. Sur les conseils de ma hiérarchie, j’opère un retrait stratégique de quelques jours avant de foncer à nouveau dans le dur. Je pourrais te retourner le compliment, toi qui rêvais d’ouvrir une auberge à la campagne ou de faire des fouilles archéologiques. Je n’ai pas vu ton nom sur la liste.

— C’est facile à expliquer. Il n’y est pas. La collègue qui devait venir a eu un petit accident et je me suis dévouée pour la remplacer au dernier moment. C’est la photo de l’hôtel qui m’a séduit. Tout à fait entre nous, j’ai saisi l’occasion de me reposer un peu aux frais de la boite. Je n’ai pas pris de vraies vacances depuis deux ans.

— Tu m’excuseras auprès de tes chevaliers servants, j’espère qu’ils ne m’en veulent pas trop.

— Tu es toujours aussi habile pour essayer de savoir les choses sans en avoir l’air et dissimuler tes sentiments, y compris la jalousie. Ces deux crétins sont mes subordonnés et ils vont se charger d’écouter et de prendre des notes. Si j’ai bien compris, , nous sommes tous les deux ici pour nous reposer en service commandé. Comme tu vois, j’ai fait mon chemin même si je m’intéresse toujours au fouilles archéologiques. Nous nous sommes connus sur le chantier d’une villa romaine, tu te souviens ?

— J’ai souvent cherché ton nom sur Internet et ailleurs mais c’était comme si un mauvais sort s’acharnait.

Elle sourit sans joie tandis que les participants regagnaient leur sièges.

— Il a bon dos, le mauvais sort ! J’ai utilisé mon second prénom et ensuite mon nom d’alliance. Oui mon cher, j’ai été non seulement une épouse modèle mais une mère de famille exemplaire. Ma fille à vingt ans maintenant. J’ai changé de vie et de métier un peu par hasard. Au début, c’était juste pour la paie et puis je me suis prise au jeu du pouvoir et de l’ambition. Je suis maintenant directrice adjointe au terme d’un parcours sans faille.

Moi, par contre, je n’ai pas eu trop de mal à suivre ta carrière. Consultant senior au bout de cinq ans, manager en moins de dix et maintenant Directeur Délégué.

Elle le regarda avec cet air ironique qu’elle savait si bien prendre autrefois pour l’agacer. .

— Quand je pense qu’un jour, face à la mer, nous avons rêvé de partir, de faire le tour du monde… on s’en imagine des trucs quand on est jeune.

— Tu as raison, c’est moi qui suis idiot. Il n’est pas simple d’enjamber vingt-cinq ans de séparation surtout quand on ne dispose que de quelques minutes. On va prendre un verre tout à l’heure ?

— Volontiers, mais pour fêter quoi ?

— Un minuscule et inattendu instant présent. Le passé et l’avenir ne seraient pas de circonstance.

— Puisque tu évoques le passé et que tu as toujours des références filmiques, je dois t’avouer que tes séances de ciné-club m’ennuyaient souvent…. Mais je t’aimais.

— C’est pourtant vrai que tu as changé. Tu es devenue plus dure.

— C’est le métier qui veut ça, tu le sais bien. J’ai été à bonne école avec toi. Dans le monde où nous vivons maintenant, je prends ça pour un compliment. Je vais t’en faire un à mon tour. Ton exemple m’as appris beaucoup de choses. Tu es entré par la petite porte dans une des plus grandes sociétés internationales et tu as vite gravi les échelons en prenant quand même le temps de te marier et de faire deux beaux enfants… Elle est très jolie, ta femme. Je n’en attendais pas moins de toi, tu as toujours eu très bon gout. J’espère au moins que tu es conscient de la chance que tu as.

— Comment sais-tu tout cela ?

Elle rit avec discrétion.

— Rassure-toi, je ne t’ai pas espionné mais les journaux d’entreprise n’ont jamais été « confidentiel défense » et la tienne n’est pas avare quand il s’agit de faie sa pub.

Pour la première fois, ils échangèrent un vrai sourire. Elle lui prit le bras comme autrefois. On aurait pu croire que le temps revenait en arrière.

— J’ai encore des choses intéressantes à te raconter, si tu ne joues pas les surbookés comme la plupart des participants mais il serait dommage de rater la prochaine intervention qui s’annonce passionnante.

— Que dirais-tu d’une promenade dans le parc. Tu verras, le labyrinthe est impressionnant.

Elle fit semblant de réfléchir tandis qu’ils revenaient vers la salle de conférence.

— « So romantic ». Ce sera une occasion de se dégourdir les jambes avant le dîner. Au moins, on ne risquera pas de se croire sur la plage de Deauville. Si tu espères m’égarer, je te rappelle que j’ai le sens de l’orientation.

Après avoir rejoint sa place, Victor ouvrit son dossier rouge avec l’air renfrogné d’un élève studieux que rien ne peut distraire. L’homme nerveux, pas plus que le petit japonais, n’avaient quitté leur siège. Tous deux étaient des fanatiques de la prise de note mais pas pour le mêmes raisons. Victor reprit son rôle d‘auditeur attentif et laissa ses pensées bouillonner en arrière-plan.

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