Prise de conscience

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La secrétaire avait l’air navrée et il crut à sa sincérité. Á travers les larges baies vitrées, on apercevait au loin des grues qui s’acharnaient sur un immeuble en démolition. S’il avait voulu lui envoyer un signe, le destin n’aurait pas fait mieux. Un auteur dont il avait oublié le nom avait écrit « Le grand théâtre du monde ». Il prenait conscience, à ses dépens, du grand théâtre de l’Entreprise auquel il avait si longtemps participé. Rien dans le décor n’avait changé : Les portes de verre fumé, les figurants qui entraient et sortaient, échangeaient des répliques qu’il connaissait par cœur, les portes des bureaux fermées où entrouvertes selon code subtil.

Pourtant, on ne jouait plus la même pièce. Il repensa à l’homme énervé de Marienbad. En ce moment, il devait errer dans d’autres couloirs d’un air affairé. Pourquoi avait-il gardé sa carte ? Un autre signe ? Anne avait raison. Il n’y avait pas de hasard.

Il s’arrêta devant la porte fermée de Régis. Quel était son rôle dans toute cette histoire ? Qu’avait-il manigancé avec le hiérarchique pendant le séjour à New-York ? Une explication franche s’imposait. Les yeux dans les yeux, il n’oserait pas lui mentir.

Il jeta un coup d’œil dans le bureau vide, propre et rangé avec un petit air d’abandon. Il l’appela et une fois de plus tomba sur la messagerie. Sa femme et ses enfants aussi étaient injoignables mais ils l’étaient toujours à cette heure. Pourquoi avait-il brusquement besoin d’eux ? Il lui fallait surmonter ce moment de faiblesse. Il croisa deux commerciaux qui interrompirent en le voyant une discussion animée. Vingt-quatre années qui aboutissaient à une mise au placard à peine déguisée. Á peine plus que l’âge de son fils. Puisqu’on lui accordait son après-midi, il allait en profiter mais avant, il allait montrer à tous que Victor ne leur ferait jamais le plaisir de se promener avec une mine de chien battu. Il ne fuirait pas les regards, n’irait pas cacher son désespoir dans des bars voisins.

Il s’enferma dans son bureau avec la certitude que personne ne viendrait le déranger. Sur l’écran de son ordinateur les images de Marienbad et de l’hôtel défilaient comme des photos de vacances. L’image d’Anne vint à son secours pour chasser celle de l’homme rond et souriant qui venait de l’envoyer au placard avec un sourire navré et des paroles d’amitié.

Il ne lui en voulait pas vraiment. Á sa place, il aurait fait la même chose.

Il chercha des images de Bruges. Le hiérarchique avait raison, c’était une ville charmante. Pourquoi n’y emmènerait-il pas sa femme ? la dernière fois qu’ils avaient prévu un voyage ensemble, c’était pour visiter Prague mais une réunion aussi inattendue que stratégique l’avait empêché. Elle n’avait fait aucun commentaire désagréable.

Il fut parmi les premiers à l’ouverture du restaurant. Puisque l’état-major était au ministère, il s’installerait seul dans le coin réservé et en éprouvait une vraie satisfaction. Il profiterait pleinement de son repas et son esprit en ébullition pourrait penser sans être dérangé. Il prit tout son temps pour choisir son plat préféré, une demi-bouteille de vin millésimé et un dessert copieux dont il était souvent privé. Le Big Boss n’en prenait jamais et il était mal vu de s’attarder à table quand il s’en allait. S’il en jugeait par les regards dans la file d’attente, la machine à rumeurs était en route. Il commença à manger sans se presser, tout à ses pensées. Dans le coin des intouchables, celui qu’il connaissait était installé seul devant une copieuse omelette-salade avec une demi-bouteille de vin rouge. Une phrase attrapée au hasard de conférences lui revint en mémoire.

« Quand vous n’avez plus rien, vous n’avez plus rien à perdre ».

C’était peut-être l’explication.

Leurs regards se croisèrent. Victor réalisa brusquement que tous les deux se comportaient de la même façon et que l’autre le regardait avec un air supérieur. Il aurait préféré sentir chez lui du mépris et de la rancune. Il mit fin à leur échange muet pour se consacrer à son dessert. Anne rôdait toujours dans ses pensées, Qui aurait dit un jour qu’elle serait sa mauvaise conscience ? .

Victor referma la porte de son bureau et fit le point de ses pensées. Il n’avait pas tout perdu, loin de là. Il lui restait sa famille et des perspectives d’avenir qu’il se forgerait lui-même. Avec ces points d’ancrage, il pourrait laisser passer la tempête et dissiper le souvenir d’un amour ancien. Ensuite , tout repartirait.

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