Trois destins 2 : Gibraltar
Pourquoi ne suis-je pas étonné, se dit Max quand il vit débarquer les trois garçons.
D'habitude, il aurait reproché à Matéo son insouciance et les risques inutiles qu'il prenait en rompant son anonymat. Il savait l'inutilté de cette réaction. Son protégé avait bien grandi et prenait ses propres décisions à présent. Cette maturité récemment acquise l'amenait malgré lui à ne plus s'inquiéter outre mesure des absences du jeune homme. De ce fait, ses angoisses disparurent comme par miracle lors des virées de son poulain. Il ne s'en portait que mieux.
Par ailleurs, tous les deux avaient partagé des dangers communs comme l'emprisonnement. Il était rassuré sur les capacités de Matéo à surmonter les difficultés qu'il trouverait sur son chemin. Le garçon avait gardé son calme lors de leur arrestation suite à la trahison de Montparnasse. Pendant leur détention, Il avait montré son aptitude à utiliser Esprit, ce qui a facilité leur évasion.
Max avait observé le sang-froid remarquable avec lequel Matéo avait combattu les serpents à plumes. Il l'avait vu affronter les dangers et surmonter sa peur avec un certain panache. Enfin, son intervention avait empêché le Messager d'envoyer les dangereux Quetzalcoalts en nombre. Il se demandait où il avait appris à combattre quand il le voyait affronter Slau. Il se doutait que Gibraltar n'était pas étranger à ce changement.
Matéo avait pris de l'assurance ! Il menait sa vie comme il entendait, ce qui ne le dispensait pas de lui témoigner du respect. Sa mission se termine. Il s'était acquitté du travail qu'un être de lumière lui avait confié dix-sept ans auparavant. Il pouvait à présent lui remettre un jeune homme responsable, aimable, capable d'empathie et d'abnégation dans un monde où chacun s'occupait d'abord de sa petite personne parce que les conditions de vie étaient éprouvantes. Il pouvait, sans rougir, le présenter au messager, préparé au destin magnifique qu'il était appelé à accomplir.
Matéo ne fournit aucune explication, confiant que son oncle comprendrait. Max accueillit avec beaucoup de chaleur Baby. Il s'émut quand il apprit sa cécité, sa vente à un pédophile et la manière très astucieuse trouvée des garçons pour le délivrer. Il se présenta avec beaucoup de délicatesse et rassura l'enfant par de douces paroles. Il était fier des deux jeunes hommes. Les risques de lourdes sanctions étaient réels pour avoir soustrait Baby à son propriétaire légitime et à ses appétits contre nature.
Gibraltar voulait retourner à son banga, mais Matéo lui demanda de rester pour la nuit. Au cours du repas, chacun d'eux se préoccupait davantage du bien-être de Baby que de leur assiette. Quand ils eurent terminé, Gibraltar se chargea de faire le tour du propriétaire au petit aveugle. Il lui prenait la main, comptait les pas, nommait les meubles, fixait des repères. Il le félicitait quand il parvenait sans son aide à retrouver une porte ou un emplacement. Tout cela, sous l'œil vigilant de Matéo.
Avec ces deux-là, il est en de bonnes mains ! pensa Max, un sourire ému aux lèvres. Pour cette nuit, Baby dormirait dans le lit de Matéo et les deux garçons sur un matelas par terre. Il prendrait d'autres dispositions pour loger tout le monde plus tard.
Le lendemain, Gibraltar partit seul à Hauptbahnhof. Il voulait récupérer quelques affaires. Il promit de revenir avant la nuit afin de ne pas laisser à Matéo toute la charge d'aider Baby jusqu'à ce qu'il s'habitue à sa nouvelle demeure et devienne autonome dans ces déplacements. Sa satisfaction et sa fierté d'avoir sorti Baby des griffes de ce type dégoûtant le rendaient heureux. Tout en restant attentif aux cahots du chemin, il pensait à ce courageux petit bonhomme qui en avait vu des vertes et des pas mûres en dépit de son âge.
Il lui rappelait un autre garçon que Lanista avait pris dans ses filets. Il l'avait séquestré, battu, fouetté et abusé de lui des jours durant, puis, lassé, il le jeta à la rue après lui avoir infligé des blessures qui l'ont enfermé dans un état de stupeur végétatif. Gibraltar, encore adolescent à l'époque, le retrouva dans un tunnel, recroquevillé, couvert de saletés et amaigri. Il le recueillit et construisit un banga pour l'installer confortablement et dont le plafond bas le rassurait. La petite victime de Lanista refusait de dormir dans un lit. Il l'installait dans des draps propres, mais le retrouvait le lendemain sous sa couche. Il lui construisit alors une espèce de cabane qu'il a garnie d'un matelas dont on n'accédait qu'en rampant. Il prit soin de lui quelques mois jusqu'à sa disparition. Un mineur isolé le retrouva un peu plus tard, pendu à une bouche d'aération.
Gibraltar ne voulait pas que Baby finisse comme ce garçon. Tout préoccupé de venger ses parents, il avait refoulé Lanista dans un coin de son esprit. La veille, il l'avait exécuté sans état d'âme. Il avait délivré la terre d'une puanteur sans nom qui ne pourrait plus faire d'autres victimes. Pour la première fois de sa vie, un sentiment de quiétude et de bonheur chassèrent l'angoisse et la haine. Cela n'était pas dû à la mort de Lanista, mais parce qu'il avait donné de sa personne pour Baby qui avait à présent une chance de connaître une vie normale exceptée sa cécité.
Il se demanda si une opération pourrait lui rendre la vue. Esprit créait toutes sortes d'objets. Pourquoi pas des milliers de ducats ! Il y pensait sérieusement quand une odeur de brûlé lui parvint. Les systèmes d'aération avaient évacué la fumée et la chaleur, mais un relent de l'incendie demeurait. Il accéléra l'allure, grimpa sur le quai et découvrit l'ampleur de la catastrophe.
Le village n'était qu'un tas de ruines calcinées. Le Messager avait pourtant promis ! Tous ses amis, ses repères ! Sa vie ! Partis en fumée ! Pour la seconde fois de son existence, il se retrouvait à la rue. Il resta, hébété, à contempler le désastre, sous le choc de cette seconde vie détruite.
Il parcourut les couloirs, les quais, les places et la même désolation s'offrait à sa vue. Les carrelages avaient craqué sous la chaleur, certains murs s'effritaient. Les poutres noircis se mêlaient aux pièces métalliques tordues, s'entassant en monceaux encore chauds. Son banga n'avait pas échappé au cauchemar. Il ne put rien récupérer. Sur la grande place, il reconnut avec horreur des squelettes dont certains appartenaient à des enfants. Il imaginait leurs souffrances et leurs cris désespérés. Quelle cruauté ! Comment peut-on brûler vifs des être humains ?
Il se demanda où étaient passés les autres. Montparnasse s'imposa à son esprit. Il lui en avait voulu pour sa trahison. Mais plus maintenant ! Le conseiller n'avait sans doute pas le choix. Il avait opté pour la solution qui permettrait au village de survivre. Mais le Messager n'a pas tenu sa promesse. Gibraltar pensa un instant aller au village le plus proche, mais à quoi bon ! Il en avait assez vu pour la journée et puis, il ne connaissait personne là-bas. Il se déplaçait au milieu des cendres virevoltant selon les caprices des courants d'air en contemplant les restes calcinés d'une vie qu'il avait mis tant de peine à construire.
Quand le jeune homme revint à la maison, son silence et son visage fermé avaient vite informé Matéo et son oncle qu'une chose grave était arrivée. Le remugle de l'incendie sur ses vêtements les amenait à envisager le pire. Mais ils étaient à mille lieues de l'épouvantable vérité. Gibraltar, hébété, ne parvenait pas à coller des mots aux horreurs dont il avait été témoin. Baby ressentit la tristesse ambiante. Il s'assit tout près de son sauveteur, lui prit le bras et posa la tête sur son épaule. Gibraltar fut touché par la grâce : son petit compagnon n'avait pas été épargné par la vie, mais pourtant il trouvait la force de le consoler, sans un mot, d'un simple geste. Pour la première fois de sa vie, il comprenait et ressentait la force de l'amour, surtout quand il émanait d'un être simple, innocent et à l'âme généreuse.
Max rompit le silence.
— J'imagine que ça a été terrible pour toi. Un vieux diction dit que la parole guérit, alors si tu veux en parler, n'hésite pas.
— Connaissez-vous un bon chirurgien guérisseur ? demanda Gibraltar.
La demande prit tout le monde au dépourvu.
— Tu as été blessé ? s'enquit Matéo.
— C'est pour Baby. Il pourrait l'opérer et lui redonner la vue. Avec Esprit, ce n'est pas l'argent qui manque non ?
— Excellente idée ! Qu'en penses-tu mon oncle ?
— Ce n'est pas à moi qu'il convient de le demander. Voyez avec le principal intéressé.
Baby leva la tête. Pour la première fois depuis longtemps, il sourit.
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