La quête 4 : Les jardins flottant
Au large, le vent faiblit si bien que la coque se rapprocha de la surface de l'eau. Les bras rattachés aux hydrofoils soulevaient des embruns dont Gibraltar recherchait le contact rafraîchissant.
— Elle n'est pas salée, s'étonna-t-il.
Il échafaudait toutes sortes de théories pour expliquer cette incongruité de la nature. Tout le monde savait qu'à l'ouest du village de Stuttgart se trouvaient l'Étang Salé et les fjords, tous reliés à la Grande Mer par d'étroits chenaux.
Avant le Grand Chaos, la mer avait tout envahi. Pour éviter que les marées corrodent davantage les rives et entraînent les terres au large, les hommes avaient sélectionné des palétuviers résistant aux climats tempérés et créé des mangroves. Puis, quand la nature s'était déchaînée, les terrains immergés sur lesquels se dressaient des villes prospères se fissurèrent et l'eau s'y engouffra. À cette époque, juste avant l'arrivée du Messager, les fjords étaient salés. Suite aux pluies abondantes, des rivières se formèrent et l'eau douce remplaça peu à peu l'eau de mer.
Matéo se hissa sur la pointe des pieds pour mieux discerner ce qui fonçait sur eux.
— Tu vois ce que je vois ?
Son compagnon se releva et s'agrippa à la drisse qui reliait le mât à l'un des bras de l'embarcation. Une dizaine de bateaux aux couleurs criardes approchaient. Gibraltar descendit la voile et l'engin ralentit puis finit par s'immobiliser. Des chaloupes, toutes ornées d'une figure de proue colorée grossièrement taillée, les entourèrent. Les rameurs remontèrent leur aviron.
— Bienvenue, cria l'un des barreurs. Kulu nous a avertis de votre arrivée. Nous allons vous remorquer.
Gibraltar lança deux amarres. Tiré par vingt rameurs expérimentés, l'hydroptère reposait à présent sur sa coque et ses deux bouées latérales, les hydrofoils relevés pour faciliter le remorquage. Bientôt l'eau laissa place à des plantes aquatiques. Les embarcations glissaient au milieu de larges feuilles de nénuphar. Peu à peu, ils furent entourés de fleurs de toutes les couleurs. Certaines aux pétales blancs offraient un coeur jaune. D'autres étalaient leur dégradé du rose au blanc, leur teinte fushia ou rouge entourant des pistils orange. Elles se détachaient avec vivacité sur le bleu sombre de l'élément liquide dans lequel le soleil jouait brillamment à cache-cache.
— Ce monde est rempli de merveilles, murmura Matéo qui n'osait rompre la paisible harmonie des lieux.
— Après les grottes luminescentes des Enkidus, j'avais pensé avoir tout vu... Mais là !
L'air se remplit d'une douce fragrance qui apaisait l'esprit et apportait du baume aux blessures de l'âme. Matéo et Gibraltar se sentaient ragaillardis et découvraient combien la nature possédait un pouvoir de régénérescence insoupçonné.
Une corne de brume les sortit de leur contemplation. Un village sur pilotis se dressait devant eux. Des pontons reliaient chaque habitation à une jetée centrale. Les chaloupes se dirigèrent vers un embarcadère. Sur la droite, de longues bandes de terre cultivée d'un mètre de large semblaient flotter sur l'eau. Des femmes désherbaient depuis des sampans, petites barques à fond plat. Au milieu des maisons se dressait avec une certaine majesté une grande toiture aux pentes raides descendant bas, une bâtisse avec peu de murs, la maison commune où logeait le chef de village.
Après avoir débarqué, celui qui leur avait souhaité la bienvenue les invita à le suivre. Il les conduisit vers la maison commune. Elle ne comportait qu'une seule pièce. Du côté du pignon droit, on avait aménagé, pour le chef du village, une partie privée qui comprenait un lit en bois, une cheminée pour la cuisson des aliments composés essentiellement de poissons et de légumes. Au milieu de la pièce, dans la partie officielle, une table et des chaises les attendaient.
Quand tout le monde fut installé, des hommes servirent des jus de fruits, une marque d'hospitalité que les convenances imposaient.
— Je m'appelle Môh. Je suis le responsable de ce village que je dirige avec mes deux suppléants, Arris et Montoya.
Ils firent un petit signe à l'énoncé de leur nom.
— Je suis Matéo.
— Et moi Gibraltar.
— Et le jeune garçon s'appelle Baby. Nous vous remercions beaucoup pour l'accueil que vous nous avez réservé.
— Kulu nous a avertis de votre arrivée. La Révérende Fatalia nous avait envoyé une missive un peu avant. Elle nous indiquait combien Fortunée vous portait dans son estime.
— Nous avons beaucoup d'affection pour elle, répondit Matéo. À ce sujet, je dois vous remettre ses cendres que nous a confiées Kulu. Il nous a parlé d'une cérémonie. Mes compagnons et moi-même aimerions lui rendre un dernier hommage. Nous permettrez-vous d'assister à cette célébration ?
Môh prit la jarre et la confia à l'un de ses adjoints.
— Ce sera un honneur pour nous. Notre regrettée Fortunée aurait apprécié votre présence. La remise des cendres aura lieu demain. Arris sera votre guide pendant votre séjour parmi nous. Je vous laisse entre ses mains. Nous organisons un voulé ce soir. Bien sûr, vous serez des nôtres.
Le chef de village et Montoya sortirent.
— Pardon, il a dit qu'il y avait un boulé ce soir ? demanda Gibraltar.
— Un voulé.
— C'est quoi un voulé ?
— C'est un repas en plein air qui réunit tout le village. Mais ce soir, ce sera un voulé spécial car il inaugure les deux jours des cendres en l'honneur de Fortunée. Suivez-moi. Je vous conduis à votre hébergement.
Arris contourna la maison commune et emprunta le ponton en direction de la terre. Il croisa deux hommes armés chacun d'une pelle, ce qui ne manqua pas d'attirer l'attention de Gibraltar.
— Que font-ils avec cette pelle ? Ils préparent la tombe pour Fortunée ?
— Non. Ils préparent le four pour le voulé de ce soir.
— Je suis curieux de voir ça.
— Dès que vous serez installés, nous irons faire un tour sur la plage.
Il bifurqua vers la dernière maison avant le rivage.
— D'ici, vous avez une belle vue sur le rivage.
Le logement était clair, les grandes ouvertures laissaient entrer la lumière à flots. À droite étaient disposés trois lits. Au centre une ouverture dans le plancher intriguait les deux jeunes hommes. Arris devança leur question.
— C'est à la fois la salle de bain et le garde-manger.
Il tira sur l'une des cordes et remonta un casier contenant des poissons qui frétillaient.
— Les deux autres permettent de conserver au frais des boissons.
— C'est bien pratique, s'extasia Matéo.
À gauche, une table, quatre chaises et un foyer délimitaient le coin repas.
— Si vous désirez toujours voir les préparatifs du voulé, je vous y conduis.
— Merci beaucoup, répondit Matéo. Je vais rester avec Baby. Il est fatigué et il doit se reposer s'il veut profiter du repas de ce soir.
— À votre guise Monseigneur. On y va Gibraltar ?
— Je vous suis. Je constate que vous l'appelez Monseigneur. Vous croyez donc qu'il est le Shiloh ? Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
— La Révérende Mère Fortunée a toujours affirmé qu'elle verrait le Shiloh avant de mourir. Quand elle l'a identifié, elle s'est empressée de nous le faire savoir. Ma tante est née ici vous savez. Ce fut un honneur pour notre village et notre famille qu'une des nôtres soit devenue Révérende Mère. Ah ! Nous sommes arrivés.
C'était une vaste plage de sable blanc qui montait doucement jusqu'aux saules pleureurs. Loin derrière on entrevoyait une bananeraie. Les deux hommes rencontrés plus tôt avaient creusé un rectangle de deux mètres de long, un mètre cinquante de large sur un terrain plat. Le trou avait un demi mètre de profondeur. Ils damaient la terre avec le revers de la bêche. Puis d'autres personnes apportèrent du bois qu'ils répartirent sur toute la surface ainsi préparée et y mirent le feu.
— Les femmes que vous voyez sont en train de confectionner les ballots pour la cuisson. Elles étalent des feuilles de bananier dans lesquelles elles vont envelopper le poisson ainsi que tous les aromates et les légumes. Quand la braise sera formée, elles mettront toutes les préparations qu'elles recouvriront de terre. Il faudra attendre deux heures, le temps de la cuisson.
— C'est vraiment très ingénieux. Je n'aurai pas cru une telle cuisson possible. Et les feuilles de bananiers ne brûlent pas ?
— Non car il n'y a pas de flamme. Elles résistent très bien à la chaleur.
— Là d'où je viens, on cuit directement au-dessus des flammes sur des grilles. Vous êtes sûr que ce sera mangeable, pas calciné ?
Arris sourit gentiment.
— Ne vous inquiétez pas, le repas sera excellent.
Le soleil venait de disparaître derrière les collines. Les premières étoiles scintillaient au firmament. La lune égrenait des reflets diamantins entre les feuilles des nymphées dont les fleurs s'étaient refermées pour la nuit, lampions coniques essaimés sur le lac par un jardinier cosmique. Aucune ride ne venait perturber la surface de l'eau. Sur la plage, des flammes virevoltaient accrochées aux torchères et au-dessus des braséros, créant des ombres dansantes sur le sable et les arbres alentour.
Tout le village était présent. Chacun s'asseyait à même le sol. Môh avait donné des ordres pour qu'une place d'honneur soit réservée à Matéo et à ses deux compagnons : un tronc qui leur évitait de s'installer par terre. Des lampadaires avec trois torchères, disposés selon un plan bien étudié, éclairaient l'ensemble des participants.
Des hommes transportaient sur des tables de service munies de quatre poignées les poissons déjà découpés ainsi que les légumes tandis qu'un autre les distribuaient sur des feuilles de bananier en guise d'assiette. Puis, Môh requit l'attention de l'assemblée pendant qu'un bonne odeur de poissons et d'aromates excitaient l'appétit des vilageois.
— Mes chers amis, merci d'être présents ce soir. Considérez que ce voulé est celui de Fortunée, notre compatriote, qui nous a quittés il y a bien longtemps pour partir vivre à Fatata où elle a dispensé son enseignement de paix, de fraternité et d'espoir. Elle a attendu avec patience, sans jamais douter, la venue du Shiloh. Et elle l'a proclamée haut et fort quand, enfin, elle l'a identifié. Je disais que ce voulé est celui de Fortunée. Nous sommes donc ses heureux invités. Bon appétit à tous !
La foule applaudit. Trente minutes plus tard, après que chaque convive fut rassasié, Montoya et Arris installèrent un piédestal en bois finement scrulpté sur lequel Môh déposa la jarre contenant les cendres de la défunte. Tous les regards se tournèrent vers l'objet funéraire car les enluminures dégageaient une lueur fluorescente qui étincelait dans la nuit et semblait lui communiquer une vie propre.
— Que ceux qui veulent dire quelques paroles se lèvent et les partagent avec l'assemblée !
— Moi, j'ai quelque chose à dire, s'écria un jeune homme. Quand j'avais sept ans, je suis tombé sur des rochers et la chair s'était ouverte. Puis elle s'est infectée. Ma mère était desespérée car l'infection s'était répandue dans tout le corps. La Révérende Mère Fortunée a péparé un onguent et j'ai été guéri. Elle a ainsi épargné à ma mère beaucoup de soucis. C'était comme si j'ai reçu la vie une seconde fois. Par reconnaissance, notre village cultive les plantes dont elle a besoin pour ses remèdes.
Quand il s'assit, l'assemblée applaudit pour marquer son approbation. Arris se leva à son tour.
— La Révérende Mère Fortunée est ma tante. Ma mère aime me raconter que lorsque la Révérende Mère était une jeune fille, elle fut promise à un jeune duc qui était éperdument amoureux. Elle lui fut promise mais la décision lui appartenait. Elle aurait pu connaître une vie facile dans la famille ducale de son prétendant et profiter de tous les avantages que lui procurerait ce titre de noblesse. Mais elle a préféré s'isoler à Fatata dans l'espoir de contempler de ses propres yeux le Shiloh quand il se révélera. Sa foi est forte et est une source d'inspiration pour nous tous.
Beaucoup d'autres témoignages venaient corroborer les qualités de la femme extraordinaire que fut Fortunée. Matéo discernait l'amour, l'admiration et même la dévotion dont la Révérende Mère était l'objet. Elle croyait fermement qu'il était le Shiloh dont tout le monde parlait. Elle avait renoncé à une vie facile et à tous les avantages matériels dans le seul but de voir l'Élu. Elle avait attendu toute une vie pour le voir une seule et unique journée et cela avait suffi à la contenter. Il était touché au plus profond de son être et l'accélération des battements de son cœur exprimait sa profonde reconnaissance pour cette femme remarquable.
Il resta sur une impression d'apesanteur quand il emprunta le ponton menant à son logement, portant dans ses bras un Baby endormi. Cette cérémonie incitait à méditer sur l'exemple et le souvenir que la personne décédée avait laissés, mais aussi à réfléchir sur le sens de la vie en général et de sa vie en particulier.
Si ses deux compagnons s'endormirent rapidement, Matéo eut du mal à trouver le sommeil. Il ressentait une certaine culpabilité. Cette femme admirable avait une foi inébranlable dans son destin. Elle était même prête à mourir pour ses convictions. Et lui refusait d'assumer d'être le Shiloh. De plus en plus de signes le désignaient d'une manière indubitable. De plus en plus de gens attendaient à ce qu'il endosse cette responsabilité. Mais il n'était pas prêt.
Il finit néanmoins par s'endormir. À nouveau, des cauchemars terrifiants agitaient son sommeil comme l'ouragan le frêle esquif. Un homme le poursuivait et finissait par le retrouver et quand il était enfin à sa merci, il le poignarda avec une rage haineuse. Dans le rêve suivant, les mêmes scènes se reproduisaient avec parfois quelques variantes, mais davantage de violence. Cette répétition épuisante le menait jusqu'au dernier rêve où l'homme, plus trapu, était assis sur lui, sa main gauche lui écrasait la tête. Dans son cauchemar, il le vit sortir un longue lame effilée de sa ceinture et la lever au-dessus de sa tête. Matéo gesticulait des mains et des pieds en poussant des hurlements de panique.
Il sentit quelqu'un lui plaquer les mains au sol et entendit une voix de plus en plus claire crier son nom.
— Matéo, c'est moi ! Gibraltar ! Réveille-toi !
Il ouvrit des yeux exorbités, toujours en proie à la panique.
— Tu es en sécurité vieux. Tu n'as plus rien à craindre. Ce n'était qu'un cauchemar... Bon sang ! Ça fait un moment que ça ne t'est plus arrivé.
Matéo était en sueur, la respiration haletante. Baby se blottit contre lui et peu à peu le jeune homme retrouva son calme. Plus tard, quand les sensations des cauchemars se furent dissipées, les deux jeunes hommes devisèrent sur ces nouvelles attaques autour d'un jus de fruit.
— Il faut absolument que tu consultes l'interprète des rêves. Le plus tôt serait le mieux. Je propose de partir maintenant.
— Tu oublies la cérémonie des cendres pour Fortunée. J'ai promis d'être présent.
— Je pense qu'ils comprendront.
— Je tiens à lui rendre un dernier hommage. Après tout ce que j'ai entendu hier soir sur elle, ce sera la moindre des choses.
Gibraltar poussa un soupir de déception teinté d'impatience, mais il lui réservait d'autres arguments.
— Comme tu veux, mais j'ai réfléchi. Si les cauchemars reprennent, c'est que Slau t'a repéré. Il sait à présent que tu es vivant. Ça ne doit pas le réjouir et tel que je le connais et vu les moyens qu'il a utilisés pour te supprimer dans la forêt, je crains le pire.
— S'il vient, je me défendrai cette fois.
— Tiens donc ! Et tu vas t'y prendre comment s'il envoie encore quelques milliers de gentils petits drones incendiaires nous rendre une petite visite de courtoisie ? Tu vas refaire le coup du dôme ?
— Pourquoi pas ?
Le jeune homme commençait à s'agacer de l'attitude de Matéo et de son altruisme mal placé.
— Et on fait comment si les drones font le siège du dôme ?
L'incapacité de son interlocuteur à répondre fit sortir Gibraltar de ses gonds. Il se leva et sortit en claquant la porte afin de ne pas lui assener des paroles qu'il pourrait regretter. Baby se tourna vers Matéo et semblait attendre une réaction de sa part.
— Viens, on va se promener. Ça me changera les idées.
Il se dirigea vers les jardins flottant aperçus la veille. "Maudit soit mon entêtement". Mais le mal était fait. Quelques personnes travaillaient sur les parcelles les plus proches. Une vieille femme au doux sourire lui envoya un signe de bienvenue depuis son sampan. Il s'approcha. Elle le dévisageait avec bonté.
— Est-ce que tout va bien ?
— Très bien, merci.
— On ne dirait pas, insista-t-elle de sa petite voix mélodieuse.
— Oh, merci de vous inquiéter ! Rien de grave !
— Vous voulez monter ?
Elle l'aida à embarquer ainsi que Baby à qui elle proposa une friandise qu'elle sortit de sa poche.
— Il est aveugle, expliqua Matéo. Et il ne parle pas beaucoup.
La vieille dame prit le visage de l'enfant entre ses mains parcheminées. Son expression se nimba de gravité.
— Il a beaucoup souffert. Il porte en lui une culpabilité trop lourde pour son jeune esprit. Il se sent responsable d'un terrible drame qui a déchiré son âme. Il a besoin de vous Monseigneur. Lorsque vous atteindrez votre destination, il le verra.
— Que... Que voulez-dire ?
La femme caressa les cheveux de l'enfant, puis désigna du doigt l'arrière du sampan, ignorant avec superbe la question du jeune homme.
— Pouvez-vous prendre le seau de terre derrière vous s'il vous plaît ? Vous pouvez en verser à cet endroit ? Il faut éviter que cette portion soit immergée. C'est un jardin flottant vous savez. Sur cette parcelle, on cultive les plantes médicinales. C'est la Révérende Mère Fortunée qui a commencé à une époque où personne ne s'y intéressait. Quand elle est partie à Fatata, sa famille a continué. Elle a effectué des recherches pour trouver les meilleurs remèdes. Après la guérison du petit Thomas, tout le village s'est mis à produire des plantes pour Fortunée.
— S'il vous plaît, de quel terrible drame parlez-vous ?
— Celui qui concerne sa mère. Il vous appartient de lui apporter votre aide. Vous n'avez pas besoin que je vous explique tout à ce propos.
Persuadé qu'il n'obtiendra rien de plus à ce sujet, Matéo posa l'autre question qui lui brûlait les lèvres.
— Le jardin flotte vraiment sur l'eau ?
— Oui, vraiment ! Si on pouvait trouver des bouées qui maintenaient les claies en surface, on aurait plus besoin de tout reconstruire régulièrement. Vous savez, à mon âge...! J'en ai assez fait pour aujourd'hui. Je vous ramène ?
Elle godilla avec une énergie incroyable pour quelqu'un d'aussi frêle, manœuvrant avec beaucoup de précision jusqu'à sa maison. Pendant qu'elle amarrait le sampan, Matéo et Baby grimpèrent l'escalier qui menait au ponton. Elle refusa l'aide que le jeune homme lui proposait et lui souhaita un bon appétit.
Matéo ne rencontra pas Gibraltar de la journée. Après avoir godillé une petite heure dans l'après-midi au milieu des nymphées avec Baby, il revint à la maison. Môh apporta des tenues pour la cérémonie des cendres : un pantalon et une tunique longue d'un blanc éclatant, couleur de deuil. Gibraltar vint en fin de journée et se changea sans un mot. Ensuite, Arris vint les chercher pour la cérémonie.
Chaque participant reçut un petit bol en terre cuite divisé en deux compartiments. Dans l'un les préparateurs avaient installé une mèche et versé de l'huile. Dans l'autre Ils y avaient déposé un peu de cendre de la jarre funéraire. Puis on alluma la mèche au coucher du soleil. Une longue file silencieuse attendait sur la jetée pour déposer le bol sur l'eau. La cendre rappelait la mort et la mèche que la vie est éphémère. Bientôt, l'obscurité de la nuit occulta l'étendue d'eau pour ne laisser apparaître que les flammèches vacillantes, miroir des clartés célestes.
Ce fut une cérémonie digne et simple où chacun se rappelait les témoignages de la veille. De retour à son logement, Matéo s'étonna de ressentir un sentiment de paix et de sérénité et non de tristesse et de regrets. Il jugea le moment opportun de se réconcilier avec son compagnon.
— Gibraltar, pardonne-moi pour ce matin. Je n'aurais pas dû m'entêter comme je l'ai fait.
— Non, c'est ma faute. Je me suis énervé pour rien.
— Alors ami ?
— Ami !
— Tu as raison sur une chose : Slau a dû nous repérer. Plus vite, nous serons partis, mieux ce sera pour tout le monde. On reprend la route demain dans la matinée. Tu es d'accord ?
— OK ! Et merci d'avoir insisté pour rester. J'aurais regretté si j'avais manqué la cérémonie.
Matéo mit Baby au lit et resta près de lui jusqu'à ce qu'il s'endorme. Quand il revint, son ami dormait à poings fermés. Il se glissa sous la couverture et le spectre d'une nuit cauchemardesque le tint éveillé jusqu'à l'épuisement. Les mêmes terribles attaques le submergèrent dans leur maelstrom toxique. Il fut éjecté du sommeil au milieu d'un hurlement de terreur.
Après un bain revigorant, les trois compagnons dégustèrent un jus de fruit quand la porte s'ouvrit brutalement. La silhouette de Môh apparut dans l'embrasure.
— Les guetteurs Enkidus nous ont avertis de l'arrivée d'une armée de drones. Prenez vos affaires. Arris vous conduira loin du village, hors de danger.
Ils coururent encore sur le ponton quand les drones apparurent au loin.
Une trombe marine retentit. Aussitôt, ce fut l'effervescence. Chaque habitant sortait pour regarder le danger qui approchait. Matéo remarqua que l'affolement n'empêchait pas les plus robustes de soutenir les plus faibles. Les premières bombes éclatèrent sur la plage pour empêcher toute fuite. D'autres visaient les sampans puis ce fut le tour de la jetée qui prit feu. Les habitants n'avaient plus d'issue. Les bombardements cessèrent.
— Pourquoi ce cessez-le-feu ? se demanda Matéo.
— J'imagine très bien Slau en train de surveiller la scène. Il sait que nous sommes pris au piège et il pend son temps, ce sadique.
En réalité, le Messager avait enfin son adversaire sur son écran et voulait s'assurer de le voir brûler vif, mais il fut témoin d'une chose qu'il considérait comme hautement improbable.
— S'il nous regarde, qu'il sache que je ne vais plus me laisser faire à présent.
Matéo sortit Esprit qui brilla d'un éclat intense. Toute l'assemblée se tourna vers lui. Il ne pouvait laisser Slau détruire tout un village simplement parce que celui-ci l'avait accueilli, lui et ses compagnons. Il tendit le bras et un arc lumineux se forma. Il banda l'arme tandis qu'une flèche lumineuse se forma, visa le ciel et tira. La flèche se démultiplia en des milliers d'autres qui atteignirent tous les drones. Après l'impact, ces derniers demeurèrent suspendus un court instant avant de tomber comme au ralenti. Des cris de victoire saluèrent cette pluie à laquelle, de mémoire d'hommes, on avait encore jamais assisté.
Un silence respectueux s'installa. Une crainte religieuse entoura la personne de Matéo et plus personne n'osa s'approcher de lui. Même Gibraltar se laissa emporter par, sinon cette dévotion, du moins par une admiration totale.
— Ne me regardez pas ainsi, Arris. Je suis comme vous. C'est Esprit qui a permis cela. Pouvez-vous appeler Môh et Montoya s'il vous plaît. J'ai besoin de vos conseils pour la suite de notre voyage.
Quelques minutes plus tard tous se retrouvèrent dans la maison commune. Après avoir servi le traditionnel jus de fruits, les trois responsables du village se tournèrent vers Matéo qui avait étalé une carte de la région.
— Nous devons retrouver le visionnaire de Paname. Comme vous le voyez sur cette carte, il y a beaucoup d'îles. Pouvez-vous me dire sur laquelle je peux le trouver ?
Gibraltar constatait stupéfait l'autorité qui commençait à se dégager de son ami dont la stature ne rappelait en rien le jeune homme réservé et parfois gauche qu'il avait connu. Même Môh n'avait plus le même regard sur lui.
— Nous ne pouvons répondre à votre question. Mais nous savons où vous pourrez vous renseigner à ce sujet.
Des cris de joie et des applaudissements s'élevaient à l'extérieur.
— Le visionnaire est originaire du village dans les arbres. Il a sans doute encore de la famille là-bas qui pourra vous donner cette information. Vous voyez cette étendue d'eau sur la carte ? Le village est juste sur les rives. Vous ne devriez pas le manquer.
— Merci pour votre hospitalité, conclut Matéo. Je regrette qu'à cause de moi, Slau s'en est pris à votre village.
Quand il sortit, tous les habitants l'attendaient sur la jetée et applaudissaient à son passage. Môh s'aperçut que tous les dégâts causés par les drones avaient été réparés, il n'en restait aucune trace. Il remercia avec chaleur celui que tout le monde appelait à présent l'Élu. Tout le village poussa un "Oh" de stupéfaction quand Matéo matérialisa une barge. Il embarqua avec ses compagnons. L'appareil s'éleva majestueusement dans les airs sous les houras de la foule enthousiaste.
Annotations