Paname 1 : le village dans les arbres
Après sa riposte contre l'attaque des drones, Matéo décida d'utiliser Esprit pour les guider vers le village dans les arbres. Environ trente kilomètres plus loin, la barge arriva en vue du Lac de Madine, le nom que lui avaient donné les ancêtres et conservé par les survivants du Grand Chaos. Une succession de plages de sable fin, de rochers, de prairies fleuries bordaient le plan d'eau. Les coquelicots apportaient leurs touches criardes qui contrastaient avec le blanc des cerisiers en fleurs en cette période de l'année.
De gigantesques chênes centenaires avaient colonisé la région, mais d'autres essences cohabitaient dans une parfaite harmonie comme les tilleuls, les charmes, des hêtres, des érables, des bouleaux et des trembles. Les hommes avaient bâti des maisons dans les arbres reliées par des passerelles en bois, laissant le sous-bois à une faune variée composée de cerfs, de chats sauvages, de chevreuil et de loups. D'autres espèces trouvaient leur place et prospéraient tels les putois, les belettes, les blaireaux et autres écreuils. Tout ce petit peuple grouillait et enrichissait cet éden. Une grande variété d'oiseaux peuplaient la contrée et donnaient de la voix pour inviter tout un chacun à leur concert permanent.
Après le calme du jardin flottant, Matéo et ses deux comparses furent quelque peu abasourdis par toute cette ménagerie volubile. Le soleil ne tappait pas encore trop fort en ce milieu de matinée. Un doux zéphyr apportait le frais parfum de hyacinthe et de Ylang Ylang qui procurait un bien être dont les jardins de la ville haute de Stuttgart ne fournissaient qu'une vague contrefaçon.
Ils appréciaient l'amorti de la mousse sous leurs pas, se délectant du spectacle paisible d'une biche et de son faon en train de se désaltérer à l'abri d'un rocher. Tout à leur contemplation, ils ne virent pas la petite délégation qui s'appochait dans leur dos. Surpris par cette présence innatendue, ils poussèrent un petit cri de stupéfaction. Derrière les humains suivaient deux cerfs, un dicors majestueux à la ramure élégante et un daguet.
— Pardonnez-nous de vous avoir fait sursauter. N'ayez pas peur ! Nous ne vous ferons pas de mal.
— On n'a pas peur, rétorqua Gibraltar. On ne s'y attendait pas, c'est tout.
— Bienvenue dans notre village. Nous recevons rarement des visites.
Les deux jeunes hommes étaient obnubilés par la présence des cervidés.
— Ils sont apprivoisés ? demanda Matéo
— Non, expliqua son interlocuteur. Comme nous ne les chassons pas, ils n'ont pas appris à nous craindre. Je m'appelle Kéran. Voici Charlotte ma femme et mon fils Évan.
— Enchanté. Mois c'est Gibraltar. Lui c'est Matéo et le petit s'appelle Baby.
— Venez à la maison vous désaltérer. Nous ferons plus ample connaissance.
Kéran les conduisit dans une magnifique chênaie. Ils empruntèrent un escalier en colimaçon qui les mena sur une des branches maîtresses qui s'étalait sur une vingtaine de mètres, si large qu'on y avait bâti une maison à une fourche. A travers le feuillage, Matéo apercevait d'autres constructions plus ou moins grandes en fonction de l'assise offerte par les ramures. Des allées reliaient tous les occupants d'un même arbre et les passerelles un chêne à un autre.
En pénétrant la maison de leur hôte, la fraîcheur surprit les visiteurs. L'extérieur ne laissait rien deviner du vaste espace intérieur. Le séjour composé d'une table, de quelques chaises, des étagères et d'une armoire donnait d'un côté aux chambres et de l'autre sur une grande terrasse où étaient disposés quelques mobiliers et un braséro.
Evan s'enferma dans sa chambre pendant que sa mère servait une boisson laiteuse à ses invités.
— Comme je le disais, reprit Kéran, nous n'avons pas souvent de visites et ceux qui s'aventurent par ici n'y viennent jamais par hasard. Quel bon vent vous amène ?
— C'est le chef du village sur pilotis qui nous a conseillés de venir chez vous car nous cherchons à joindre le visionnaire de Paname.
À l'évocation de ce nom, Kéran blêmit, ce que ne manquèrent pas de remarquer les deux invités. Charlotte suspendit son geste un court instant.
— On a dit un truc qu'il ne fallait pas ?
— Non... Non ! Il est inutile de faire référence au visionnaire de Paname. Je vous expliquerai. Si on vous questionne, vous êtes ici pour un voyage d'études. Restez pour déjeuner avec nous et cet après-midi, je vous parlerai de Sôto dans votre engin volant. Les feuilles ont des oreilles si vous voyez ce que je veux dire.
Après un repas composé d'une volaille, de fruits et de baies, Kéran se rendit, avec ses invités, dans la barge sous le prétexte de visiter le véhicule. Puis Matéo engagea la conversation.
— Vous avez titillé notre curiosité. Pourquoi tout ce mystère autour du visionnaire de Paname ? Nous avons hâte d'entendre vos explications.
— Quand il était jeune, les parents de Sôto c'est-à-dire le visionnaire de Paname... Les parents de Sôto donc l'avaient promis en mariage à une jeune fille d'une famille influente. Chez nous, la promesse est irrévocable et ne pas la respecter jetait le déshonneur sur sa famille et constituait une insulte contre la famille de la promise. Mais Sôto est tombé amoureux d'une autre jeune fille issue d'une famille modeste. Il a refusé de se soumettre à la tradition. La famille de la promise s'est senti doublement offensée, d'abord à cause du manquement à la parole donnée et ensuite parce que le jeune homme avait préféré une jeune fille de rang inférieur.
— Et alors, comment ça s'est terminé, cette histoire ? lança Gibraltar.
— Il n'y avait que deux façons de régler ce problème : la mort de Sôto ou son bannissement par sa propre famille.
— Donc, la famille de Sôto l'a banni si je comprends bien ?
— Le père de Sôto approuvait son fils, il ne l'aurait jamais banni, ce qui voudrait dire le renier. C'était son fils unique. Sa mère est morte en le mettant au monde et son père n'a jamais voulu aimer une autre femme. Sôto était tout ce qui restait de sa défunte épouse.
— Je ne comprends pas, intervint Matéo. Sôto n'est pas mort puisqu'il est visionnaire à Paname et il n'a pas été banni ? Que s'est-il passé ?
— Pour éviter à son père la douleur de le bannir et pour préserver la paix du village, Sôto a préféré l'exil volontaire. De cette façon, sa famille n'est pas déshonorée et la famille de la jeune promise n'a pas perdu la face. Et comme son père ne l'a pas banni, les relations restent possibles entre eux. Nous savons qu'après quelques mois d'errance, Sôto a trouvé une île paisible dans la mer de Paname. Ce n'est qu'après ces événements que le messager l'a choisi comme visionnaire.
— Vous voulez dire que Slau l'a choisi comme visionnaire ? s'étonna Gibraltar.
— Non, pas le Messager Slau mais un autre messager qui n'a pas révélé son nom. C'est ce même messager qui a prédit l'arrivée du Shiloh.
— Quel courage d'avoir renoncé à tout pour l'amour d'une femme, s'exclama Matéo. Mais pourquoi ne l'a-t-il pas amenée avec lui?
— Je ne sais pas, répondit Kéran.
Gibraltar désapprouvait toutes ces règles et traditions idiotes.
— Et la jeune fille dont il est tombé amoureux, qu'est-elle devenue ?
— Elle a été accueillie dans la maison du père de Sôto qui la considère comme sa propre fille. Il a montré ainsi qu'il considère que le mariage est accompli. Elle l'a servi comme s'il était son père et quand il est devenu malade, elle l'a soigné et continue jusqu'à ce jour de prendre soin de lui.
— Son père est toujours vivant ?
— J'aimerai lui parler, ajouta Matéo.
— Je vous conduirai à lui demain s'il est d'accord de vous recevoir.
Après une nuit agitée, Matéo décida de se dégourdir les jambes pour évacuer les tensions de la nuit, accompagné de Baby et de Gibraltar qui aimait la beauté et le charme de ce bois très différent de l'Obscure Forêt. Ils longèrent d'abord la rive et trouvèrent un petit sentier fleuri qui s'enfonçait dans le bois. De grands arbres majestueux abritaient une multitude d'habitants à plumes et à poils. Des mousses habillaient les troncs morts et les racines aériennes. Plus loin des bouleaux à la parure reconnaissonnable entremêlaient leurs troncs effilés. Les araucarias s'élevaient sur leurs racines aériennes telles des danseuses effectuant leurs pointes. Le gazouillement de la gent ailée ponctué par quelques brâmes, des papillons multicolores et autres insectes virevoltant, le parfun subtil du sous-bois constituaient un beaume idéal pour apaiser les esprits tourmentés.
Au détour du chemin, ils reconnurent la silhouette de Kéran.
— Je vous cherchais. Je suis heureux que vous appréciez le calme champêtre, déclara ce dernier.
— C'est sûr que c'est autre chose que les bruits des villages ou dans le Réseau, lâcha Gibraltar.
— Le Réseau ?
— Ce sont des tunnels sous la surface que les ancêtres ont creusés pour faire circuler des trains, une machine pour se déplacer. Mais c'est sombre, crasseux et sonore. Pas comme chez vous où tout est reposant et beau.
— Nous avons de la chance en effet de vivre dans un cadre magnifique. Nous sommes très attentifs afin de ne pas le dénaturer.
— J'ai remarqué que cette attention allait jusqu'à éviter d'entailler les branches sur lesquelles vous avez contruit vos habitations, ajouta Matéo.
— En effet, nous ne voulons blesser personne.
— Mais ce ne sont que des arbres, s'étonna Gibraltar.
— Vous croyez ? Nous les considérons comme des êtres doués de sensibilité. Sôto a passé beaucoup de temps à les étudier. Quand vous le verrez, il vous expliquera cela mieux que moi.
— Nous avons traversé des bois qui ne sont pas aussi bien entretenus, opina Matéo. Il a fallu un travail collossal pour en faire un jardin aussi agréable.
— Vous savez, c'était déjà comme ça avant le Grand Chaos. C'était une zone aménagée et préservée. Les ancêtres l'appelait Parc naturel régional de Lorraine. Autour du lac, il y avait toutes sortes d'activités. Les ancêtres y venaient pour leurs loisirs.
— C'est quoi des loisirs ?
— D'après les archives que j'ai consultées, ce sont des moments de détente, d'amusements, un temps pendant lequel ils faisaient ce qu'ils voulaient.
Gibraltar ne comprenaient pas pourquoi les ancêtres avaient besoin de loisirs.
— En dehors de leurs loisirs, ils ne pouvaient pas faire ce qu'ils voulaient ?
— Je ne sais pas. Je vois que vous vous intéressez au monde d'avant le Grand Chaos. Vous devriez consulter les archives. Je suis sûr que vous trouverez des éléments de nature à satisfaire votre curiosité.
— Il existe des archives ? s'exclama Gibraltar. Où pourrai-je les consulter ?
— Dans le village suspendu, là où demeurent les Gardiens des connaissances oubliées. Il se trouve accroché dans les fjords qui donnent directement sur la Mer de Paname.
Ils arrivèrent à un emplacement fleuri au milieu duquel trônait un saule vénérable dont les deux troncs trapus s'élevaient avec majesté. Sa vue imposait le respect. Un homme étreignait son fût gigantesque, la tête plaquée contre l'écorce comme s'il voulait écoutait le cœur de l'arbre multi-centenaire.
— Que fait-il ? murmura Gibraltar quelque peu détonné.
— Il exécute sa peine, expliqua Kéran.
Ces deux interlocuteurs froncèrent les sourcils.
— Il a eu une réaction violente hier. Il a fallu utiliser la force pour le calmer. Le conseil des anciens l'a condamné au ressourcement.
— Et c'est ça le ressourcement ? ironisa Gibraltar.
— Ses énergie négatives ont eu raison de lui. Il ne parvenait plus à les maîtriser. Il vient donc se ressourcer auprès de l'arbre médecine. Il se dégage de lui une énergie extraordinaire. Il nourrit et apaise notre esprit et il nourrit la forêt grâce à son immense système racinaire qui permet de nombreuses connexions avec des milliers d'autres arbres. C'est un peu le même genre de connexions que nos ancêtres utilisaient et qu'ils appelaient internet.
Matéo comme son ami n'avait rien compris à toutes ces explications. Il concevait qu'on puisse utiliser les feuilles ou les racines pour composer des onguents ou un baume pour guérir le corps, mais qu'un végétal sans intelligence parvienne à soulager les souffrances de l'esprit...! Il préférait aborder un autre aspect du sujet plus compatible à ses capacités cognitives.
— Vous dites que l'arbre médecine communique avec les autres arbres, c'est cela ?
— Oui. Cela vous étonne ? Il n'est pas le seul. Tous les arbres communiquent entre eux et se transmettent des informations.
— C'est incroyable, s'exclamèrent les deux jeunes hommes.
— Je vous avais dit que les arbres sont des être sensibles. Mais, encore une fois, Sôto vous expliquera tout cela mieux que moi.
— Merci beaucoup pour ces informations étonnantes. Ce fut très instructif.
— Et merci pour l'info sur les archives. On ira jeter un œil.
— J'ai pu parler avec le père de Sôto. Il accepte que vous lui rendiez visite, c'est pourquoi je suis venu vous chercher. Il s'est construit une petite maison sur l'eau un peu à l'écart du village, dans une petite crique. Il faisait partie du conseil des anciens, mais depuis l'exil de son fils, il n'a plus goût à rien. Il ne s'est pas remis de son départ et ne veut pas que le village le voit dans cet état. Même l'arbre médecine n'a pu le sortir de sa torpeur. Je crois qu'il ne veut pas guérir et vivre une vie normale quand son fils est loin de lui. Ah ! Je crois que l'arbre-médecine est en train de consoler votre jeune ami.
Baby entourait de ses bras l'un des troncs du saule. Il semblait faire un câlin à l'arbre, les yeux fermés. Un sourire confiant sur les lèvres, il s'abandonnait sans réserve à l'entité végétale qui communiquait avec lui. Matéo alla le chercher mais Kéran le retint.
— Ne le brusquez pas. Appelez le doucement. Ne rompez pas le lien brutalement.
— Mais... ! Comment a-t-il su où était l'arbre médecine ?
— L'arbre médecine l'a appelé et guidé vers lui.
Le jeune homme n'eut pas le loisir de répondre. Peu à peu, Baby lâcha son étreinte, se tourna vers son grand compagnon, le visage détendu, et le serra avec force dans ses bras. Matéo restait perplexe, déniant une action thérapeutique de l'arbre médecine dans cette subite évolution.
Kéran observait la scène avec une certaine émotion, puis se tourna vers Gibraltar.
— Je crois que le petit a beaucoup d'affection pour votre ami. Il est temps de partir.
En longeant la rive, ils arrivèrent à un promontoire. Une barque amarrée à un pieu les attendait. Kéran ramait avec vigueur, contourna la pointe de terre et dirigea l'esquif vers une maisonnette pourvue d'un petit ponton. La femme qui les observait sur la terrasse descendit sur la rive pour les accueillir.
— Je suis Cordélia. Il est très faible. Suivez-moi.
Dans la salle commune, un coin avait été aménagé en chambre avec un lit, simple coffre en bois où était posé un matelas ainsi qu'un chevet et sa lampe à huile. Dans le lit, un vieil homme était allongé, les yeux fermés, le visage émacié sur lequel une vie de peines et de regrets avait déposé de profonds stigmates. Au sol, trois coussins colorés contrastaient avec le bois sombre du parquet.
Cordélia s'approcha et se baissa pour lui parler.
— Père, les hommes que tu attendais sont là.
Pendant que la femme installait Baby sur la table près de la cheminée, les trois jeunes gens s'agenouillèrent sur les coussins. Le vieil homme ouvrit les yeux et tourna la tête vers ses visiteurs.
— Mais ce sont des enfants !... Pardonnez-moi. À mon âge, on considère tout le monde comme des enfants.
— Mon père, déclara Matéo. Kéran nous a parlé de votre fils, le visionnaire Sôto. Nous avons entamé un long voyage pour le voir. Si vous avez un message à lui transmettre, nous serons heureux d'en être les porteurs.
Les yeux fatigués s'illuminèrent soudain comme l'espoir d'un jour nouveau. L'ancien membre du conseil du village baissa la voix et Cordélia ne put entendre leur conversation. Cinq minutes plus tard, il les renvoya et ferma les yeux.
Les trois hommes s'installèrent à la table où un verre d'eau les attendait. Leur hôtesse dévisagea Matéo d'une façon toute maternelle.
— Merci d'avoir manifesté votre respect en l'appelant "Mon père". Personne ne l'a appelé ainsi depuis le départ de son fils. Je crois qu'il a une grande confiance en vous.
— Comment savez-vous cela, demanda Gibraltar.
— Il l'a appelé "Mon fils", répondit Cordélia comme une évidence. Ça, je l'ai entendu.
Contrairement à son ami, Matéo connaissait les codes qui régissaient les relations sociales et le degré de respect teinté d'affection et de confiance entre deux personnes de rang différent. Il revint sur la raison qui les avait menés jusqu'au village dans les arbres.
— Nous sommes venus afin de connaître l'île sur laquelle s'est refugié le visionnaire de Paname. Nous voulons reprendre notre route demain de bonne heure.
Il étala la carte sur la table. Après que Kéran ait indiqué l'emplacement du refuge de Sôto, ils déterminèrent le meilleur itinéraire pour s'y rendre via le village suspendu.
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