La thérapie 1 : la loi de l'hormèse
— Comment vas-tu après une journée de jeûne ?
— Pas trop bien. Je suis fatigué, j'ai un mal de tête comme jamais je n'en ai eu. J'ai même un peu de fièvre je crois. J'ai très mal au ventre et des courbatures partout.
— Parfait ! Même si je trouve que les effets sont assez violents chez toi. Cela s'explique car tu es très stressé et tendu, certainement à cause de tes cauchemars. Ça continue toujours j'imagine ?
— Oui, ça continue, confirma Matéo d'une voix lasse. Vous êtes sûr que tout ça, c'est un bon signe ?
Le jeune homme préférait ne pas parler de sa dernière nuit qui s'était achevée avec sa décapitation par Slau, ce qui le réveilla dans un cri de terreur. Le Messager ne prenait même plus la peine d'apparaître de façon symbolique. Il s'identifiait à présent sans ambiguïté dans les rêves de sa victime.
— Certain. Tu as entendu parler de la loi de l'hormèse ?... Non ? Je t'explique.
Matéo était adossé contre un arbre. Sôto rinça un linge dans l'eau fraîche de l'étang, s'assit en tailleur et le posa sur le front enfiévré de son élève.
— L'hormèse est une technique que certains des ancêtres pratiquaient avant le Grand Chaos. Quelle est cette loi de l'hormèse ? Prenons un exemple. Quand tu cours, que se passe t-il au début si tu n'as pas l'habitude comme les gens de tant de gros villages ?
— Je ne sais pas, je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Au début, tu t'essouffles facilement et tu ne cours pas longtemps. Mais si tu continues malgré tout, que se passera-t-il ?
— J'imagine qu'à force, je serai moins essoufflé.
— Exact ! Avec le temps, tu augmenteras la distance parcourue. Tu t'essouffleras moins facilement. C'est ça la loi de l'hormèse.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Je veux te faire comprendre que lorsque tu imposes un stress que ton corps peut supporter, il finit par s'améliorer et devenir plus fort, plus endurant. Je te fais jeûner pour imposer à ton corps un petit stress qui va lui permettre de réagir et de retrouver un fonctionnement plus performant. Je t'obligerai aussi à supporter des températures froides pour fortifier ton corps. Tous ces stress que tu t'imposes formeront aussi ta volonté.
— Le jeûne, qu'est-ce qu'il va m'apporter de bien parce que pour l'instant, ce n'est pas l'idéal.
— Le jeûne va reposer ton système digestif, va augmenter ton énergie, va éliminer les déchets de ton corps, renouveler tes cellules et t'apporter du bien-être. Ton esprit sera plus concentré. Tu seras mieux armé pour contrer les attaques de Slau.
— Je ressens tout le contraire pour l'instant.
— Ça va durer deux ou trois jours. Mais si tu ne bois pas, tous ces malaises disparaîtront en quelques heures. Lève-toi mon garçon, marchons pour faire travailler tes muscles. Fais un jeûne sec, c'est-à-dire sans nourriture ni eau, les effets seront décuplés. Un jour de jeûne sec donne les mêmes résultats que trois jours de jeûne hydrique. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Ça ira mieux demain.
— Vous jeûnez avec moi et vous n'avez pas tous ces symptômes. Pourquoi ?
— Mon organisme est habitué à ces privations. C'est comme lorsque tu prends l'habitude de courir, tu ne t'essouffles plus.
Pendant que Matéo se soumettait à la loi de l'hormèse, Lina qui logeait chez le visionnaire décida de partir à travers le bois. Au temps des ancêtres, c'était le parc naturel régional de la Montagne de Reims. Ainsi le nommaient les ancêtres en dépit du fait qu'aucune montagne ne pointait un sommet à l'horizon. L'archipel où se situait le village s'élevait à quarante-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer entre les anciens villages de Reims au nord, de Château-Thierry à l'ouest et Châlons-en-Champagne à l'est, tous immergés par cent cinquante mètres de fond.
La jeune fille montrait tous les signes d'une grande anxiété, en alerte permanente et ne cessait de jeter un regard circulaire aux alentours pendant sa progression. Après quelques centaines de mètre, elle bifurqua vers le nord est pour s'engager dans la bande de terre que constituaient d'anciennes collines qui dépassaient avant la montée de eaux les quatre cents mètres d'altitude. Elle délaissa le chemin pour passer à travers bois.
Une poigne ferme la tira derrière un tronc. Quand elle reconnut l'homme qui lui souriait, une terreur indicible s'empara de sa personne : Mahoré. D'autres hommes sortaient des fourrés.
— Alors, garce ! Tu ne donnes pas de tes nouvelles ?
— Je vous cherchais...
Le directeur du camp B la gifla sans retenue puis l'empoigna par les cheveux.
— Tu ne parles que lorsque je te le dis, tu as compris ?
Il déposa un baiser sur ses lèvres et la lâcha.
— Ne fais pas la dégoûtée, beaucoup t'envierait. Pas de chance pour toi, je ne suis pas là pour la bagatelle. Tu crois que tu peux passer ton temps à te prélasser au soleil ? Je veux un rapport tous les deux jours sur les projets de Matéo et de sa clique. Tu as compris ma belle ?
— Oui.
— Oui qui ? Et tu baisses les yeux quand tu me parles !
— Oui, monsieur.
Il la gifla à nouveau.
— Tu as tout faux. Oui monseigneur. Répète !
— Oui, monseigneur !
— Très bien. Enlève tes nippes de là. N'oublie pas, je t'attends après-demain.
Lina s'éloigna aussi vite qu'elle put, terrifiée par ce qu'elle venait de subir. Dès que possible, elle s'aspergea d'eau pour se rafraîchir, enlever l'odeur et le goût de son tortionnaire de ses lèvres et se refaire un visage présentable pour cacher les traces de larmes.
Après ces ablutions, elle se sentait mieux et afficha un sourire de circonstance à l'approche du village.
Gibraltar savait que Matéo serait absent toute la semaine du fait de son entraînement avec le visionnaire. Il s'ennuyait un peu et décida de passer voir Lina et l'inviter pour le dîner. Il lui confia Baby afin d'aller chercher des poissons et quelques légumes. Il salivait à la pensée d'un bon cochon de lait ou d'un sanglier, mais on lui avait dit qu'il n'y en avait pas sur l'île. Un chevreuil lui aurait suffi mais la femme d'Erick, il ne se souvenait plus de son nom, lui avait conseillé d'éviter de les tuer sinon toute la faune disparaîtrait en un rien de temps sur une si petite île. Il pouvait mettre une volaille à son menu, mais rejeta cette idée pour préparer un repas impromptu.
Il revint avec un soupir désespéré et deux beaux poissons, encore quelques légumes ainsi que des cerises du verger communautaire.
— je n'ai pas été trop long ?
— Pas du tout.
— Je vois ça ! Vous avez l'air de vous entendre comme deux larrons en foire.
— C'est vrai, on s'entend bien. Hein Baby ?
Le garçon fit un signe enthousiaste de la tête. Depuis qu'il avait parlé au village suspendu, l'enfant avait sensiblement amélioré ses relations sociales. Il ne parlait qu'à Matéo en privé et ne communiquait avec les autres que par des mouvements de tête, des sourires et les mains : un pouce pour exprimer son accord ou son contentement, un petit balancement en guise d'au revoir.
Lina appréciait beaucoup la compagnie de Baby et commençait à s'attacher à lui comme tous ceux qui l'approchaient. De ce fait, une question s'imposait à son esprit : serait-elle capable de livrer le petit garçon à Mahoré ? Elle préférait éluder cette question, même si, en fin de compte, savait n'avoir pas d'autre choix.
Deux jours plus tard, elle se présenta au rendez-vous fixé par Mahoré. Celui-ci lui reprocha son inanité et aucun progrès dans la mission. Elle lui répondit qu'il fallait du temps pour gagner la confiance du groupe. Où puisait-elle cette hardiesse qui prit Mahoré au dépourvu ? Dans l'affection qu'elle éprouvait déjà pour Baby ?
— Baby et moi commencions à devenir amis. Ils me confient de temps en temps la garde du petit. Bientôt, ils me feront suffisamment confiance pour me laisser une journée avec lui. Il ne faut pas réveiller leur méfiance. Monseigneur Slau n'apprécierait pas que par un excès de zèle, la mission échoue.
Sans ménagement, il frappa de la pointe des phalanges repliées la tête de la jeune fille qui ne broncha pas sous la douleur.
— C'est qu'il y en a là-dedans ! OK pour t'accorder du temps. Mais n'essaie pas de me jouer une entourloupe ! Sinon je me ferai un plaisir de faire mourir ton père à petit bouillon. Reviens dans une semaine.
Sôto avait raison. Tous les malaises, douleurs et courbatures disparurent comme par enchantement avec le jeûne sec. Matéo se sentait plein d'énergie, serein, comme sur un petit nuage. Il pensait qu'une privation de nourriture l'affaiblirait mais c'était le contraire qui se produisit.
— Maître Sôto, où avez-vous puisé toute cette connaissance sur l'hormèse ?
— J'ai pu emprunter quelques ouvrages aux gardiens des savoirs oubliés. Il semble que cette pratique du jeûne était connue depuis des milliers d'années. Il paraît qu'elle leur évite même des maladies.
— Vous croyez que c'est possible ?
— Bien sûr, je l'ai constaté sur moi-même. Mais trêve de bavardage. Tu te souviens du parcours que nous avons effectué hier ? Tu m'en fais cinq. Tu te sens capable ?
— Tout à fait capable. Je me sens pousser des ailes aujourd'hui, s'enthousiasma Matéo qui sautillait sur place.
Il démarra en trombe. L'itinéraire délaissa les chemins et se transforma en parcours du combattant avec ses obstacles qu'il fallait escalader, sauter, ramper ou s'agripper pour les passer. Tous les muscles du corps travaillaient ensemble et la chaleur sortit par tous les pores de sa peau. Puis les muscles endoloris commençaient à tirer sur les tendons et finirent par renâcler sous l'effort. Mais Matéo maintint la cadence, ignora la souffrance qui le taraudait et soumit son corps à sa volonté. Il ne s'arrêta qu'à la demande de son entraîneur.
Sôto le conduisit vers un ensemble d'arbres feuillus dispersés au milieu de vignes sauvages jusqu'à un puits. Il s'assit sur la margelle et invita son élève à descendre la corde qui pendait à la poulie.
— Déshabille-toi. Au fond coule une rivière souterraine. L'eau est fraîche, très fraîche. Tu dois rester trente minutes environ. Cela permettra de mieux oxygéner tes cellules. Tu peux remonter quand tu veux. Mais le mieux est d'éduquer ta volonté et contraindre ton corps qui te suppliera de remonter. Amuse-toi bien là-dessous et bon courage !
Ainsi se déroulait une journée de Matéo : l'abstinence de nourriture, des exercices physiques, le travail de la volonté par l'hormèse. Après une semaine d'entraînement, quand le jeune homme revint à la maison, Gibraltar faillit ne pas le reconnaître. Il avait acquis une telle assurance, une telle stature, une telle confiance en lui-même en un laps de temps si court qu'une autorité naturelle se dégageait de toute sa personne au point d'en imposer le respect. Son compagnon resta comme pétrifié, bouche bée, l'air un peu bête.
— Alors, tu ne salues plus ton vieux complice ?
Baby se jeta dans ses bras, suivi de Gibraltar.
— Comment tu as fait ? Tu n'es plus le même. Je veux la même chose.
— Tu veux jeûner à présent ? Je croyais que c'était nul et j'en passe.
— Attends ! Ça le fait trop !
— Je romps le jeûne ce soir pour reprendre doucement une alimentation normale. Il me laisse un jour de repos. Après demain, il me fait découvrir la forêt. Du coup, je prends Baby avec moi. Je ne l'ai pratiquement pas vu de la semaine. Tu m'as manqué mon Baby !
Le petit garçon lui tapota la poitrine, tout heureux et ne le quitta plus d'une semelle de la soirée.
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