Paname 4 : Le visionnaire
Slau ne comptait plus le nombre de fois qu'il visionna la façon dont Matéo avait détruit son armée de drones. Il ne sentait pas la colère monter en lui mais une inconcevable fatalité, en marche depuis le jour où il avait décidé de reprendre les rênes du pouvoir. Il observait le développement des pouvoirs de Matéo et sa capacité à maîtriser la puissance de Esprit. Paradoxalement, il conçut une certaine affection pour son antagoniste et ce sentiment le persuada davantage de la nécessité de l'empêcher d'atteindre le santuaire.
Cunégonde l'interrompit dans ses réflexions.
— Monseigneur, l'amiral Judicaret, le capitaine Val Oris et le Directeur Mahoré Elyas que vous avez convoqués attendent dans l'antichambre.
Le petit salon privé avait été entièrement rénové. Des rideaux gris clair ornés de passementeries dorées montaient la garde aux larges baies vitrées. Des colonnes recouvertes d'or encadraient des scènes pastorales colorées. Des cariatides soutenaient le massif lintau de la large porte qui donnait sur le vestibule. De larges carreaux de grès finement polis recouvraient le sol ainsi que le plateau de table sur lequel Slau visionnait la brève et cinglante défaite de ses drones.
Il leva les yeux et admira les formes voluptueuses de Cunégonde qu'une longue robe sirène agrémentée jusqu'à mi-cuisse de fines dentelles mettait en valeur. Un boléro en satin violacé terminait sa tenue. Il n'y avait rien de sexuel dans son regard, ce n'était que celui d'un esthète. Cependant, l'éclat de sa tenue contrastait avec la gravité affichée sur le visage de la jeune femme.
— Ma chère Cunégonde, je vois que vous êtes malheureuse. Je suis navré de vous avoir peinée l'autre jour. Je vous promets que je ne chercherai plus à attenter à la vie de Matéo. Je le laisserai vivre en paix à compter de ce jour.
— Je vous remercie pour l'intérêt que vous portez à ma personne. Je regrette de vous avoir contrarié.
— Ne vous excusez pas Cunégonde. J'apprécie votre franchise. Personne n'ose me contredire. C'est la solitude du pouvoir. Je me sens moins seul lorsque vous êtes à mes côtés. Alors, je désire retrouver ce visage souriant qui éclaire mes jours et rend moins pesantes mes responsabilités.
Cunégonde leva la tête et sourit.
— Maintenant, aurez-vous l'obligeance de faire venir les officiers ?
La jeune femme introduisit les soldats mais n'assista pas à l'audience.
Les trois hommes s'immobilisèrent à cinq pas de la table et s'inclinèrent.
— Relevez-vous, Messieurs ! Venez vous assoir avec moi.
Ils s'installèrent dans les fauteuils en soie grise.
— Vous avez appris la destruction de mon armée de drones. Perdre une bataille n'est pas perdre la guerre. Quelles leçons en tirez-vous ? Je demande votre avis, non pas que je sois désorienté, mais je veux savoir si vous êtes en capacité à prendre de bonnes décisions et d'assumer de plus grandes responsabilités. Que proposez-vous après cet échec ?
— Il ne faut pas laisser cet acte de rébellion impuni.
— Val Oris, vous proposez donc des mesures de représailles. Pouvez-vous préciser ?
— Tout le village sur pilotis doit être détruit ainsi que celui des vestales. Ce sont des rebelles qui ne méritent aucune pitié.
— Si je vous écoutais, il ne resterait plus aucun humain sur lequel régner. D'autres propositions ? Mahoré ? Vous avez des idées ?
— Monseigneur, il faut occuper militairement tous les villages et enfermer ses habitants dans des camps où ils travailleront et se rendront enfin utiles. Peu de personnels sont nécessaires pour mener à bien cette tâche.
— Très intéressant ! Je réfléchirai à cette belle idée. Vous ne semblez pas pressé de parler Amiral. J'aimerai connaître votre sentiment à ce sujet.
— Plus votre bras pèsera sur les humains, moins ils seront enclins à vous obéir. Laissez leur une certaine liberté, permettez leur de prospérer et ils vous seront soumis sans avoir besoin de les contraindre.
— C'est une idée généreuse aux résultats incertains si je tiens compte de la nature humaine. Les hommes ont besoin d'être gouvernés avec une grande fermeté. Ils ont besoin que les élites décident tout à leur place. À cette condition, nous obtiendrons leur soumission. Cela dit, je suis étonné que personne ne me parle de la manière de neutraliser le jeune Matéo. Nous avons essayé la ruse, puis la violence. Il réussit toujours à m'échapper. Et savez-vous pourquoi ?
— Il a beaucoup de chance, répondit Val Oris, soucieux de se distinguer après avoir essuyé la désapprobation du maître.
— Non, ce n'est pas une question de chance. Il n'avait aucune chance quand les drones ont bombardé la forêt de Fatata. Et pourtant, il s'en est sorti. Je ne vois qu'une explication à cette chance comme vous dites : il est spécialement protégé des messagers. La seule manière de l'interpeller est de l'amener à se livrer lui-même. Alors je pourrai le mettre à mort. Il faut me trouver une personne qui gagne sa confiance et le trahisse.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, je connais une personne qui convient à cette tâche.
— Je vous écoute Mahoré.
— Parmi les mutins arrêtés lors de l'anniversaire de votre prédécesseur, j'ai relâché une jeune fille et son père. Je pourrai arrêter ce dernier et lui faire croire qu'il va être exécuté à moins qu'elle accepte ce travail. Matéo a une grande affection pour le petit Baby, mon ancien esclave. Si elle me livre cet esclave, il acceptera de prendre sa place. Je me propose de le suivre lui et ses compagnons jusqu'à ce qu'il se rende.
— Excellent Mahoré ! Je vous charge de cette mission. Prenez avec vous une dizaine d'hommes. Procurez-vous des vêtements civils et suivez le groupe avec toute la discrétion requise. Vous surveillerez la jeune fille et si besoin la rappellerez à l'ordre. Dès que vous détiendrez Baby, informez moi. Je négocierai personnellement l'échange.
Pendant toute la première semaine de leur séjour au village de pêcheurs, les hommes avaient collaboré pour construire aux nouveau venus une maison dans un arbre. Après sept jours d'absence, Sôto rendit visite à Matéo afin de s'assurer de la fin de son aménagement.
— Entrez maître Sôto !
— Vous êtes bien installés ? Tu es seul ?
— Baby est dans sa chambre et Gibraltar est parti au village. Il voulait choisir un poisson et récolter quelques légumes pour ce soir. Restez dîner avec nous.
— Merci pour ton aimable invitation. Je suis venu prendre de tes nouvelles et savoir s'il y a des améliorations au niveau de tes cauchemars.
— Malheureusement, ça n'a pas changé. J'ai l'impression même qu'ils ont redoublé d'intensité.
— Je peux t'aider à les combattre. Tu es venu me voir pour cette raison j'imagine.
— Max, mon père adoptif m'a dit que vous pourrez m'aider à retrouver mon père.
— Dans une certaine mesure, il a raison. Mais auparavant, je te suggère de consulter l'interprète des rêves. Je suis allé lui rendre une petite visite, lui ai expliqué ton problème et elle a accepté de te recevoir.
— Oh, merci ! J'ai hâte de faire sa connaissance.
Baby sortit de sa chambre. Sôto le regarda, ému et le prit affectueusement dans ses bras. Après le repas et le coucher de Baby, les trois hommes se prélassaient et profitaient ensemble du calme des longues soirées d'été. Rien ne vint troubler la tranquillité des lieux. Le sol rendait la chaleur accumulée pendant la journée. Puis le soleil disparut derrière l'horizon. Les étoiles poussaient les dernières nitescences de l'astre moribond, pressées de prendre tout l'espace. Les trois hommes ne se décidaient pas à rompre le silence qui suivait l'agitation de la journée. Le temps était comme suspendu entre le jour et la nuit.
Gibraltar alluma deux torches qui jetaient sur la terrasse une chaude clarté.
— Êtes-vous bien installés ? Vous commencez à prendre vos marques ?
— Tout à fait maître Sôto, répondit Gibraltar. Les gens sont vraiment sympathiques. Ils m'ont même donné un lopin de terre pour mes cultures. Ils m'ont appris comment nourrir les poissons du vivier.
— Les pêcheurs nous ont proposé de les accompagner et expliqué où jeter les filets.
— L'esprit communautaire est important et nous sommes attentifs à ce que chaque membre se sente à l'aise et participe à la vie du village. À ce sujet, une livraison est prévue dans trois jours sur la côte est. Vous pouvez donner un coup de main pour charger le poisson et vous pourrez asusi visiter notre île en m'accompagnant.
— Pour ma part, ce sera avec plaisir. C'est pas tout ça, mais j'ai jardiné tout l'après-midi et je suis vanné. Je vais me coucher. Bonne nuit.
Matéo et Sôto restèrent silencieux un moment après le départ de Gibraltar. La nuit avait pris ses aises. Des nuages effilés striaient le croissant de lune. Le visionnaire profita de cette intimité pour interroger le jeune homme.
— Dis-moi, comment as-tu su où j'étais ?
— C'est Kéran qui nous a donné votre position. Il est de votre parenté je crois.
— C'est exact, confirma Sôto. Un arrière cousin éloigné. Vous a-t-il parlé de mon père ?
— Mieux que cela ! Il nous a arrangé une entrevue avec lui.
— Comment va-t-il ?
— Il est devenu vieux et ne bouge plus il me semble de son lit.
Le visage du visionnaire se rembrunit.
— Mais ne vous inquiétez pas ! Cordélia s'occupe de lui comme de son propre père. C'est une femme vaillante et loyale, digne de tous les éloges.
— Ah ! s'étonna Sôto. Elle est restée avec mon père ?
— Après votre départ, si j'ai bien compris, elle n'a pas voulu se marier. Votre père l'a accueillie comme sa propre fille.
Les larmes rendaient brillants les yeux du vieil homme, prêtes à déborder. L'abondante chevelure sur son front chenu, le visage à peine ridé, les lèvres minces, les joues légèrement creuses lui donnaient une expression concentrée mais sereine. Il comprenait que, par cette adoption, son père avait donné sa bénédiction à son projet de mariage avorté. Il voulait néanmoins se rassurer sur une question qui le hantait depuis qu'un soir il avait quitté famille et patrie pour fuir la colère du patriarche humilié.
— Mon père ! A-t-il dit ce qu'il pensait de mon départ ?
Matéo sentait dans le ton de sa voix toute la valeur qu'il accordait au jugement de son aïeul et toute la profonde affection qu'il lui portait.
— Il a dit... que vous avez bien agi et qu'il était fier de vous.
Sôto dodelina la tête pendant que des larmes de soulagement coulaient sur sa joue. Il leva les yeux vers le jeune homme et lui exprima dans un sourire une gratitude sans borne pour ce message réconfortant. Il essuya les larmes d'un revers de manche comme pour confirmer que les tourments de toute une vie venaient d'un coup de s'effacer pour laisser s'épanouir sur son visage le contentement enfin retrouvé.
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