Le voyage 2 : Les dunes de Takamaka
Sans transition, les roches noires firent place à un beau sable blond. Ils s'étaient arrêtés au pied d'une dune pour la nuit. Mahoré attendit une grande partie de la soirée, mais Lina, désespérée, ne s'était pas manifestée. Elle aurait donné sa vie pour sauver Baby, mais ne pouvait risquer celle de son père. Ce soir, elle devrait le livrer et cette seule pensée lui déchirait le cœur.
Takamaka étincelait sous l'ardente luminosité du soleil. Quand les coulées de lave avaient refroidi, le sirocco, arrêté dans sa progression par les sommets volcaniques nouvellement formés, avait accumulé le sable du Sahara et façonné cette mer de dunes. Des lacs d'un bleu profond ornés d'un liseré émeraude s'étaient formés, alimentés par des résurgences sous le sable. Les pluies tombées sur le versant sud des Dômes du Tonnerre finissaient à Takamaka.
— On dirait des pierres précieuses jetées sur une étoffe dorée, s'extasia Matéo.
— Tu me sors les mots de la bouche. Je ne savais pas que de telles désolations recèlent tant de beauté. Mêmes les plus beaux monuments du palais ducal ne peuvent rivaliser avec ce que nous avons vu. Tout ça, ça me rappelle les magnifiques nymphes de Fatata.
— Ça te reprend, s'exclama Matéo, amusé. C'est plus fort que toi. Quand j'aurai vu mon père, je te promets qu'on y retournera.
Gibraltar écarquilla les yeux de plaisir.
— Sans rire ? Tu ferais ça ?
— On y retournera, mais pas pour cette raison.
— Ouais ! Je me disais aussi.
Matéo lui donna un coup d'épaule
— Tu feras ce que tu voudras. Tu n'as pas besoin de ma permission.
Puis, les deux amis continuèrent à contempler cette merveilleuse désolation qui défilait sous leurs yeux et dont ils ne se lassaient pas. Après une heure de navigation, Gibraltar immobilisa la barge au-dessus d'une grande étendue d'eau.
— Regarde ce lac. J'ai envie d'un bon bain. J'en ai marre de cette chaleur !
— Tu oublies que Mahoré n'est pas très loin.
— Je ne vois rien sur mon scan. C'est Lina qu'il veut, pas nous. Transforme la barge pour qu'elle flotte et, je ne sais pas moi, mets un dôme de protection autour comme lors de l'incendie de la forêt. On risque quoi ?
Matéo estimait que les envies de son compagnon étaient complètement délirantes et qu'un peu de folie n'était pas pour lui déplaire.
— À vos ordres. Le bain de votre Seigneurie est prêt.
— À l'eau tout le monde ! s'égosilla Gibraltar qui, en passant près de Baby, le souleva dans les airs.
Après s'être déshabillés, tous trois montèrent sur le bastingage et sautèrent dans l'eau en poussant des hurlements qui attirèrent Lina hors de sa chambre où elle s'était enfermée depuis deux jours. La joie et l'enthousiasme de ses compagnons esquissèrent un court instant un sourire bienveillant sur son visage.
En bas, une bataille d'eau battait son plein et entre deux éclaboussures, elle pouvait apercevoir une tête ou deux. Les deux grands lançaient Bébé dans les airs, dont les cris ne s'arrêtaient qu'avec son immersion. Comme tous les enfants, il aimait se faire peur et réclamait, sans se lasser, qu'on le fasse sauter.
Cette excitation et cette détente juvénile dura une bonne demi-heure, puis l'enthousiasme retomba et le bain devint plus calme. Matéo remonta tandis que Gibraltar apprenait à nager à son jeune compagnon et que Lina retourna dans ses pénates.
Gibraltar avait raison : le bain lui fit le plus grand bien. Il se promit de l'écouter plus souvent. Il jeta un œil inquisiteur aux alentours, mais ne voyait que l'eau et le sable. Il prépara une collation dont tout le monde profita sauf Lina qui n'avait toujours pas faim.
— J'ai examiné la carte, commenta Gibraltar. Nous sommes dans le sud de Takamaka. Après avoir traversé le bras de mer, on devrait arriver aux Monts Atanary ce soir. C'est une contrée verdoyante. On n'a plus de provision, on devrait s'arrêter pour récolter quelques fruits avant de repartir. J'aurais dû en prendre davantage sur le plateau de Langres.
— Tu ne pouvais pas savoir qu'on traverserait deux déserts.
Le reste du voyage fut plus calme après l'excitation du bain. Deux heures plus tard, ils arrivèrent à l'extrémité sud de Takamaka. Les dunes de sable se déversaient directement dans l'océan. Ils traversèrent le bras de mer avant de survoler les plaines qui bordaient les premiers contreforts des Monts Atanary, puis prirent la direction de l'ouest.
Le terrain devint plus accidenté. Les chênes et les châtaigniers recouvraient les collines que les torrents avaient morcelées et sculptées. Puis Gibraltar, guidé par le scan, vira plein sud, en direction des plus hauts sommets de la chaîne. Le hêtre et le sapin blanc devinrent endémiques à une altitude plus élevée. Matéo s'étonnait des rapides changements de paysage.
Ils suivaient les vallées pour pénétrer au cœur de la montagne. Puis, au détour de l'une d'elle apparut la magnifique plaine alluviale de Gavarnie fermée par le cirque du même nom dans toute sa splendeur. Matéo et Gibraltar restèrent bouche bée. Un vrai paradis de verdure et d'architecture minérale s'offrait à leur regard ébloui.
Gibraltar ralentit afin de contempler à son aise le spectacle grandiose que lui procurait la montagne. Une rivière serpentait sous leurs pieds. Dévalant les hautes falaises, une cascade gigantesque drapait d'un voile vaporeux un côté du cirque. Les spectateurs de cette scène n'avaient pas de mots pour exprimer ce qu'ils ressentaient. Ils se contentaient de remplir leurs yeux et leur esprit de ce panorama à couper le souffle.
Le véhicule s'approcha de la chute d'eau, longea l'arrondi du cirque, s'éleva et disparut derrière les falaises situées à son sommet. En prenant de l'altitude, ils survolèrent une forêt de pins et de hêtres, puis aperçurent la brèche de Roland formée de deux parois de cent mètres de haut et distantes de quarante : c'était la porte d'entrée du sanctuaire. Gibraltar posa la barge au pied de la falaise qu'une étendue de pierres séparait des arbres.
Malgré l'altitude, il ne faisait pas froid. Le soleil se couchait tard pendant ces jours d'été, ce qui donnait le temps d'aller cueillir quelques fruits et baies dans le sous-bois. Lina se porta volontaire pour cette tâche nécessaire afin de sortir un peu de sa chambre et proposa que Baby l'accompagne pour tenir le panier. Les deux garçons ne lui refusèrent pas cette opportunité de se changer les idées et les suivirent du regard jusqu'à ce que la jeune femme et le petit garçon disparaissent dans le bois.
Une demi-heure passa. Matéo commença à s'inquiéter de leur absence et se confia à Gibraltar. Ils sortirent du véhicule, mirent leurs mains en porte-voix et les appelèrent. Quelques minutes plus tard, Lina et Baby apparurent au grand soulagement des deux jeunes hommes.
— Les voilà ! murmura Matéo.
— C'est bizarre ! Où est passé le panier ? Ils marchent d'étrange...
Ils n'étaient pas seuls. Des soldats les accompagnaient. Ils s'immobilisèrent à quelques mètres des deux garçons. Matéo reconnut Slau qui tenait Lina et Mahoré qui essayait de se dépêtrer avec un Baby gesticulant.
— Nous nous retrouvons enfin Matéo, commenta le Messager. Décidément, tu es insaisissable. Heureusement, mon amie Lina que voici nous a été d'une grande utilité. Elle n'a pas hésité une seconde à te trahir sans vergogne et je tiens à la remercier pour sa précieuse collaboration.
Matéo devint blême. Il serra les points pour évacuer la rage qui montait en lui. Ses traits se durcirent. Impuissant, il attendait la suite. Gibraltar prenait un air détaché : il réfléchissait à une stratégie pour sortir de cette situation.
— Je te propose un marché. Livre-toi et je relâcherai Baby. Si tu renonces à te rendre au sanctuaire, je te promets la vie sauve. C'est honnête, il me semble.
— Pourquoi me harcèles-tu ?
— Ce sont mes affaires que je te révélerai si tu te constitues prisonnier. Je ne te demande pas une réponse à l'instant. Tu as la nuit pour réfléchir. Tu m'informeras de ta décision demain.
Le soleil disparut derrière les plus hauts sommets. Les dernières lueurs du jour rivalisaient sans résultat avec la nuit. Les spots jetaient sur le pont de la barge des flaques incandescentes.
— Cette fille ! Cette traîtresse ! Je vais l'écrabouiller ! C'est ma faute ! Je n'aurais jamais dû lui faire confiance.
— Tu n'y es pour rien et elle non plus. Elle semblait très attachée à Baby. Elle n'aurait sans doute jamais fait cela sans une raison impérieuse.
— Et tu la défends en plus !
— Calme toi ! La colère n'est jamais bonne conseillère, ni l'affolement.
Gibraltar reconnut que son ami avait raison et calma ses ardeurs.
— OK ! Désolé pour cette première réaction. Pendant que l'autre grand nigaud parlait, j'ai réfléchi à ce qu'on pourrait faire.
— Je t'écoute.
— Tu ne t'énerves jamais toi ? Oui bon ! Je propose de me constituer prisonnier.
— Non ! le coupa Matéo.
— Laisse-moi finir. On ne peut pas laisser Baby seul aux mains de Mahoré. Le grand échalas de Slau n'aura pas toujours l'œil sur lui et on ne sait pas ce que ce tortionnaire peut lui faire. Baby se sentira rassuré si l'un de nous passe la nuit à ses côtés. Et comme tu ne peux pas parce que tu dois rencontrer ton père. C'est donc moi qui irai.
— C'est une très mauvaise idée.
— Tu sais très bien qu'il ne nous fera rien tant qu'il a encore l'espoir de t'avoir. Nous sommes une monnaie d'échange pour Slau. Je m'arrangerai pour qu'il attende un ou deux jours de plus. Pendant ce temps, tu vas voir ton père et tu reviens nous délivrer.
— C'est une solution.
— Si tu te rends maintenant, il te tuera même s'il t'a promis le contraire. Mais si tu vas voir ton père d'abord, je suis sûr que tu reviendras avec des pouvoirs qui te permettront de vaincre Slau. De toute façon, je ne demande pas ton avis.
Sans attendre l'approbation de son compagnon, il prit une torche et un linge blanc et fonça droit vers le bois. Il ne tarda pas à être arrêté par une sentinelle qui le mena devant Slau.
— Tu es bien imprudent de te présenter à moi en pleine nuit.
— J'ai une proposition à vous faire. Laissez-moi avec Baby. Ma présence va le rassurer et vous pourrez me garder prisonnier.
— Quelle présomption ! Tu crois que tu as de la valeur à mes yeux ?
— Personne n'a de la valeur à vos yeux à part Matéo. En ce moment, il hésite sur la conduite à tenir. Mais, avec moi prisonnier, c'est un élément de plus pour le décider à accepter l'échange.
— Tu trahirais donc ton ami ?
— Je ne le trahis pas. J'essaie de garder tout le monde en vie. Vous avez promis de l'épargner s'il se rend. À moins que vous n'ayez pas l'intention de tenir votre promesse.
Slau se trouvait pris à son propre piège. Il était dans l'obligation d'accepter la proposition de Gibraltar afin de prouver la sincérité de ses paroles.
— C'est d'accord, tu peux rester jusqu'à demain avec ton petit protégé.
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