La bulle qui emportait Matéo survolait le sanctuaire à plus de cinq mille kilomètres à l'heure. Elle n'effectuait pas de virage mais changeait brusquement de direction sans aucun effet physique sur son passager.

Matéo n'avait pas la tête à admirer le paysage qui défilait sous ses pieds. Après bien des péripéties, il atteignait enfin son but : retrouver son père. Il sentait son cœur accélérer dans sa poitrine. Il respira profondément afin de chasser son appréhension et retrouver son calme. L'engin ralentit enfin et rasa la surface d'un immense lac, provoquant des gerbes d'eau sur son passage. Au loin, des chutes se succédaient sur plusieurs centaines de mètres. Il traversa une cascade et déposa le jeune homme derrière la muraille d'eau.

Le couloir composé de roches noires était parsemé de gemmes scintillants. Matéo déboucha sur une immense grotte lumineuse. Les stalactites ne se composaient pas de concrétions calcaires mais de prismes translucides qui descendaient du plafond tels les tubes d'un orgue. D'autres sortaient du sol dans tous les sens mais toujours disposés de façon harmonieuse au regard. Une luminosité diffuse émanait des parois et du plafond.

À deux cents mètres environ, une silhouette immobile attendait. Matéo avançait dans sa direction, les jambes flageolantes et les mains moites. Son cœur recommençait à battre la chamade et il ne put rien faire cette fois pour le calmer. Il ne savait pas quelle attitude adopter. Il se présentait à son père mais aussi au messager alors qu'il n'était qu'un humain. Devait-il s'agenouiller devant lui, lui sauter au cou ou l'incriminer de ne s'être pas manifesté toutes ses années ?

Le messager, devinant son trouble, lui facilita cette première rencontre. Il se accourut vers lui et le prit tendrement dans ces bras. Matéo se laissa aller aux larmes, la tension complètement retombée.

— Mon fils, mon bien aimé !

Il resserra son étreinte, puis le repoussa avec douceur.

— Laisse-moi voir de près ton visage.

Il le dévisageait avec une grande tendresse, ce qui rassura le jeune homme. Il avait pris une forme physique rassurante afin de prendre son fils dans ses bras et lui montrer toute son affection. Sa chevelure blanche scintillait sous la lueur omniprésente de la grotte. Sa stature imposait le respect mais exprimait la bonté qu'un père pouvait manifester à son fils. Il déversa sur lui un flot d'amour et de chaleur. Matéo sentit cette avalanche le submerger et il se détendit.

— Tu as traversé bien des dangers pour venir jusqu'ici. Et je t'en remercie. As-tu reçu Esprit que je t'ai réservé ?

— Je l'ai bien reçu et je t'en remercie père.

— J'ai vu aussi que tu l'as toujours utilisé à bon escient : jamais dans un dessein égoïste mais toujours pour aider les autres. Je suis fier de toi.

Pour la première fois de sa vie, il ne put contenir la rougeur qui colorait son visage. Un fils est toujours heureux quand son père l'approuve. Il ne faisait pas exception.

— Tu es à un âge où tu dois connaître certaines vérités. As-tu des questions ?

— Je suis ton fils, tu es un messager et je suis un humain. Comment cela se peut-il ?

— À l'origine, tu es un messager. Nous apportenons à une race d'êtres éternels très ancienne. Nous sommes constitués d'énergie pure dans une proportion colossale. Nous maintenons les planètes sur leur orbite, agençons la matière dans l'univers et contribuons ainsi à l'harmonie qui y règne. Tu as oublié toutes ces choses ainsi que ta vie quand tu étais toi-même un messager. Esprit va te rappeler ta vie d'autrefois.

Il tendit la main et l'Esprit de Matéo vint s'y poser. Sur un léger mouvement des doigts, Esprit s'immobilisa au-dessus de la tête du fils du messager, l'enveloppa d'une lumière bleue qui pénétra dans son corps. Celui-ci devint lumineux et dégageait d'ardents rayons qui dessinaient l'apparence d'ailes dans son dos. Aussitôt, il se souvint de sa vie d'avant.

Il naquit voici plusieurs millénaires dans une implosion d'énergie pure. Son père l'accueillit avec tendresse et l'entoura de soins et d'affection. Tous les serviteurs montraient leur joie et leur attachement au jeune prince. Son frère aîné, Slau, participa avec sincérité aux liesses en l'honneur de sa venue. Il lui demandait souvent de l'accompagner pour lui montrer les merveilles de la nature que leur père lui avait confiées pour en prendre soin.

Tout comme leur père, Slau était peiné de voir les hommes saccager la terre, mais Matéo était celui qui était le plus attaché au sort des humains. Il sentait son frère un peu aigri contre les humains mais n'osait le dire par respect pour son aîné.

Matéo reprit son aspect humain.

— Père, je me souviens à présent.

Jadel le fixa d’un regard approbateur.

— Lorsque le Grand Chaos survint, Il fallait choisir qui de vous deux devait prendre un corps physique pour guider les hommes et leur éviter les mêmes erreurs. Tu montrais davantage d'affection pour les humains que Slau, mais étant l'aîné, il me semblait plus approprié de le nommer pour cette mission. Il devenait ainsi le Shiloh, celui qui avait le droit légitime de diriger les hommes. Comme tu le sais, tout se passa bien au début. Puis son cœur devint orgueilleux et il se complut à être vénéré, honoré au lieu de se mettre au service de l'humanité. Il imposa plutôt que de suggérer, orienter. Dans son arrogance, il laissa les humains sans direction, ce qui amena les injustices que tu connais. Il resta sourd à toutes les remarques sur sa gestion. Il refusa de collaborer ou de rendre compte et s'enferma dans la ville de cristal, muet à toutes mes sollicitations.

Le messager s'assombrit à l'évocation de cette rébellion aux implications malheureuses.

— Père, tu n'es en aucun cas fautif. Slau est seul responsable.

— J'ai une part de responsabilité puisque je l'ai nommé pour cette mission. Je me devais de remédier à cette situation. C'est pourquoi je lui ai retiré le droit légitime de diriger les humains et ai nommé un autre Shiloh.

— Et ce Shiloh, c'est moi.

— En effet. Tu avais accepté avec joie cette mission.

— Mais pourquoi transférer ma vie dans la matrice d'une femme afin que je naisse comme un humain ?

— Il a manqué à Slau de se trouver dans la même condition que les hommes. C'est pourquoi, je voulais que tu connaisses les mêmes difficultés, les mêmes limites ainsi que les mêmes frustrations face à la mort d'un être cher. Tu devais savoir également surmonter les problèmes, les injustices, mais aussi expérimenter l'amitié, la coopération, la loyauté, tout ce que Slau ignore. Je sais que c'est dans la douleur et la souffrance que tu as été formé, mais cela t'évitera de t'isoler, de te séparer des préoccupations des humains. Tu deviendras ainsi un meilleur chef à leur service.

Matéo se souvenait vaguement de cette femme à laquelle Max l'avait soustrait alors qu'il n'était qu'un nourrisson et dont il lui avait parlé.

— Ma mère est-elle encore en vie ?

— Non, elle est morte. Toute ta famille adoptive a été exterminée par le duc de Sangamouji. La femme à qui tu as été enlevé n'était pas ta mère, mais ta nourrice. Celle qui t'a porté est la duchesse de Mogor, femme de Montégo. Slau apprit ta naissance. Aussitôt, il ordonna une expédition punitive pour te tuer. Je fis de sorte que la nourrice te cache chez elle. Max, le chef de la garde a pu sauver le fils héritier qui n'est autre que ton ami Gibraltar. C'est ton demi-frère. J'ai voulu te donner des compagnons qui te soient proches.

Le visage de Matéo s'éclaircit.

— Gibraltar est mon demi-frère !

— Par la suite, lorsque ton frère réussit à te retrouver, il fit envoyer des gardes pour te supprimer. J’ai demandé à Max de te récupérer et de te mettre en lieu sûr. J'ai toujours veillé sur toi tout en te permettant de connaître les expériences heureuses ou malheureuses pour faire de toi le meilleur dirigeant possible. Après avoir surmonté toutes ces épreuves, tu es prêt pour remplir ta mission. Mais tu dois empêcher Slau de nuire davantage. Il n'acceptera pas de céder le pouvoir, surtout à son frère cadet. Il pense que je l'ai humilié en faisant de toi le nouveau Shiloh pour le remplacer. C'est pourquoi il a voulu t'empêcher de venir jusqu'à moi et cherché à te tuer. Pendant ton séjour dans le sanctuaire, il a asservi tous les hommes qu’il a maintenus dans la terreur. Tu dois les libérer de son emprise et leur apprendre à vivre par ton exemple dans l'harmonie et dans la paix. Tu dois retourner dans le monde des hommes, prendre la place de Slau et le mettre hors d'état de nuire.