Les emmerdes

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Sous prétexte qu'il y avait de mauvais éleveurs, ils ont passé la subvention au porc ramassé et non plus au porcelet livré, sans l'augmenter bien sûr ! Autrement dit, ils nous faisaient payer les pertes. À cause de leurs bestioles malingres et de la nourriture dégueulasse, moi, je n'y arrivais plus. Pourtant, j'étais sérieux dans mon travail. C'est toujours les petits qui trinquent !

J'ai donc cherché à me diversifier un peu, un truc qui pouvait rapporter sans trop me fouler. Juste à ce moment, l'administration repentanciaire a annoncé sa nouvelle politique. Vous avez entendu parler de leur problème de débordement. Avec l'automatisation des jugements, les prisons ont été rapidement saturées. Ils ont mis en place ces fameux camps d'internement, malgré les criailleries de vieux cons vite mouchés. Il parait que ça ressemblait trop à des camps d'une autre époque. C'était bien foutu : les baraques étaient isolées et cela rendait le chauffage inutile, vu le nombre qu'ils étaient. Écologiquement, c'était correct. En plus, le sous-traiter faisait que ça ne coutait rien aux impôts. Les mecs bossaient pour grailler, comme tout le monde. Normal ! Ce n’est pas parce que ce sont des malfaisants qu’ils ont le droit d'être logés-nourris gratos.

Ils ont bien fait de faire appel à des professionnels ! Vous vous souvenez quand les responsables de ce groupe de luxe sont passés au tribunal ? Le temps du jugement, ils avaient obtenu le marché pour la construction d'une prison pour les VIP. C'est quand même naturel que ces gens puissent continuer à travailler même s'ils sont condamnés. On a besoin d'eux. Pas la peine d'ergoter sur le confort, les salles de réunion ou les piscines, c'est normal ! Ça les aide dans leur boulot. En plus, ils ne peuvent pas passer en jugement automatique, car c'est toujours trop compliqué. Pareil avec les anciens membres du parti. Enfin, certains ! C'est étonnant le nombre de décès chez ces gens-là, subitement après la découverte de leurs écarts ou de leur opposition. Donc l'administration repentantiaire explosait, d'où son idée de confier certains de leurs repentants à des entreprises qui avaient besoin de main-d'œuvre.

Ce n'était pas par charité ! Ils indemnisaient les entreprises, à charge pour elles de loger et nourrir leurs délégués, comme ils disaient, sans quand même les payer. Dans mes bâtiments, il y avait une ancienne nurserie, pour les truies, vous savez, avec des logettes séparéees. Y aménager de petites cellules était facile. J'avais fait au mieux, dans la limite de mes moyens. Je m'attendais à une visite de contrôle, mais cela semblait inutile, je n'ai vu personne. C'est ça, la nouvelle société ! Basée sur la confiance et la responsabilité des citoyens, des vrais.

J'ai donc été surpris quand ils m'ont amené trois gusses, sans prévenir. D'autant plus que je n'avais pas pensé à cet aspect des choses : c'était des bronzés ! Forcément, on ne trouve qu'eux en prison. Ceci dit, je ne suis pas raciste. En opération, on était que dans des pays de mal blanchis, tellement ils sont incapables de faire respecter l'ordre chez eux. Je n'ai jamais eu de problème. On allait les aider pour qu'ils restent dans leur gourbi, pour leur fait passer l'intention de venir chez nous prendre notre place. On faisait dans l'humanitaire, comme le repétait nos chefs.

Un black, très jeune, et deux arabes. Des Français, comme ils veulent qu'on les appelle. Je les ai installés. Ils ont un peu fait la gueule, mais les matons leur ont fait comprendre leur bonheur. Ce ne sont que des mecs prêts d'être libérés. Ils avaient intérêt à se tenir sages, car ils avaient chacun un bracelet. S'ils sortaient de ma propriété, bingo, retour à la case départ pour refaire toute leur période de repentance !

Ils filaient doux. Je leur ai expliqué le job et ils le faisaient bien. Le confort était peut-être limite, mais il y a pire. Pour la bouffe, c'était la même que pour les cochons, améliorée d’un bout de pain et d’un kil de rouge pour qu'ils ne renâclent pas trop. Ça, j’ai économisé, rapport à leur croyance.

C'était effectivement une bonne option. Au moins pour moi. Je n'avais plus à trimer, juste à gueuler pour leur rappeler qu'ils avaient un maitre et intérêt à obéir. Plus ce qu'ils me rapportaient ! On avait vraiment un gouvernement qui faisait les choses intelligemment, en prenant en compte les besoins des gens.

Je n'ai pas vu l'accident. Je les avais prévenus de ne pas entrer dans l'enclos sans protection. Quand les deux ont commencé à hurler, le troisième était déjà à terre. À la première morsure, ça a été la curée. Il n'a pas dû souffrir longtemps. Tout ça pour une connerie. La photo de sa fille qui s'était envolée dans l'enclos. Il a voulu la récupérer. À peine entré, il a été bousculé. Ils sont rapides et malins, ces bestiaux. En plus, c'était vrai : la photo de sa gnare trainait dans la merde.

Il m'avait raconté qu'il était comptable. Un soir, il s'était fait choper par une patrouille qui n'avait pas fait son quota. Il avait montré tous ses papiers, tranquillement, mais ils l'avaient embarqué pour rébellion. La déclaration faite, le verdict était tombé en retour : trois mois ! Pas cons, les flics, ils avaient compris comment faire réagir la machine à jugements.

Il m'avait expliqué qu'il n'avait pas voulu protester, car il connaissait les tarifs. Si tu faisais appel, tu ne gagnais jamais et tu écopais d'une condamnation pour mise en cause de la justice publique. Les automates-juges étaient super bien foutus. Je ne sais pas pourquoi je l'avais écouté. C'était ses affaires, pas les miennes.

Avec les deux restants, on a dû chasser les cochons, les enfermer. Ils ont ramassé ce qui restait. Je leur ai dit de le déposer près de la broyeuse. Je l’ai fini un peu plus tard, discrètement.

Je ne savais pas quoi faire. Je l’ai tronçonné, comme les plus grosses bêtes, pour récupérer le bracelet. Je ne savais pas si je devais le déclarer. Il n’y avait rien sur de tels cas dans leur contrat.

Je suis un homme sérieux et responsable. J'ai donc signalé l'accident. Ils m'ont répondu qu'il y aurait une enquête et que c'était à moi de faire les démarches de décès. Facile, il n’y avait plus de traces, donc rien à faire. J'ai juste coché la case "corps irrécupérable".

C'est Marcel qui est venu avec un collègue pour l'enquête. On a bu un coup, pendant des heures, pour bien expliquer et pour parler d’autres choses. Un stupide incident. Tout était en ordre.

De toute façon, un seul mec suffirait pour le travail. J’en ai pris trois pour les indemnités. Aussi pour participer à l'effort de redressement du pays. Soulager l'administration repentanciaire, c'est plutôt bien !

Quand j'avais raconté ma démarche à Marcel et à Guy, ils m'avaient félicité pour mon civisme. C'était avant l'accident. Ils ont voulu voir mes délégués. Ça a été l'erreur, car j'ai bien vu Marcel maté le black.

Quand on était en opération en Afrique, plusieurs fois il y a eu des accrochages avec la population. On retrouvait des jeunes un peu amochés. Chaque fois, l'affaire était étouffée et la mort mise sur le compte des rebelles. Avec Guy, on savait bien, parce que le lendemain, Marcel était dans un état second, comme libéré et embêté à la fois. On ne lui a jamais rien dit. D'abord, c'est un pote. Ensuite, nous trois, on se doit la vie. Chacun à notre tour, sans les autres, on y serait resté. Quand on doit la vie à un mec, on ne lui demande pas s'il est circoncis ! Mes copains, je sais qu'ils ne font pas partie des coupés ! On s'est assez vu à poil pour connaître notre acte de naissance !

Marcel, il a flâché sur le petit black. Petit en âge, car il est plutôt baraqué. C'est de ma faute, j'aurais dû me méfier. Toujours est-il que quelques jours après son passage pour l'incident, le black n'est pas sorti de son logement. Ce n’était pas beau à voir. Cela avait dû être long et bruyant, car le dernier qui me restait était plus blanc que moi et claquait des dents sans arrêt. J'ai bien cru qu'il allait aussi calancher. Je lui ai retourné deux baffes, histoire de lui remettre les idées en place. J'avais besoin de lui pour porter les restes à la broyeuse.

Cette fois, je n'ai rien dit. J'ai fait le mort, si vous voyez ce que je veux dire. Marcel, il ne m'a pas parlé de ce qui s’était passé. Il ne pouvait pas mener l'enquête. Je ne voulais pas le mettre dans l'embarras. Bon, puis avec deux morts en moins d'un mois, je ne voulais pas passer pour un bon à rien, comme avec mes cochons.

J'ai pas eu du mal à récupérer son bracelet en le tronçonnant. Je l'ai accroché à un clou, comme ça le mec est toujours là et il ne risque plus de bouger.

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