Chapitre 11
Les bruits derrière la porte s’étaient tus depuis longtemps. Je n’entendais plus que le son de ma respiration et les craquements irréguliers du parquet d’artbois. La pluie s’était arrêtée durant le repas, et seule l’eau jaunâtre s'écoulant encore sur les côtés du dôme témoignait de ce qu’il venait de passer. « Encore des récoltes fichues en l’air. » songeai-je, les paupières lourdes. Mes devoirs terminés, je me laissai emporter par la fatigue qui me plongea dansles profondeurs de mes rêves.
Soudain, devant mes yeux fermés s’imposa un visage aux contours flous. Si je l’avais pu, j’aurais plissé les yeux, et c’est ce que je fis en pensée. Le visage se précisa. Ma mère. Elle était là, devant moi, ses larmes coulant sur ses joues rougies par la chaleur. Sa vue me troubla. D’instinct, je portai ma main à mon médaillon, pendu à mon cou comme un talisman. La dernière vision que j’avais de ma mère était celle où elle me le confiait en pleurant. Une larme coula sur ma joue. Mes frères et mon père étaient-ils au courant qu’un talisman se transmettait de femme en femme dans la famille ? Je serrais tellement fort le pendentif pour refouler mes larmes qu’il semblait imprimer sur ma peau son motif d’arbre. J’avais quitté ma famille si rapidement et le temps était passé si vite... Cela faisait déjà deux semaines que j’étais partie, et la sensation de vide que je ressentais quand je pensais à mon village ne s’estompait pas.
Entre mes doigts resserrés, le médaillon semblait m’ordonner de croire en mon rêve. Ma mère m’avait fait confiance et m’avait encouragée. A moi maintenant de me montrer capable de terminer ce que j’avais commencé.
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Le ciel rosissait à vue d’œil, et une lumière orangée éclaboussait les meubles de ma chambre. Couchée sur le dos, je venais de me réveiller. « Il va falloir que je me lève » pensai-je, sans pour autant bouger un seul orteil. J’étais fatiguée, j’aurais voulu rester toute la journée dans mon lit à contempler le ciel. La cloche ne me laissa pas ce loisir ; sa sonnerie indiquait qu’il restait une demie heure avant le début des cours, j’avais intérêt à me dépêcher.
A peine avais-je refermé ma porte que je croisai Cyll dans le couloir. Encore endormi, il avait l’air complètement amorphe. A vrai dire, je me demandai s’il n’avait pas bu : ses pas hésitants et le fait qu’il soit encore en pyjama m’interpellait.
- Cyll ? l’appelai-je à voix basse.
Il ne répondit pas. Il n’avait même pas l’air de m’avoir entendue, et continuait à marcher dans le couloir sans but précis. Ses yeux verts écarquillés semblaient fixer le vide. Peut-être était-il somnambule ?
- Cyll, tu m’entends ?
Je me repris : s’il était bien somnambule, j’avais intérêt à ne pas le réveiller. Dans ma famille, on m’avait toujours dit que réveiller un somnambule l’exposerait à la perte de la mémoire. Je ne savais pas si c’était vrai, mais je n’avais pas envie de vérifier si la légende était véridique. J’agitai ma main sous le nez de mon ami. Il ne semblait pas me voir.
- Du feu... Fumée ... murmura-t-il soudain comme en transe.
Je sursautai ; il délirait. « Je devrais appeler madame Clara ! » pensai-je, ne sachant que faire. J’allais crier à l’aide quand une main m’empoigna fermement le poignet. Je me retournai vivement et tombai sur Cyll, qui cette fois avait l’air bien lucide. Il me fixait en tout cas avec une sorte de détermination que je ne lui avais jamais vue.
- J’ai eu une vision, me confia-t-il tout en continuant à planter son regard dans le mien, ton village... Il y avait des flammes et de la fumée.
- Euh... Oui ? répondis-je, incrédule, tout en tentant de dégager mon poignet.
Cyll lâcha un soupir consterné et me lâcha sans pour autant cesser de me fixer, de telle façon que je crus un court instant qu’il allait me démasquer.
- Tu ne comprends pas. Tu dois me prendre pour un fou, mais je t’assure que j’ai régulièrement des visions, et celle-ci était très claire. Ton village est en danger.
- ... Et lorsque tu as des visions, tu te balades en pyjama en zigzaguant comme un ivrogne ?! m’étonnai-je sans savoir si je devais le croire.
- Parfois, ça m’arrive, oui. Mais la plupart de temps, je tombe dans une espèce de demi-sommeil.
J’étais désorientée. Je ne savais que dire à Cyll, si je devais le croire ou non, et je me demandais s’il allait vraiment bien. Heureusement, la deuxième sonnerie résonna dans le couloir et il se dépêcha d’aller s’habiller pour aller en cours. Je me pressai de descendre les escaliers, remuée malgré moi par les paroles de Cyll. Mon village allait-il vraiment brûler ? Ou bien il était réellement somnambule et avait rêvé ?
Je n’eus pas le temps de me poser plus de questions ; les cours allaient commencer et il me faudrait toute ma concentration pour tout comprendre. Yenn et Lyrus m’attendaient près de la grande porte, je les rejoignis. J’expliquai à mes deux amis que Cyll allait sûrement bientôt arriver, et nous nous dirigeâmes ensemble vers le réfectoire pour prendre le petit déjeuner.
Les cours se poursuivirent jusqu’à la nuit tombée. Les élèves, comme moi, parcouraient les couloirs d’un pas traînant et fatigué, tandis que je me dirigeais vers le prochain cours en compagnie de Lyrus. Le dernier de la journée était celui de sport, et Monsieur Laumond, à coup de « chers élèves », nous rappela que le match de land qui allait opposer les première année aux deuxième année allait bientôt se dérouler. Il nous fallait choisir douze élèves, six joueurs et six remplaçants, pour constituer une équipe. N’ayant pas très envie d’être en première ligne, je me proposai en remplaçant. Lyrus, Yenn et Cyll, eux, sautèrent sur l’occasion et demandèrent à être joueurs.
Lorsque la journée se termina, après une telle quantité de tours de terrain que j’avais renoncé à les compter, j’étais complètement harassée de fatigue. Je n’arrivais à suivre mes trois amis, qui rentraient au dortoir, que grâce au bruit de leurs pas ; je tenais à peine debout.
- Il va falloir que tu dormes, Wil ! fit remarquer Yenn.
- Mais non, tu vois bien que je suis en pleine forme ! rétorquai-je avec une voix qui affirmait clairement le contraire.
- De toute façon, la journée est terminée, me rassura Lyrus, on a une bonne nuit de sommeil devant nous !
- Mouais, répondis-je en bâillant, sans grande conviction.
Lorsque nous arrivâmes tous les quatre en bas des escaliers qui menaient à notre étage, je gravis les marches d’un pas mécanique tout en repensant à Cyll et ses visions. J’avais évité son regard pendant toute la journée, mais de toute façon ce n’était plus nécessaire : je n’avais plus la force de lever la tête.
J’ouvris la porte de ma chambre, contemplai pendant plusieurs secondes le ciel parsemé d’étoiles au-dessus de moi, et m’écroulai sur mon lit qui heureusement était moelleux. Si cela n’avait pas été le cas je me serais sûrement cassé quelque chose.
Depuis la fenêtre, à côté de moi, je pouvais voir quelques collines disparaître dans la nuit. A quoi pouvait bien ressembler le monde, au-delà de ces bosses brunâtres qui s’étendaient à l’horizon ? Mes yeux se fermèrent avant que je n’aie pu imaginer la réponse à cette question. Une petite voix dans ma tête me rappela que je n’avais pas mangé, mais je m’en moquais complètement. « Dormir » pensai-je avant de sombrer dans le sommeil, toute habillée.
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J’ouvris les yeux. Je m’éveillai lentement. Un plafond grisâtre, parsemé de fissures, me surplombait. Perplexe, je m’assis, repoussant mon habituelle couverture rapiécée. Par la petite fenêtre sans vitre à côté de moi filtrait la faible lumière de la Lune, faisant ressortir les ombres de quelques maisons que je connaissais bien.
J’étais chez moi. Pourquoi ? Comment ?
La pièce plongée dans l’obscurité était pareille à mes souvenirs. Etendus sur des matelas, les membres de ma famille dormaient profondément. Un éventail était posé à côté de moi, et je ne rechignai pas à l’utiliser. C’était une de ces nuits où la chaleur ne nous laissait que quelques heures de répit pour nous permettre de dormir. Mon corps était déjà trempé de sueur.
« Qu’est-ce que je fais ici ? » pensai-je, étonnée.
Etais-je en train de rêver ? Mais tout semblait si réel... Soudain, un craquement sec me fit brusquement tourner la tête. Je n’eus que le temps d’apercevoir par la fenêtre une ombre furtive passer avec agilité par-dessus la palissade de la maison. Je fronçai les sourcils et me levai. C’était surement un cambrioleur. Il y en avait souvent, durant les périodes de sécheresse. Ces pauvres paysans, n’ayant plus rien à manger, obligés de nourrir leurs familles, volaient tout ce qu’ils pouvaient pour parvenir à subsister. Ils agissaient très souvent avec violence, poussés par le désespoir.
Je me précipitai pour prévenir mes parents et secouer mes frères, mais à ma grande surprise j’étais incapable de les atteindre. Mes jambes semblaient lourdes, collées au sol par une étrange force. Paniquée, je jetai un regard alarmé par la fenêtre : un cambrioleur venait d’entrer dans la cour et j’étais incapable de faire quoi que ce soit. Je voulus crier, mais mes paroles demeurèrent coincées dans ma gorge. Une angoisse sans nom s’empara de moi. La chaleur lourde semblait peser sur moi comme un horrible pressentiment. La peur me gagnait.
Je devais faire quelque chose.
M’armant d’une petite lampe à huile, je tentai désespérément de sortir de la pièce. Mais malgré mes efforts répétés, je restais bel et bien incapable de marcher.
Un deuxième craquement me fit sursauter. Soudain, une forte lueur m’alarma. Par la fenêtre, j’aperçus d’immenses flammes danser vers le ciel, répandant une épaisse fumée noire. La palissade brûlait. Mes yeux s’écarquillèrent. La maison était trop proche, si personne n’éteignait ce feu, elle allait à coup sûr brûler. Et ma famille avec.
Des larmes coulèrent sur mes joues. Je ne pouvais pas bouger. Je ne pouvais pas crier. Et le feu gagnait du terrain.
Effrayée, je poussai un hurlement silencieux. Déjà, de longues flammèches léchaient la façade d’artbois. Malgré les craquements que produisait l’incendie, personne ne se réveillait. J’étais seule à me rendre compte de la situation, seule à pleurer des larmes de terreur. La chaleur augmentait, j’avais l’impression de sentir ma peau fondre sous cette insoutenable fournaise.
Le feu gagna les rideaux.
C’était trop tard, désormais. La maison allait brûler. Avec horreur, je vis les flammes atteindre la chambre, se répandre sur les murs, dévorer les chaises et les rideaux. Entourée par les flammes, ma famille ne se réveillait toujours pas. Terrifiée, la rage au cœur, je voulus courir vers eux, leur crier de s’enfuir, hurler au secours. Je ne pouvais pas bouger.
Pourquoi ? Pourquoi avait-on allumé ce feu ? Qui nous détestait au point de vouloir nous donner une mort si horrible ?
Ma vue se brouilla, sous l’effet de mes larmes de rage et d’effroi. Le feu, dans un sinistre craquement, engloutit le matelas de mes parents. Sans pouvoir rien faire, je vis leurs corps disparaître dans la fournaise. Ce que je percevais n’était maintenant plus que flammes, mon désespoir me prenait à la gorge. Dans un bruit sourd, le plafond s’effondra, faisant pleuvoir sur moi un torrent de poutres enflammées. Je poussai silencieusement un dernier cri de détresse, avant d’être engloutie par une horrible mêlée d’artbois, de pierres, de flammes et de cendres.
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Je m’éveillai en sursaut, couverte de sueur. Mon cœur battait encore la chamade. Complètement désorientée, je clignai plusieurs fois des yeux avant d’être complètement sûre que cet horrible rêve n’était qu’un cauchemar. C’était sûrement à cause des étranges prédictions de Cyll. Empoignant ma couverture, j’y enfouis mon visage pour calmer mes respirations précipitées. Ce n’est que quelques minutes plus tard que je daignai enfin lever la tête sur le dôme qui surplombait la chambre. Je ne savais pas quelle heure il était, mais d’après les protestations de mon estomac et la luminosité grandissante, il devait être dix heures du matin. Un cri hystérique résonna dans le couloir. Alarmée, croyant presque que mon cauchemar me rattrapait, je serrai les poings avec inquiétude. Mais le silence revint derrière la porte. « Sûrement Lyrus. » pensai-je en soupirant.
Je voulus me rendormir, pour me calmer un peu, mais mes yeux se rouvraient à chaque bruit que j’entendais, et la luminosité maintenant très forte dans ma chambre n’arrangeait pas les choses. Tant pis, j’avais assez dormi comme ça. Je me levai, fis mon lit, et me dirigeai à contrecœur vers mon bureau : j’avais une montagne de devoirs. De plus, Mademoiselle Vin Asse nous avait déclaré que notre classe irait prier l’Arbre pour la première fois et que chacun devait avoir une tenue irréprochable. Or la plupart de mes tuniques étaient mal raccommodées et je devais les recoudre.
Je pris place à mon bureau et m’attaquai aux devoirs, espérant que cette activité allait définitivement chasser les images terrifiantes que j’avais encore en tête. Alors que je commençais seulement les exercices de mathématiques, on toqua à ma porte. Exaspérée d’être dérangée, je soupirai et me levai pour aller ouvrir. Persuadée que c’était l’un des trois garçons, je m’apprêtai à rouspéter, quand je tombai nez à nez avec un homme imposant, armé et trois fois plus grand que moi. « Mais qu’est-ce qu’il fait là, m’étonnai-je, il me semble que c’est un garde de la Tour sacrée ... »
- Bonjour, soufflai-je sans grande conviction.
- Bonjour, Monsieur Vin Dorr. Excusez-moi de vous déranger, mais n’auriez-vous pas vu passer une petite fille d’environ dix ans, au cheveux blonds ?
- Heu... Non, répondis-je, perplexe.
Je ne voyais vraiment pas pourquoi il cherchait une petite fille de dix ans dans un établissement de garçons adolescents. L’homme me dévisagea puis jeta un regard circulaire à l’intérieur de ma chambre. Il soupira, l’air dépité, puis bredouilla :
- Excusez-moi de vous avoir dérangé, si vous la voyez, prévenez Mademoiselle Vin Asse.
J’acquiesçai en haussant les sourcils : je ne comprenais absolument rien. Et je n’aimais pas ne rien comprendre. Le garde allait repartir, mais je le retins :
- Mais, que cherchez-vous, au juste ?
Agacé d’être ainsi retardé, il se retourna et répondit dans un soupir :
- La fille cadette du roi. Elle s’enfuit tout le temps, personne ne sait où elle est passée. Au revoir, et n’oubliez pas, si vous la voyez prévenez votre responsable.
Sur ces mots, l’homme repartit aussi vite qu’il était venu. Je n’en fus que plus perplexe. Rien que le fait de ne pas savoir que le roi avait une fille me frustrait. Je haussai les épaules et me rassis à mon bureau : j’avais du travail. Je sortis mon trieur et cherchai mon cours de mathématiques dans le fouillis de feuilles volantes ; le simple fait de trouver les exercices risquait d’être long. Je lâchai un soupir consterné, sortis la feuille et fis tomber trois fois mon crayon avant de pouvoir enfin me mettre à travailler. La trop forte luminosité qui se reflétait sur le papier me donna bien vite mal à la tête. « Décidément, tout semble jouer contre moi ! » pensai-je en me penchant sur un problème. Je me plongeai dans les exercices, bien déterminée à continuer ce que j’avais commencé.
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