20 juillet 1940
Il y a eu une attaque cette nuit. J'ai été réveillé d'un seul coup. Mon cœur s'est mis à battre dans mes oreilles. Les balles sifflaient. J'ai même entendu des explosions. Je ne saurai dire d'où elles venaient. Ni de qui elles émanaient, ni qui les recevaient. Puis j'ai entendu le vrombissement des voitures qui entraient dans notre ferme. Tous courraient. Il y avait de l'anarchie là où l'ordre régnait récemment. Il régnait une cacophonie. Tous criaient. Il y avait autant de bruit à l'intérieur de la ferme qu'à l'extérieur. J'ai vu mon père courir vers la camionnette et aider à sortir un corps.
J'ai crié. Je ne me rappelle pas avoir poussé ce cri, mais je me souviens avoir manqué d'air. J'avais vidé mes poumons brutalement. Ma gorge est devenue sèche. J'ai vu son corps allongé sur un brancard de fortune, avec une énorme tâche rouge. Ses camarades se précipitaient dans la grange, dégageant le chemin pour le secourir.
Maman a ouvert la porte violemment. Je ne l'ai pas entendue. Dehors, trop de tirs, trop d'explosions, trop de cris. Mais j'ai compris que je devais la suivre. On a descendu les escaliers sans toucher les marches et on s'est précipité à leur rencontre. Le colonel essayait d'intimer des ordres à ses soldats, mais je ne voyais que de l'incompréhension et de la panique. Comme si la réalité les rattrapait. Ils se pensaient à l'abri en province. Maman m'a entraîné dans la grange. J'ai découvert un carnage. Des cris, des visages couverts de souffrance, des hommes inquiets, des gémissements de douleur, des membres qui n'existaient plus. La mort, impatiente, devait sourire devant ce spectacle, qui m'horrifiait.
Maman m'indiqua de prendre du linge propre et de panser les plaies qui pouvaient l'être. Je me suis retrouvée à poser des garrots à des hommes que bon nombre auraient voulu voir mourir. Mes doigts se sont couverts de sang à une vitesse inégalée. Ma gorge s'est remplie d'une odeur métallique. Mes yeux ont vu la mort emporter certains. J'ai essayé. Néanmoins, lorsque je me suis retrouvée devant lui et que je l'ai reconnu, je n'ai pas simplement essayé : je l'ai sauvé.
J'ai totalement paniqué, au premier abord. Mon cœur ne fonctionnait plus correctement. Ma respiration n'avait rien de normal. Je voyais son visage qui se tordait de douleur et son corps convulsait par endroits. Il était désorienté. Je l'étais tout autant. Il n'était plus l'homme hautain et prétentieux que j'avais plusieurs fois croisé. Il était redevenu jeune, presque enfant. Je lui ai parlé Je lui ai demandé de se concentrer sur ma voix et mon visage.Il a eu l'air de se calmer un peu pourtant. Alors j'ai pris mon courage et sa chemise à deux mains et je l'ai déchirée. Il fallait bien que je vois d'où venait le sang. Plusieurs balles. Une au niveau du flanc droit, une autre dans l'abdomen, et la troisième dans la poitrine. Papa ne nous a raconté que rarement ses expériences de la première grande guerre. Cependant, je me souviens bien d'une chose : il faut vérifier si la balle est ressortie.
C'est ce que j'ai fait. J'ai regardé si les balles avaient perforé son dos. Celle du flanc est ressortie. Pas les deux autres.
Ses hurlements quand j'ai essayé de trouver les balles m'ont presque rendue sourde. Il m'a saisi le poignet avec les dernières forces qui lui restaient. Je me suis excusée en allemand. Ses yeux ont accroché les miens. J'ai pu y lire de la douleur physique, de l'incompréhension (d'une situation sur laquelle il n'avait aucune emprise). Curieusement, j'eus l'impression qu'il m'avait reconnue. Les balles avaient fait bouchon et depuis que je les avais enlevées, il saignait. Je voyais le liquide rouge qui s'échappait de ses blessures du coin du l'oeil. De ma main libre, j'ai appuyé sur sa poitrine. Il me fallait panser cette blessure au plus vite. J'ai enfin réussi à le soigner une fois qu'il avait tourné de l'oeil. J'ai nettoyé les plaies, j'ai essayé sur l'une des blessures de le recoudre. Je me souviens qu'il transpirait et gémissait un peu dans son coma. De douleur sûrement.
Après mon labeur, je le regardais enfin. J'eus l'impression de violer son intimité. Il était là devant moi, à demi-nu, transpirant. Masculinité à l'état pur. Un frisson parcourra mon corps et se prolongea à mesure que je restais devant lui. Ses cheveux mi-longs s'étaient collés sur son front. Je me servis de mon tablier, maintenant bien déchiré, pour l'éponger.
Quelle soirée !
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