21 Juillet 1940 - Journée
En y repensant, ce matin, lorsque je me suis levée, j'avais un goût amer dans la bouche. L'ambiance dans la ferme était lourde. Pesante. Je pouvais la sentir qui s’abattait sur moi. Personne ne disait mot à table. Les allemands avaient, apparemment, subi des pertes. Ils n'avaient pas encore l'intention de partir. Ils dépendaient de nous. La situation est inconfortable pour nous tous.
J'ai senti qu'il allait se passer quelque chose. Cela n'a pas loupé. Le colonel, en personne, est venu nous chercher lors du déjeuner. Ma mère préparait le repas pour nos invités imposés, pendant que mon père … Il s'est présenté l'air grave à l'entrée. Il nous a parlé en français. On a très vite compris ce qu'il nous demandait. « Pourriez-vous continuer à les soigner ? ». Ma mère s'est arrêtée de cuisiner et s'est mise à trembler. Mon père s'est levé doucement et est venu se placer devant le Colonel. J'ai cru qu'ils allaient se battre. On osait à peine respirer. Il en fut tout autre. Mon père a fait promettre au Colonel qu'il n'y aurait aucun geste déplacé. Puis il s'est tourné vers moi et a simplement dit : « Joséphine, tu soigneras les soldats ».
Sur le coup, j'en étais toute abasourdie. J'ai bien tenté de raisonner mon père. J'ai argué du fait que c'était des allemands, et que je n'avais aucune connaissance médicale. Rien n'y a fait. Il faut donc que je m'occupe du soldat Müller, que je le soigne, et que je change ses bandages. Sans compter les autres.
Je suis perdue.
Peu après 14 heures, mes parents étaient retournés aux champs. Pour ma part, je suis allée dans la salle de bain. Que me fallait-il pour les soigner ? Autant hier, c'était facile : ma mère me donnait des instructions et j'agissais selon mon instinct. L'adrénaline m'a sûrement beaucoup aidé aussi pour recoudre ses blessures. En temps normal et avec du recul, je n'aurai jamais osé le toucher. J'ai donc pris une bouteille d'alcool, de la gaze et du coton dans le placard. J'ai aussi pris des aiguilles au cas où les points de suture approximatifs se seraient rompus. Bien que j'avais vérifié cette nuit, ils avaient tenus. Mais sait-on jamais. Enfin, j'ai pris un petit bol d'eau chaude et une serviette. Arrivée dans la grange, tous les soldats se sont tus lorsque je me suis présentée à l'entrée. C'est agaçant cette manie qu'il ont de devenir silencieux dès qu'ils me voient. Leurs conversations ne sont devenues que murmures. Ils m'ont tous suivis du regard lorsque le Colonel en personne m'a guidé vers le blessé le plus grave : Müller. C'était très bizarre comme sensation. Je sentais leurs regards sur mon dos. Comme si j'étais une proie. Ou comme si j'étais le renard dans la bergerie. Dans cette situation ci, j'étais plutôt le mouton entouré de renards. Müller avait été déplacé au fond de la grange, dans un coin discret sur la gauche. J'ai toqué sur la grosse poutre pour m'annoncer. Il était déjà réveillé. Il essaya tant bien que mal de se redresser mais la douleur l'en empêcha. Son visage se crispa instantanément. Il écrasa une plainte entre ses lèvres. J'étais impressionnée par le courage qu'il dégageait. Il s'était quand même pris trois balles hier dans le corps et il commençait déjà à se remettre. C'était tellement plus facile de m'occuper de lui lorsqu'il était dans le coma.
Tu as déchiré ma chemise.
Voilà, ce sont les premiers mots qu'il m'a dit. Ça m'a coupé le souffle ! Comment osait-il me parler comme cela ? Oh bien sûr, il est plus vieux que moi, mais ce n'est pas une raison. Je me suis sentie rougir d'un seul coup. Mes joues étaient en feu. Mais d'ailleurs, comment le savait-il ? Il était évanoui à ce moment là !
Il me regardait avec son sourire insolent. Je me préparais à le soigner et à changer ses bandages. Mes mains tremblaient un peu. Un air de défi émanait de lui, et m'intimait d'oser le toucher. Avec délicatesse, j'ai d'abord défait ses bandages. Certaines parties de son corps étaient ankylosées : des bleus s'étaient formés aux alentours de ses blessures. J'ai enlevé doucement ces pansements de fortune que j'avais fait la veille. Des croûtes de sang s'étaient formés sur et autour des trous. J'ai pris le linge que j'ai imbibé d'eau chaude et j'ai nettoyé le sang qui avait séché sur sa poitrine. Puis j'ai pris ma gaze imbibée d'alcool. Il réprima un cri lorsque je posais ma compresse sur sa plaie. Je la retirai aussitôt et m'excusait. Il me regarda en fronçant les sourcils. J'ai su tout de suite que l'air de défi plutôt amusant du début venait de se transformer en un mauvais air de défi. Oups... Je pensais pourtant qu'il allait résister à de l'alcool, mais apparemment ça doit piquer plus que prévu.
C'est un ordre du Colonel, je dois vous soigner. Alors tenez-vous tranquille.
Ce n'est qu’après avoir prononcé ses mots que je réalisais qu'ils avaient été prononcés à voix haute. D'où me venait ce cran de parler à un allemand de la sorte ?
Ce fut mon tour de le regarder avec insolence. Il soutint mon regard, puis m'invita d'un geste à reprendre mes obligations. J'approchais la compresse de la plaie. Il ferma les yeux lorsque celle-ci la toucha et écrasa une plainte entre ses dents, en ne laissant échapper qu'un lourd et long soupir.
Ce petit jeu continua le temps que je nettoie toutes ses plaies. Avec étonnement, j'aperçus que la suture avait tenue et était propre. La couture à l'école est peut-être un enseignement qui sert après tout. Puis je mis des compresses sur ces blessures avant de les bander. Instinctivement, j'ai porté ma main à son front pour voir s'il n'avait pas de la fièvre. Il était encore chaud. Je lui dégottais un cachet d'Aspirine que je lui ordonnais d'avaler. Il fit un peu l'enfant en refusant de les avaler. Je lui ai dit d'arrêter de faire l'idiot et que je n'étais pas entrain de l'empoisonner.
J'ai ramassé mes affaires et je suis partie soigner les autres blessés. Je m'approchais doucement des autres. Ils avaient souvent subis des brûlures. C'était tout aussi délicat. Ils ont tous été gentils avec moi, même Van Mark. Je n'ai fait aucun effort avec lui. Aucune marque de délicatesse de ma part. J'ai ri intérieurement. Cela m'a fait énormément de bien.
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