2 Juillet 1940
Je n'ai jamais fait ça. Je n'ai jamais pris mon crayon pour écrire ce que je pense ou ressens. Mais aujourd'hui, j'en ai besoin. Besoin de me confier, de me débarrasser de mes pensées. Je n'ai ni de frère ni de soeur à qui raconter ce que je vais vivre. Bien sûr, je pourrais me confier à Clara, mais elle n'est pas disponible maintenant. Et j'en ai besoin tout de suite.
Ce matin, papa est revenu du village, un peu déboussolé. Il nous a tous réunis dans la cuisine pour nous annoncer cette grande nouvelle. Vu que nous possédons la plus grande ferme aux alentours, un contingent de soldats allemands va venir s'installer chez nous. On est tous restés sous le choc. Et je crois que je le suis encore. La France en guerre, les garçons du village qui partent au front, cela restait presque abstrait. Mais des allemands qui viennent s'installer chez moi, ça c'est bien réel. Un mur de silence s'était construit dans la cuisine, qui fut bientôt mis à terre par un flot de questions de moi et maman. Combien sont-ils ? Comment sont-ils ? Vont-ils nous maltraiter ? Vont-ils travailler avec nous ? Devrons-nous leur laisser la maison ? Où vont-ils dormir ? Pendant combien de temps restent-ils chez nous ?
Papa ne sait pas grand chose au final. Il s'est fait convoquer chez le maire, Mr Henry. Il n'a pas vraiment eu d'autre choix que celui d'accepter. Les allemands ont déjà envahis notre territoire. On a évité de se faire tuer sur le front, il ne s'agit pas de mourir maintenant. Il s'agit de survivre, comme on peut. La solution est donc de les accueillir chez nous. Il sait qu'ils sont moins d'une vingtaine, qu'ils ont des voitures et des motos. Sûrement un contingent de reconnaissance et non d'attaque. Notre ferme va servir, en quelques sortes, de quartier général et d'atelier de réparation.
Comme si cela ne suffisait pas, nous allons devoir les nourrir, et nous aurons en retour une compensation financière. Encore heureux. Il ne faudrait pas que les voisins nous prennent pour des sympathisants ! Ils dormiront dans la longère, à côté de la grange. De toute façon, c'est le seul endroit assez grand dans la ferme pour qu'ils puissent rester ensemble. Papa veut qu'on leur installe la grande table qui nous sert pour les grandes réceptions. Ô joie. Le colonel a même droit à un petit espace réservé. Il a installé un lit, et une planche sur des tréteaux qui lui servira vraisemblablement de bureau. Les autres dormiront sur la paille. Ils ne sont pas les plus à plaindre.
Ils ne viendront pas dans la maison. Cela reste notre territoire. Dans la journée, ils vaqueront à leurs occupations pendant que nous ne modifierons pas les nôtres. Mais quelles seront leurs occupations ? Ils vont faire quoi chez nous ? Ils protègeront la ferme apparemment, mais de quoi ?
Nous devrons donc vivre avec eux au quotidien, mais faire comme s'ils n'étaient pas là. Une vraie partie de plaisir.
Je me languis tant d'être demain...
Papa veut que nous soyons aimables à leur contact. Il m'a intimé l'ordre de me taire au moment même où j'ouvrais la bouche pour répliquer. Maman a commencé à pleurer. Papa a essayé avec des mots maladroits de la réconforter mais cela n'a pas fonctionné. Elle est très émotive. J'essaie tant bien que mal de la consoler, mais je n'en mène pas large moi non plus. Deux ou trois soldats parlent français, soi-disant. Nous pourrons donc communiquer avec eux. Cela me rassure un peu car je n'aime pas la langue allemande. Elle est cassante, avec des sons graves. Je sais reconnaître quelques mots simplement depuis que Pétain a signé ce foutu armistice. Quelle connerie.
Comment sont-ils ? On entend tellement de rumeurs à leurs sujets. Sont-ils réellement grands et blonds ? Ont-ils tous les yeux bleus ? Sont-ils laids ? Sont-ils comme nous ?
Toutes ces questions tournent dans ma tête et m'empêchent de dormir. Pourtant, je devrais me reposer. Je sens que les jours à venir vont être épuisants.
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