Chapitre 5

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 « Baissez-vous ! » hurla Nora, alors qu’une nouvelle détonation retentit à tribord, propulsant Eïko à travers la cabine. La jeune fille allait s’écraser mollement contre la cloison, quand Goran la réceptionna avec souplesse. Elle le remercia d’un sourire, en reprenant son souffle. Nora avait réussi à esquiver celui-ci, mais pour combien de temps encore ?

— Bordel Erg ! Descends-moi ces enfoirés ! cria-t-elle.

 Deux rapaces de fer les pourchassaient sans relâche dans l’impressionnant labyrinthe de pierre. Nora multipliait les manœuvres d’évitement sous un feu nourri, tandis qu’Erg et Ros, à la poupe, tentaient d’abattre les poursuivants à l’aide du double canon installé plus tôt. Eïko, de son côté, cherchait activement un moyen de les sortir de là. Soudain, elle s’écria :

— Nora ! On pourrait purger le circuit d’aeon !

— T’es cinglée ? Pourquoi faire ?

— Pour les aveugler, et les envoyer droit dans le mur !

Nora réfléchit un instant, puis sourit à Eïko.

— Ça ne va pas couper les moteurs ?

— Si, mais c’est moi qui les ai conçus, je sais qu’ils redémarreront à temps.

— C’est une idée timbrée, mais ça me plait ! J’espère que ce vaisseau est aussi efficace que tu le prétends… sinon nous sommes morts !

 Une nouvelle explosion à bâbord. Un pan entier de montagne chuta dans l’abysse, frôlant le pont du Haru. « Quel merdier ! », pensa Nora, tout semblait pourtant avoir si bien commencé : le signal de Goran, fusée d’artifice au bruit effroyable, avait sonné la fin de la bataille et le début d’une vaste dispersion de la flottille. Le Haru avait immédiatement filé vers le nord, lorsque son équipage tomba nez à nez avec un patrouilleur orcalien, qui ne tarda pas à envoyer ses chasseurs à leurs trousses. Ils les harcelaient depuis bientôt une demi-heure, et ne semblaient pas décidés à abandonner la poursuite. Nora comptait bien mettre fin à tout ça, et vite.

 Eïko accourut dans la salle des machines, tirant Goran par le bras. Elle entendit Aelan jurer au travers de l’atmosphère vaporeuse et bruyante.

— Aelan ? On va purger les circuits. Dès que les moteurs s’arrêteront, pompe manuellement sans t’arrêter !

— Quand les moteurs s’arrêteront ?! répéta-t-il sans comprendre.

Une nouvelle détonation secoua le vaisseau.

— Ne pose pas de questions et fais-le ! C’est notre seule chance. Goran va te filer un coup de main.

— Super…

 Aelan était de fort méchante humeur, n’ayant pas digéré l’humiliation infligée un peu plus tôt par le géant, et dont son visage tuméfié témoignait encore.

 Eïko alla directement sur le pont extérieur, où elle rejoignit les deux frères. À cheval sur la poupe, le canon d’Erg tirait sans discontinuer, tandis que Ros lui hurlait des instructions. La jeune fille, presque à quatre pattes sur le sol pour ne pas tomber, éleva la voix pour qu’ils l’entendent dans le vacarme des tirs.

— Essayez de les occuper au maximum, on va tenter un truc !

Les deux hommes se regardèrent d’un air interrogatif.

— Ah, et accrochez-vous ! ajouta-t-elle.

L’adolescente revint dans la timonerie, et annonça à Nora qu’ils étaient prêts.

— Très bien, répondit la pilote. À ton signal.

 L’aéronef fit un virage serré, et se dirigea droit sur une arche qui enjambait le vide, entre deux pitons de pierre. Dans l’embrasure de la porte, Eïko observait leur arrivée sur la formation rocheuse, alors qu’un autre projectile explosait sur la falaise, non loin de là.

— MAINTENANT ! cria-t-elle.

 Le Haru s’éleva subitement au-dessus de l’obstacle, déchargeant de grandes quantités d’aeon dans un sifflement aigu. Derrière eux, un éclair lumineux et une déflagration agitèrent la brume opaque, indiquant la destruction des poursuivants. Les deux frères exultèrent, puis les moteurs s’éteignirent… et ce fut la chute libre.

 Dans la salle des machines, les compagnons de circonstance s’acharnaient de toutes leurs forces sur le volant de la pompe : « Allez dépêche ! Allez allez ALLEZ !!! » cria Aelan. Dans la cabine, les deux femmes retenaient leur souffle, alors que l’aéronef chutait rapidement vers les profondeurs. Au bout de secondes qui parurent longues comme l’éternité, les hélices redémarrèrent enfin. Nora souffla, soulagée.

À la poupe, Erg et Ros virent un des chasseurs émerger du rideau de fumée, indemne.

— Bon sang il est increvable celui-là ! jura Ros. Descends-le !

Alors qu’il s’apprêtait à faire feu, un cri épouvantable l’arrêta net, lugubre plainte dont l’écho se répercuta de paroi en paroi, et hérissa même le poil de l’impassible Goran.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?!

 Une ombre colossale s’était dressée dans l’atmosphère vaporeuse, sous le regard hébété des deux frères. En une fraction de seconde, deux mâchoires aux dents acérées surgirent du brouillard, et se refermèrent sur le rescapé dans un craquement sinistre. Elles étaient suivies de l’immense corps serpentiforme de la créature, dont les quatre yeux, brillants d’une lueur malsaine, se posaient déjà sur le Haru.

— Nora ! On a un très TRÈS gros problème ! hurla Erg dans un inhabituel élan de panique.

 Le béhémoth, au moins huit fois plus grand que l’aéronef, possédait une peau écailleuse dont la partie supérieure était recouverte d’une multitude d’appendices luminescents. Tels des cheveux ondulants au moindre de ses mouvements, ils couvraient aussi sa tête anguleuse, qui arborait deux paires d’yeux globuleux derrière d’imposants naseaux. Deux pattes massives flanquaient ce corps difforme, que soutenaient d’incompréhensibles ailes à l’aspect changeant.

 Dans un terrible élan, la créature pourpre se rua sur le Haru, pourtant déjà loin. Son interminable queue hérissée de pointes fouettait l’air avec rage, alors que sa gueule vomissait à nouveau un nouveau cri tonitruant.

— Un quoi ?! demanda Nora à Eïko.

— Un immense monstre !

— Bordel c’est vraiment pas ma journée, soupira-t-elle.

 Goran était remonté de la salle des machines, et partit en renfort sur le pont. Erg avait tiré ses dernières munitions, et hésitait maintenant à lancer tout ce qui lui passait sous la main, jusqu’à ses propres chaussures. « Pousse-toi ! », lui intima Ros en s’agenouillant contre le bastingage avec un impressionnant fusil cuivré. Il retint sa respiration, et s’apprêtait à tirer quand le monstre ailé effectua un plongeon dans la mer de nuage. Ros sourit :

— Et que je ne te revois plus dans le coin !

La créature devança le trait d’esprit en gestation dans le cerveau d’Erg, éructant un nouveau cri dans la forêt d’aiguilles.

— Dessous ! hurla Eïko.

— Merde !

 Le monstre surgit de la brume à la verticale, frôlant le Haru auquel il arracha l’aile bâbord. « Incroyable » pensa Eïko en observant le passage de la chimère, « j’aurais presque pu la toucher… ». Elle bascula en arrière sous le choc, et se rattrapa in extremis à la cloison.

— Bon sang, c’est passé près ! s’écria Nora

 Suspendue dans les cieux, la créature fit volteface et piqua en direction du vaisseau. Ros arma son fusil, visa rapidement, et fit feu. En un éclair, un des yeux du béhémoth éclata comme une bulle de savon, lui arrachant un rugissement de douleur. Fou de rage, l’immense reptile battit frénétiquement des ailes pour rattraper l’aéronef, qui peinait à prendre de la distance. En peu de temps, sa mâchoire grande ouverte se retrouva autour de la poupe du vaisseau. « Là on est foutus ! Accrochez-vous ! » cria Nora. Une intense explosion retentit alors.

 Non loin de là, dans l’ambiance feutrée d’une vaste salle de contrôle, deux officiers échangeaient calmement :

— Lieutenant, on l’a eu ?

— Affirmatif mon commandant, en plein dans le mile, répondit l’officier en ajustant ses jumelles.

— Bien, allons chercher ces imbéciles.

— Moteurs un à six à soixante-dix pour cent ! Cap Sud/sud-est ! clamèrent les opérateurs de la passerelle.

Alors que la créature massive chutait dans les abysses. Erg, Ros, et Goran, couchés sur le pont du Haru, se relevèrent, surpris d’être encore en vie.

— Ben merde, j’ai vraiment cru qu’on allait se faire bouffer cette fois-ci, déclara Erg en riant.

— C’était quoi ça ? demanda Goran de sa voix grave.

— C’est le Tikara…

— Pile à l’heure le vieux, c’est la cheffe qui va être contente ! surenchérit Erg.

— Ferme là, je suis sûr qu’elle enrage déjà.

Alors que l’équipage se rassemblait lentement dans la timonerie, Nora se tourna vers Eïko.

— Bien joué petite, tu as assuré aujourd’hui.

 La relation entre les deux femmes n’avait pas commencé sous les meilleurs auspices. Lorsque leur fuite avait débuté, Eïko ne voulait pas laisser sa mère derrière eux, et avait ordonné à Nora de faire demi-tour. Cette dernière lui avait brutalement rétorqué que morte, il lui serait difficile de la sauver. D’abord choquée par la rudesse de la pilote, la jeune fille avait longuement réfléchi, et devait maintenant faire aveu d’impuissance : seule, elle ne sauverait personne.

 Après un voyage qu’il avait peu gouté, Aelan sortit finalement de la salle des machines, couvert d’huile et d’égratignures. Le regard féroce, il jaugea le groupe, avant de s’approcher d’un pas décidé. Il prit une profonde inspiration, se tourna vers Goran, et lui envoya un puissant crochet du droit dans la mâchoire.

— Ça, c’est pour tout à l’heure ! cracha-t-il au géant qui n’avait rien vu venir.

Sous le regard médusé de l’assemblée, il s’adressa ensuite à Nora.

— Et toi ? On ne t’a jamais appris à piloter ?! C’est un miracle qu’on soit encore entiers !

Le silence se fit, puis tout le monde se mit à rire.

— Il a du cran ce petit, ça me plait ! déclara Goran, essuyant le sang qui perlait à ses lèvres.

— Ça faut admettre, ajouta Erg.

Nora se tourna vers la verrière, et jeta un œil à l’approche du vaisseau.

— Devinez qui va encore prendre un savon…

 Le Tikara, frégate lourde de première classe, s’approcha du Haru en vrombissant. Semblable à la tête d’un marteau, l’aéronef arborait sur sa proue un large bouclier de fer, dont un éperon brillant perçait le centre. Derrière cette première ligne de défense se trouvait le corps principal du vaisseau, vaste structure de bois et de métal flanquée de deux coques plus fines, bardées de tourelles. La poupe, constituée d’un cône massif et effilé pareil à une immense queue, possédait une série de grandes hélices horizontales. Six moteurs, placés au-dessus des coques latérales, complétaient la machinerie de l’aéronef, et permettaient à celui-ci de se mouvoir avec célérité.

 Nora posa le Haru dans le hangar du pont supérieur. Partout, des techniciens s’affairaient en tout sens, sécurisant les attaches du vaisseau et préparant une rampe de débarquement. Alors qu’Eïko et Aelan observaient avec inquiétude l’état du petit aéronef, un officier s’approcha de la troupe.

— Le commandant Koltso veut vous voir.

— Évidemment… soupira Nora. Eïko, Aelan, suivez-nous.

— Et le vaisseau ? Il est dans un sale état ! protesta Eïko.

— On s’en occupera plus tard.

 Le Tikara était un véritable dédale, dont la logique échappait à l’esprit naïf de la jeune Eïko. Tous les couloirs, semblables, consistaient en d’étroits passages encombrés de caisses et de tuyaux, où deux personnes ne pouvaient se croiser qu’avec difficulté. Passant devant d’innombrables pièces aux fonctions obscures, l’adolescente observait chaque recoin avec curiosité.

 Après une longue marche silencieuse, le petit groupe arriva enfin sur la passerelle, vaste plateforme circulaire dont la spectaculaire baie vitrée s’ouvrait sur la mer de nuage. De chaque côté, des opérateurs manipulaient de complexes tableaux de commande, d’où partaient une multitude de tuyaux dorés. Un vieil homme au manteau gris se tenait dos aux visiteurs, et observait le crépuscule d’un air songeur. Sans se retourner, il déclara d’une voix forte et incisive.

— On ne peut décidément rien vous confier, était-ce si compliqué de rejoindre le point de ralliement à l’heure prévue ?

— Mon commandant, nous sommes tombés sur un patrouilleur orcalien qui nous a pris en chasse, se justifia Nora.

— Je vois, et… cette chose ? Qu’était-ce ?

— Nous n’en savons rien, cette créature nous a surpris en plein…

— Ça suffit, vous m’écrirez cela dans votre rapport lieutenant, la coupa-t-il.

Il se tourna, dévoilant un visage taillé à la serpe, qu’une barbe trop courte peinait à adoucir. Le commandant posa son regard glacial sur les deux adolescents.

— Voilà donc pourquoi j’ai risqué la vie de mes hommes : deux enfants.

« Je ne comprendrai jamais ce vieux fou de Léra… » pensa-t-il en soupirant.

— Sauf votre respect monsieur, ils étaient à la poursuite du Tharanor, ils savent peut-être ce que les Orcaliens faisaient dans la mer extérieure, ajouta Nora.

— Je n’ai pas besoin de vos réflexions lieutenant, nous verrons tout cela à Almara demain matin, disposez.

Le groupe quitta la salle sans plus de cérémonie.

— Bon, ça aurait pu être pire, fit Goran.

— Ouais, répondit Nora en levant discrètement les yeux au ciel.

L’officier qui les avait accompagnés jusque-là prit la parole :

— Vous dormirez dans le dortoir C, j’emmène les deux étrangers dans les quartiers de proue, ordres du commandant.

 Eïko échangea un regard avec Nora, qui acquiesça silencieusement. « Eh ben, c’est le grand luxe pour les deux nouveaux, il n’y a pas de justice ! » déclara Erg en souriant. Ros le frappa derrière la tête, et ils s’en furent de leur côté.

 L’officier conduisit les deux adolescents dans une chambre située non loin de la passerelle. Sobre et dépouillée, cette pièce rectangulaire possédait deux lits rétractables, une cantine de rangement et une table. Un petit plafonnier et un hublot éclairaient l’endroit. « Voici vos quartiers. Le repas est servi à vingt heures. » déclara-t-il avant de fermer la porte.

Alors qu’ils s’asseyaient chacun sur une couchette, Aelan soupira :

— Quelle journée ! J’ai bien cru qu’on n’allait pas s’en sortir !

Eïko, pensive, ne répondit pas.

— Je ne comprends pas Eïko… d’où ils sortent ces gens ? Pourquoi nous aident-ils ?

— Je ne sais pas… ce qui m’intrigue surtout, c’est qu’ils semblaient savoir que nous serions là, comme si nous récupérer était leur mission dès le départ.

— Hum…

— Je vais essayer de les convaincre de nous aider, c’est encore le mieux à faire, je crois…

— Je suis d’accord.

 Après avoir ingurgité une curieuse bouillie malodorante dont seuls les militaires ont le secret, les deux adolescents se couchèrent.

— Dis Eïko, la créature… c’est la même que t’as aperçue à Puli ?

— Non, celle d’aujourd’hui était… petite.

 Aelan se tourna sur sa couche, mal à l’aise à l’idée de croiser un jour un tel monstre. Bercés par le lent mouvement du Tikara, qui naviguait en pleine nuit, ils ne tardèrent pas à s’endormir.

 Eïko ouvrit les yeux et regarda vers le hublot : il faisait encore noir. « Debout là-dedans ! », cria une voix familière derrière la porte. Péniblement, ils se levèrent, et sortirent dans le corridor. Là, Goran les attendait, tout sourire.

— Nous sommes arrivés !

— Mais quelle heure est-il ? demanda Aelan en bâillant.

— Huit heures du matin ! Les autres sont déjà montés pour faire leur rapport, suivez-moi.

— Mais il fait nuit noire…

 De couloir en couloir, ils avancèrent sans croiser personne. Le vaisseau ne vibrait plus, et semblait avoir été vidé de toute vie. Après quelques minutes de marche, ils atteignirent une grande porte à volant, que Goran ouvrit sans effort. Un air froid et humide s’engouffra dans le couloir, alors que le petit groupe s’engageait sur la rampe de débarquement.

 « Une immense grotte ! » s’écria Aelan, alors qu’Eïko observait les alentours d’un air stupéfait. Les deux compagnons n’avaient jamais rien vu de tel. La quille partiellement immergée dans la brume, le Tikara était solidement amarré à un ponton de pierre, aux côtés de centaines d’autres vaisseaux. Au bord de la vaste caverne, un large quai de déchargement grouillait de travailleurs, sous la lumière blafarde des lampadaires. Goran expliqua :

— Presque toute la flotte est ici. Il doit y avoir au moins deux cents vaisseaux je dirais.

— Mais comment sommes-nous rentrés ? Je ne vois pas de passage… demanda Eïko en observant les parois.

— Le passage est directement dans la couche de brume. Ça fait des décennies que ces imbéciles d’Orcaliens patrouillent dans la Barrière, et ils ne nous ont jamais trouvés !

 Goran les conduisit à une grande porte emménagée dans la paroi, que deux gardes protégeaient nuit et jour. Après quelques formalités, ceux-ci les laissèrent pénétrer dans une curieuse salle circulaire. « Mais… il n’y a rien ici ! », protesta Aelan. Le géant, tout sourire, referma la porte et actionna un levier. Un mystérieux mécanisme se mit en branle, et la pièce s’éleva dans la montagne. Regardant les parois rocheuses qui défilaient par les vitres de l’ascenseur, Eïko demanda :

— Où allons-nous comme ça ?

— À Almara tiens ! s’esclaffa Goran.

 L’ascension durait depuis sept bonnes minutes quand soudain, une intense lumière pénétra la petite cabine. D’abord éblouis par l’éclat du soleil matinal, les yeux finirent par s’habituer, et les deux adolescents découvrirent alors la cité cachée d’Almara.

 À plusieurs kilomètres au-dessus de la mer de nuage, la ville occupait un vaste cirque ouvert sur l’Ouest. Une myriade de bâtisses colorées tapissait les pentes abruptes où coursives, passerelles et ascenseurs s’étageaient de manière anarchique. Au bord de la caldeira se trouvait une étendue d’eau aux reflets scintillants, dont le contenu se vidait lentement dans l’abysse en une spectaculaire cataracte. Le pic de Terys, surplombant la cité, abritait la forteresse du même nom, large édifice d’albâtre à l’aspect massif. Goran leur apprit qu’on y trouvait le siège du conseil, ainsi que le quartier général de la résistance.

 L’ascenseur ralentit bientôt avant de s’immobiliser dans un souffle bruyant, loin au-dessus des habitations. Alors qu’ils sortirent sur la plateforme de pierre, un air froid et sec saisit Eïko et Aelan. Ils s’approchèrent du parapet pour mieux observer la ville.

— C’est superbe, souffla Eïko.

— Pas mal hein ?

D’ici, on pouvait voir le fourmillement de milliers d’aéroliennes, profitant du vent dont la clameur s’élevait jusqu’aux sommets. Eïko fit remarquer à Goran qu’il n’y avait pas un seul vaisseau dans la ville.

— C’est normal, les aéronefs ne peuvent pas voler aussi haut, c’est justement pour ça que la ville a été installée ici, expliqua-t-il.

— Et ça, c’est quoi ? demanda Aelan en pointant un étrange bâtiment à l’autre bout de la cité.

— C’est le temple d’Efelyr. Je vous montrerai plus tard, on doit y aller.

 Le petit groupe se mit en marche sur la large route pavée qui longeait la montagne sur trois cents mètres, jusqu’à la forteresse de Terys. Des dizaines de personnes y charriaient de lourdes cargaisons d’armes et de provisions, sous l’œil attentif de soldats en patrouille. Se frayant tant bien que mal un passage dans la cohorte des véhicules, ils arrivèrent finalement aux portes, où des conscrits les fouillèrent avec un air suspicieux. Un officier s’approcha, et s’adressa directement à Goran :

— L’amiral Léra veut rencontrer les deux étrangers, veuillez les conduire jusqu’à son bureau.

— À vos ordres.

 La citadelle, édifice massif d’une soixantaine de mètres de haut, donnait l’impression d’un immense bloc de pierre à peine équarri, qu’on aurait encastré à même la montagne. Par endroits, la couche d’albâtre laissait paraitre un cœur sombre de basalte, qui renforçait encore l’aspect menaçant de l’ouvrage. Sur les hauteurs, la paroi était percée d’ouvertures et de plateformes, dont certaines arboraient canons ou drapeaux.

 Après avoir déambulé dans de grands hangars et dans de nombreuses allées encombrées de caisses, les trois compagnons prirent un ascenseur, puis un autre, puis encore un autre. Eïko n’en revenait pas, s’orienter dans le Tikara était déjà compliqué, mais la forteresse de Terys s’avérait être un vrai dédale. Il ne leur fallut pas moins de vingt minutes pour venir à bout de ce labyrinthe vertical, qui les mena aux étages supérieurs de la citadelle. Ici, les couloirs étaient silencieux, plus larges, plus lumineux, et les personnes qu’ils croisaient avaient l’assurance tranquille de ceux qui ont un rôle important à jouer. Au détour d’un corridor, Goran s’arrêta devant une porte gardée.

— J’emmène des visiteurs sur ordre de l’amiral Léra.

— Entrez, il vous attend.

 Debout dans l’atmosphère enfumée du cabinet de l’amiral, les trois compères patientaient depuis une bonne minute que celui-ci daigne remarquer leur présence. Penché sur une pile de documents, le vieillard à la barbe broussailleuse lisait consciencieusement, tout en mâchonnant l’extrémité de sa pipe. Le silence pesant n’était rompu que par l’arrivée intermittente de messages, régurgités par les tubes pneumatiques qui courraient le long du bureau massif. Eïko, impatiente, se racla la gorge.

— Oui ? demanda l’homme sans quitter son dossier des yeux.

— Mon amiral, je vous emmène les deux adolescents, selon vos ordres.

 Le vieillard, ajustant ses lunettes, leva un regard perçant vers les nouveaux venus, qu’il examina l’un après l’autre. Ses yeux se posèrent finalement sur Eïko, qu’il dévisagea longuement. Alors, pris d’un doute, il se leva, vint se placer devant elle, et d’un ton très doux, lui déclara :

— Bon sang… tu as les yeux de ton père.

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