Chapitre 2
Je n'arrive pas à me concentrer sur le discours du directeur, Mr. Grant. D'un côté, je ne pense pas être le seul : près de moi, Anna est sur son téléphone, qu'elle camoufle sur ses cuisses, entre les plis de la jupe de son uniforme. Les autres élèves ne sont pas mieux qu'elle. Certains ont le nez en l'air et observent le gymnase décoré avec des guirlandes et des pancartes pour l'occasion, d'autres discutent en chuchotant et doivent sans doute se moquer du directeur. Il paraît encore plus petit sur la grande estrade, il ne lui reste que quelques cheveux sur le crâne et il ne cesse de remettre en place ses petites lunettes rondes qui glissent sur son nez tandis qu'il parle. Mais un air austère est peint sur son visage, il se tient droit dans son costume, sa voix porte loin. Il me fait un peu penser à un général qui adresse des dernières paroles à ses soldats serrés en rang d'oignons. Cette vision renforce le sentiment que j'avais eu plus tôt.
Quoi qu'il en soit, je peine à saisir le sens de ses paroles. Mon cerveau me ramène à l'altercation que j'ai eue plus tôt. Le mec avait vraiment l'air en rogne que je lui rentre dedans. Son visage est imprimé sur mes rétines, avec ses cheveux bruns qui encadrent une mâchoire carrée et un menton mangé par une fine barbe. Et surtout, je peux revoir la lueur dans ses yeux sombres. Une lueur froide, mauvaise. On aurait dit qu'il imaginait mille façons de me faire payer. Je camoufle un frisson. Ce mec doit avoir un problème.
— Ça va, Noah ? Pourquoi t'es arrivé en retard, d'ailleurs ?
Je réponds à ma meilleure amie sans la regarder.
— J'ai juste pas pensé à regarder l'heure pendant que je déballais mes affaires.
— C'est vrai que tu seras à l'internat, cette année. Putain, j'espère que ça va bien se passer. Ça m'ennuie de ne pas être avec toi, je ne serai pas là pour te protéger.
— J'adore la façon que tu as de rassurer les autres, murmuré-je en me tournant vers elle. Et je n'ai pas besoin d'aide.
Elle me lance un regard en coin.
— De toute façon, je n'ai pas le choix. Et puis, je n'y serai que le soir, pour manger et dormir alors ça ne peut pas être si pire que ça.
— Mouais. Mais si jamais il y a un problème, tu m'appelles et je te jure que je ferai la peau au gars qui aura eu l'audace de te toucher.
Elle a toujours le mot qu'il faut. Je souris en la voyant le visage plongé sur son écran, comme si ses paroles étaient tout à fait normales.
— Par contre, mon colocataire n'était pas présent. Il avait déjà rangé toutes ses affaires. Il a dû arriver plus tôt que moi.
Je lui cache délibérément la partie de la petite fouille intempestive. Je ne suis pas kleptomane, mais je la connais, elle m'aurait enguirlandé et se serait moquée de moi. Gentiment. Elle se redresse aussitôt :
— Merde, j'allais te demander à quoi il ressemblait ! J'espère qu'il est vraiment pas mal. Tu l'imagines comment toi ?
Je hausse les épaules. Je m'en moque. Tout ce que je veux, c'est qu'on s'entende suffisamment bien pour que la cohabitation se fasse du mieux possible. Anna soupire en regardant autour d'elle avant de reprendre :
— Il n'y a pas l'air d'avoir un putain de beau mec à la ronde, dans ce lycée. Les uniformes immondes qu'on porte n'arrangent pas la chose, ça c'est clair.
— Putain, meuf, je suis tellement d'accord avec toi !
Nous sursautons tous les deux et nous nous retournons brusquement. Derrière nous, un mec est penché en avant, une moue dégoûtée sur les lèvres.
— Vous pouvez pas savoir comment je déteste, impossible de montrer mes talents vestimentaires et en plus, ça augmente ma dysmorphie.
Anna et moi échangeons un regard. Je n'ai pas tout compris à ce qu'il racontait. Surtout que, d'après ce que je peux voir, il a réussi à aménager son uniforme : des broches de toutes les couleurs sont accrochées à sa veste et camoufle des trous dans son t-shirt que j'ai pu apercevoir. Il porte également un collier de perles et arbore un léger maquillage.
— Tu sais que c'est mal poli d'écouter les conversations privées ? assène Anne.
L'intrus se rabat sur le dossier de sa chaise et lève les mains.
— Ok, ok, calme-toi. Mais un conseil : apprenez à parler plus doucement si vous voulez vraiment que votre discussion reste privée.
Puis, il fait mine de se plonger dans le discours du directeur qui rabâche encore une fois les mérites du lycée et du corps enseignant.
— J'y crois pas, dans quoi on s'est fourré ? gémit ma meilleure amie.
Je n'en ai aucune idée. Plus la journée avance, plus mon appréhension augmente. Je n'aurais peut-être jamais dû accepter aussi facilement de changer de lycée.
Le directeur arrête enfin de parler. Il conclut en nous souhaitant une bonne année scolaire, « dans la discipline et l'amour de l'apprentissage ». Puis, nous sortons dans un brouhaha infernal. Une fois à l'air libre, nous rejoignons notre salle. Dans notre malheur, Anna et moi avons quand même de la chance : nous sommes dans la même classe. Nous nous sommes suivis toute notre scolarité et je suis content que ce soit encore le cas, malgré un changement de lycée. Le ciel nous faisait une faveur, au moins une.
Nous essayons de ne pas nous perdre dans les couloirs et arrivons sans trop de mal jusqu’à notre salle. Certains élèves ont déjà jeté leur dévolu sur une place, d'autres arrivent encore. Je remarque alors le mec qui s'est mêlé dans notre conversation pendant le discours. Il pianote sur son téléphone, assis sur sa table, les jambes croisés. Comme s'il avait senti notre présence, il lève les yeux, nous salue d'un geste de la main avant de recommencer de nous ignorer.
— Au moins, on connaît déjà quelqu'un, souligne Anna en me tirant par le bras pour choisir deux bureaux libres côte à côte.
Je suis soulagé de voir un visage connu, même si ce n'est que depuis quelques minutes. Sauf que je ne sais même pas son prénom.
Les derniers retardataires affluent et bientôt, la classe se transforme en véritable capharnaüm. L'arrivée du professeur, une femme entre deux âges, un sourire aux lèvres, y met fin.
— Bonjour à tous ! Je vous en prie, prenez place. Je suis Mrs. Castillo, votre professeure principale pour cette année, continue-t-elle quand le silence se fait. Je suis ravie de reconnaître certaines têtes et pour les autres, je vous souhaite la bienvenue dans notre établissement.
Nos regards se croisent. Je sens mes joues rosir.
— La troisième année est une année-tremplin, elle déterminera si vous êtes aptes ou non à franchir la dernière étape de votre voyage : la quatrième année et la graduation. Mais vous pouvez déjà être fiers d'être arrivés jusqu'ici, vous avez fait la moitié du chemin.
Son sourire chaleureux me rassure quelque peu. La professeure casse un peu l'image de l'école militaire que j'avais en tête.
— Mon rôle, en plus de vous enseigner la littérature, est de vous accompagner tout au long de l'année. Ainsi, si vous avez la moindre question ou la plus petite préoccupation, vous pouvez venir me voir à tout moment.
J'échange un regard avec Anna. Elle n'a pas l'air aussi emballée que moi. Ça ne m'étonne pas, elle n'a jamais fait confiance aux professeurs, quels qu'ils soient. Il lui faut plus d'un simple sourire et de quelques mots bienveillants pour se la mettre dans la poche, loin de là.
Mrs. Castillo nous fait part des informations importantes susceptibles d'intéresser nos parents et nous-mêmes.
La matinée s'enchaîne rapidement, nous sommes restés dans la même classe. L'après-midi est plus léger, alors ma meilleure amie et moi ne sommes pas pressés de déjeuner, surtout que beaucoup d'élèves se précipitent à l'entrée et allongent la file d'attente.
Nous restons ensemble à bavarder – de toute manière, nous ne connaissons personne d'autre. Enfin, c'est ce que je croyais jusqu'à ce que je tourne la tête et me fige.
— C'est pas vrai... soufflé-je, interrompant Anna qui évoquait les goûts vestimentaires désastreux d'une ancienne connaissance.
— Quoi ? demande-t-elle en se retournant.
Je ne bouge pas, de peur d'attirer l'attention du garçon qui se trouve à plusieurs dizaines de mètres. Il parle avec un groupe d'autres mecs, et rigole bruyamment. Comment j'ai pu oublier qu'il était inscrit dans ce lycée ?
— Oh bon sang, c'est vrai qu'il est là, lui...
J'ai pensé que je pourrais l'ignorer et que je ne le verrai pas souvent. J'ai été idiot, sur ce coup-là. Je ne peux pas oublier si facilement Anthony. Mon premier et ex copain.
Mon cœur se serre de douleur, mon cerveau me bombarde subitement de souvenirs enfouis, de souvenirs que je voulais oublier, que je croyais avoir oublié.
— Noah, regarde-moi, m'intime Anna.
Elle me secoue les épaules pour me forcer à me détourner.
— Je sais à quoi tu penses et je t'ordonne d'arrêter. Ce n'est qu'une sale merde qui mérite de mourir.
— C'est un peu exagéré, tu ne crois pas, murmuré-je.
Mais j'esquisse un timide sourire. Elle hausse un sourcil.
— Qui est-ce qui mérite de mourir ?
Je me retourne brusquement. Le mec du gymnase se tient devant nous, un air intrigué peint sur le visage.
— C'est une habitude d'écouter la conversation des gens ? s'écrie Anna.
— Je n'y peux rien, je voulais simplement vous demander comment s'était passée la matinée pour vous.
Je le détaille un instant ; il a l'air sincère et en vérité, je suis un peu touché qu'il s'enquière de notre intégration.
— On devait sans doute parler trop fort.
— C'est parfaitement ça ! s'exclame-t-il dans un clin d'œil. Bon, qui étiez-vous en train de critiquer ? J'adore critiquer, on pourrait faire ça à trois ? Alors, qui est votre cible ?
Il pose la main sur mon épaule et me bouscule gentiment. D'habitude, je n'aime pas le contact physique avec des inconnus, mais bizarrement, ça ne me gêne pas. Il m'inspire confiance.
— Le groupe de mecs là-bas ? Ils font partie de l'équipe de football américain du lycée. Elle est plutôt réputée dans le coin. Ils sont cons, narcissiques et peut-être misogynes aussi. En tout cas, ça ne m'étonnerait pas qu'ils le soient.
— On sait, marmonne Anna. On connaît un des membres.
— Ah oui ? Et lequel ?
— Le blond.
Notre nouvel ami, dont je ne connais toujours pas le nom d'ailleurs, fronce les sourcils.
— Anthony ? Il n'est pas blond, plutôt châtain clair, ma puce.
— Il est clairement blond, t'as de la merde dans les yeux ?
Il s'écarte brusquement de nous, la main devant la bouche, choqué.
— Pardon ? De un, tu me parles pas comme ça et de deux, il est aussi châtain que ton ami est bouclé. Pas vrai ?
Il me prend à partie, un sourire en coin. J'hésite, ne sachant pas quoi répondre. J'ai du mal à le suivre et à suivre cette conversation. Je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche qu'il enchaîne :
— Et comment, vous le connaissez, d'ailleurs ? Vous n'êtes pas censés être nouveaux ?
Cette fois-ci, j'échange un long regard avec ma meilleure amie.
— Oh. Mon. Dieu ! s'écrie-t-il en sautillant sur place. Vous avez un petit secret. Dites-moi tout maintenant ou je vous jure que je le découvrirai par tous les moyens possibles. Et je vous le ferai payer de ne pas m'avoir mis dans la confidence plus tôt.
Anna me fait un geste. C'est à moi de décider si oui ou non, je veux le mettr au courant. Je m'étais promis que cette année, je serai un peu plus moi-même, je m'assumerai un plus. Alors je me lance :
— C'est mon ex.
Rien n'aurait pu me préparer à l'expression de pure stupeur qui passe sur son visage. Je réprime un éclat de rire.
— Oh putain de merde, lâcha-t-il en ne mâchant pas ses mots. Anthony, cet Anthony là, est ton ex ?
Je hoche la tête.
— Quoi, il est gay ?
Sa voix part dans les aigus et je retiens un sourire malgré moi.
— C'est le plus beau jour de ma vie ! Jamais auparavant je n'avais eu un potin aussi incroyable, J'en reviens pas !
— Par contre, tu ne dis rien du tout, m'empressé-je de dire. Il n'est pas out.
— Tu m'étonnes qu'il ne l'est pas, railla-t-il. J'imagine le carton que ça ferait. Mais toi tu l'es ?
— Plus ou moins.
— Alors quoi, c'était le cliché de la relation cachée et chaotique comme dans les films ?
— Et toxique en plus, ajoute Anna.
— Je vous en supplie, dites-moi tout, plaida-t-il.
Je n'ose pas affronter son regard.
— Il m'a trompé juste avant l'été...
— Le connard ! En plus d'être refoulé, il a le culot de te tromper avec un autre type. J'en étais sûr, je le connais depuis deux ans et ça a toujours été un mec mauvais. Toujours à rire de tout le monde, de moi y compris, et il est aussi con qu'un pied. Je ne comprends pas ce que tu as pu lui trouver, je ne te connais pas vraiment mais je suis persuadé que tu es plus intelligent qu'une larve.
— Merci ?
— Enfin, bref, je respecte ton choix. Pour le moment. Mais sache que je te soutiens coûte que coûte et pour cause, je suis dans la même team !
Il bombe le torse et casse son poignet.
— Sans blague... chuchote Anna.
J'avoue que certains signes étaient là. Cette fois-ci, un sourire étire mes lèvres.
— Mais d'ailleurs, on ne connaît même pas ton prénom.
— Tu as raison ! Toutes mes excuses, je m'appelle Isaac.
Nous nous présentons à notre tour.
— Avec toi et maintenant Anthony, nous sommes les trois seuls gays du lycée. Tant de choix pour nous !
Il passe un bras sur mes épaules et m'attire contre lui.
— Et moi qui croyais être le seul encore cette année. Je suis tellement content de vous avoir rencontrés !
— C'était comment avant ?
Il me regarde et nous nous comprenons en un instant. Moi aussi, j'étais le seul gay dans mon établissement précédent. Je m'en moquais un peu mais malgré tout, j'essayais de la cacher. Ma rencontre avec Anthony a été libérateur d'un côté, j'ai exploré ma sexualité, j'ai découvert l'amour. À sens unique. Ensuite, ça a été la chute aux enfers. Je m'empresse de chasser le flot de souvenirs qui menacent de remonter.
— Je pense que ça a été différent. Je veux dire, quand on est noir et non-binaire, on n'a pas le choix que de lever haut le menton. Mais bon, j'emmerde les cons !
Nous rions ensemble.
— Vous n'avez pas faim ? demande brusquement Isaac. Venez, je vais vous montrer ma technique pour passer devant tout le monde. J'ai une amie qui est déjà à l'intérieur de la cafétéria et elle doit m'attendre depuis un moment.
Iel nous attire à sa suite et nous lui emboîtons le pas. En passant non loin du groupe de garçons, je leur jette un coup d'œil. Mon estomac se tord quand j'aperçois Anthony. Il ne m'a pas encore vu, mais je pense qu'il est courant de mon déménagement. J'espère juste qu'il se tiendra le plus loin possible de moi. Mais je n'ai aucune certitude, j'ai refusé de répondre à ses dizaines de messages qu'il m'a envoyés au cours de l'été. Tous ne partaient pas d'un bon sentiment, bien au contraire.
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