Chapitre 3

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Nous suivons Isaac dans la foule moins dense à présent qui s'agglutine à l'entrée de la cafétéria. Iel joue des coudes, interpelle des personnes qu'iel semble connaître pour les rejoindre, tape sur des épaules et sans vraiment comprendre comment nous avons fait, nous nous retrouverons à l'intérieur. Isaac nous adresse un sourire victorieux puis nous intime de choisir nos plats. Nous nous dirigeons ensuite une fille attablée seule. Elle a un casque sur les oreilles et ne semble pas nous avoir vu. Isaac bouge sa main au-dessus de son plateau. Elle sursaute avant de sourire quand elle le reconnaît.

— Tu m'as fait peur ! s'écrie-t-elle d'une voix fluette.

— J'ai fait ce que j'ai pu. Regarde, on a des invités, aujourd'hui ! Je te présente Noah et Anna, et voici Eloise, ma meilleure amie.

Elle nous adresse un petit signe de tête.

— Allez, je meurs de faim, bon appétit !

Isaac commence son assiette de bon cœur.

Pendant le repas, nous apprenons que les deux se sont connus au lycée, pendant leur première année. Depuis, il ne se lâche plus. Je détaille à la dérobée Eloise. Elle est frêle, ses longs cheveux châtains sont rassemblés en deux chignons et elle arbore un maquillage très voyant mais enfantin, qui mélange du rose et du violet, quelques touches d'orange et beaucoup de paillettes. Elle ne participe pas souvent à la conversation, Isaac parle en leur nom. Elle m'a l'air très timide. Je ressens tout de suite de la sympathie pour elle, on se ressemble, j'ai un peu de mal moi aussi avec les gens que je ne connais pas.

Isaac nous raconte ce qu'on doit savoir sur le lycée, les petites habitudes de la vie ici, les profs sympas et ceux qui le sont moins, les différents clubs auxquels on peut s'inscrire – iel en profite pour souligner que le football américain, c'est un non catégorique, et les endroits où se poser pour être tranquille. En une demi-heure, j'en sais plus qu'en trois heures avec Mrs. Castillo et sur des sujets bien plus utiles.

— Tu es interne, toi aussi ? demandé-je quand iel évoque les heures d'entrée et sortie.

Iel me jette un regard dégoûté.

— Certainement pas ! J'ai déjà bien assez horreur du lycée, ce n'est pas pour y être non-stop toute la semaine. Et puis ma puce, comment tu veux qu'une personne comme moi trouve sa place ? Quel internat je devrais choisir ? Je n'ai pas envie d'être dans celui qui empeste la sueur et la testostérone mais celui des filles ne m'accepterait pas.

— Je suis bête, j'aurai dû y penser plus tôt.

Désolé, j'ai pas réfléchi...

— Ne t'inquiète pas, ça ne me pose pas de problème.

Iel ne t'en voudra pas pour si peu, ajoute Eloise dans un sourire rassurant.

Je hoche la tête, embarrassé.

Nous avons encore du temps devant nous avant que les cours ne reprennent. Nous décidons de profiter du soleil et rejoignons un coin d'herbe entre deux bâtiments. Visiblement, d'autres élèves ont eu la même idée car plusieurs groupes sont déjà en train de profiter des rayons chauds. Isaac enlève sa veste et la poste au sol avant de s'asseoir dessus.

— Il faut bien que ses uniformes immondes servent à quelque chose, sort-il quand Anna lui jette un regard interrogateur.

Il croise les jambes en tailleur et offre son visage au soleil. Je l'imite tandis que ma meilleure amie sort ses lunettes de soleil de son sac. Avec ses cheveux blonds et sa silhouette, elle est vraiment belle. Elle ne me croit pas toujours quand je le lui dis, ou peut-être fait-elle semblant de ne pas être d'accord avec moi.

J'aperçois des garçons en train de se faire des passes avec un ballon. Un groupe de filles non loin de nous éclate de rire, d'autres jouent aux cartes. Je ressens un pincement au cœur quand je pense à mon ancien lycée. Certes, il n'y a pas de petit parc comme ça, mais il n'était pas si mal. J'étais habitué à ses couloirs mal éclairés et à son aspect industriel. Ici, la plupart des bâtiments sont en pierre et on ne peut pas ne pas comprendre la différence de budget. J'en suis d'ailleurs étonné ; je pensais que c'était la ville qui finançait égalitairement tous les établissements scolaires du coin.

Soudain, des échos de voix nous parviennent puis des cris plus violents. Nous bondissons et nous suivons les bruits d'une bagarre, ça ne fait plus aucun doute, je sais reconnaître les sons d'un attroupement et d'encouragements survoltés.

Isaac joue des coudes pour se trouver une bonne place parmi la foule agglutinée et je le suis de près, en veillant à rester derrière iel.

— Ce n'est que le premier jour et ils se tapent déjà sur la gueule ! crie Isaac par-dessus son épaule.

Sur la pointe des pieds, j'aperçois alors deux mecs qui se font face au centre d'un cercle. Je recule d'un pas et bouscule quelqu'un derrière moi, la main sur ma bouche dans un geste horrifié : le front du premier est maculé de sang. Il charge tête baissée dans la direction du second, tel un taureau enragé. Mais son adversaire glisse le bras autour de son cou, l'immobile et lui assène un violent coup de genou dans le ventre. Les élèves crient de stupeur tandis que la victime hurle de douleur. Elle tombe au sol, les mains autour de sa taille.

— Je vais te fumer sale crevard !

Faudrait déjà que t'arrives à te relever, tapette.

L'agresseur frappe son pied contre le dos de son ennemi qui s'arc-boute. Un sourire fleurit sur ses lèvres. Il se baisse et saisit son menton entre ses doigts.

— J'y peux rien si t'es pas capable de la satisfaire. La prochaine fois, je t'égorge comme un porc.

Le mec le lâche et lui assène de nouveau un coup de pied. Puis deux, puis trois.

Une cri strident retentit et une fille se faufile dans le cercle. En larmes, elle tire sur le bras du mec pour tenter de l'arrêter mais sans succès. Il continue encore et encore, en riant. On dirait qu'il y prend un plaisir immense.

Je suis tétanisé. Je n'arrive pas à détourner le regard de la scène. J'ai soudain chaud, je peine à respirer et ma tête me fait mal. Les cris de souffrance du garçon me martèlent les tympans. Je trébuche, bascule en avant...

— Noah, Noah !

Anna apparaît devant moi. Elle semble inquiète, ses sourcils clairs sont froncés.

Les surveillants arrivent, il faut qu'on s'éloigne ! indique-t-elle aux autres.

Elle me tire derrière elle. Je ne sais pas comment j'arrive à la suivre. Quand je reprends ma respiration, je suis de nouveau assis dans l'herbe.

— C'était vachement violent, marmonne Isaac, d'habitude ce n'est pas comme ça.

— Ah, parce que ça arrive souvent que des bagarres éclatent, ici ? raille Anna.

Elle me touche le bras, une lueur inquiète dans le regard.

— À vrai dire, c'est déjà arrivé, oui. Le mec qui frappait, c'est Donovan. La « terreur du lycée », iel ajoute dans un ricanement. C'est toujours lui qui est au cœur des bagarres. Pourtant, tout le monde sait qu'il ne faut pas l'approcher.

— Pourquoi il a fait ça ?

Isaac hausse les épaules.

— La fille qui pleurait, c'est la petite amie du mec qui s'est fait... taper dessus. Mais elle repartie avec Donovan donc je suppose que nous avons eu affaire à un règlement de compte : elle a dû jouer avec le feu et coucher avec Donovan, et son copain a tenté de laver son honneur.

Iel nous adresse un regard d'excuse. J'ai du mal à comprendre son comportement, iel considère ça comme étant normal, on dirait qu'iel s'en fout complètement. Un goût de fer passe sur ma langue, j'ai soudain très froid. L'attroupement a disparu, les gens reprennent peu à peu leur place. Comme si rien n'est arrivé.

— La fille n'est plus avec lui.

Nous tournons la tête vers Eloise. Elle nous montre du doigt l'autre côté de la pelouse. Donovan discute avec un groupe de gars, ses amis sans doute. Il se décale alors et révèle le quatrième. Aussitôt, je me sens blêmir en le reconnaissant.

C'est pas vrai.

— C'était sûr.

— Qui sont les autres ?

— Caleb et Emmet. Des grosses brutes aussi. D'après les rumeurs qui circulent, les trois traînent dans des affaires louches.

— Du style ? insiste Anna.

— Du style pas très légales. Mais bon, personne n'est allé leur demander la vérité, vous pensez bien.

— Et le quatrième, il s'appelle comment ?

Isaac me lance un regard étonné avant de se retourner.

— Ah. Les amis, je vous présente Alexander Cain. Il a redoublé sa dernière année. Je peux vous garantir que lui, il trempe dans des affaires louches. Je me souviens d'une fois où il y avait un petit trafic près du lycée. Tous les élèves étaient au courant mais personne ne disait rien et chacun en profitait. Quand Alexander l'a su, on n'a plus jamais revu les gars. Et quelques jours plus tard, on a retrouvé trois corps troués de balles dans des bennes à ordures du quartier d'à côté. Tous étaient des petits caïds des alentours.

Je déglutis, le cœur battant à tout rompre. Ce type, c'est celui de ce matin.

— Avoue que tu viens de l'inventer, soupçonne Anna en croisant ses bras sur sa poitrine.

— Non, iel a raison, appuie Eloise. Mais ça reste des rumeurs. Personne n'a vu les cadavres.

— Arrête tu vas me foutre les jetons !

Isaac nous fait face et agite un doigt devant nous.

— Je vous interdis de vous approcher de lui, de près ou de loin. Je tiens déjà trop à vous pour que vous disparaissiez subitement aussi.

— T'as rien à craindre, je ne compte pas lui parler. Les mecs comme lui qui se prennent pour des durs à cuire, très peu pour moi.

Je n'ai plus osé regarder mes amis depuis le début de la conversation. Je me triture les doigts, la tête baissée, la boule au ventre. Comment ai-je pu littéralement marcher sur le seul mec qu'il ne fallait pas ? Surtout qu'il avait l'air plutôt énervé. Je suis vraiment trop bête. J'adresse une prière muette. J'espère qu'il ne se rappelle pas de moi, qu'il a effacé ma tête de sa mémoire. J'ai de l'espoir, je suis juste un mec comme un autre, insignifiant et qui ne fait pas de vagues. Il ne va quand même pas vouloir se venger, si ?

— Noah, ça va ? T'es bizarre depuis tout à l'heure.

— Oui, tout va bien, réussis-je à articuler. Anna glisse ses doigts entre les miens.

— C'est à cause de la bagarre ?

Je croise ses yeux bleus. Elle a remarqué que je m'arrachais la peau de mes doigts. Je le fais toujours quand je suis stressé.

— C'était violent mais Donovan va être puni. Il sera peut-être même expulsé, vous en faites pas.

Je ne réponds pas. Elle exerce une pression sur ma main dans un geste rassurant et je lui souris timidement.

Mes amis continuent de bavarder entre eux mais je ne participe pas. J'ai du mal à rassembler mes esprits. Une immense fatigue s'abat sur moi et j'ai peur qu'un mal de tête commence à poindre le bout de son nez. Je veux que cette journée se termine.

Au moment de rejoindre la classe de notre prochain cours, je surprends le regard interrogateur d'Eloise. Puis, elle me fait un signe de la main et me sourit. Nous rejoignons ensemble le bâtiment des cours.

Le soir arrive enfin. Je dois dire au revoir à Anna et à mes nouveaux amis. J'appréhende le fiat d'être seul. Je la serre dans ses bras, elle me promet de m'inonder de messages. Je me sens un peu gêné, on dirait un enfant qu'on laisse pour la première fois à l'école. Après tout, c'est juste une question de quelques heures dont la majorité sera du sommeil.

Je rejoins ma chambre, le stress au ventre de rencontrer enfin mon colocataire. Mais quand je rentre, il n'est pas là. Ce n'est pas grave, j’aurais bien d'autres occasions de le voir.

Je prends quelques cahiers que j'ai rangés dans mon bureau et me dirige vers la salle d'études. J'en profite pour ne pas prendre du retard sur mes cours, même si nous n'avons pas fait grand-chose.

L'heure du repas arrive. Je remercie en pensée Isaac d'avoir déjeuné avec nous et de m'avoir montré le fonctionnement de la cafétéria. Je choisis une table seule et m'assois. Je mange tout en répondant à Anna qui a tenu sa promesse. Elle me raconte sa soirée avec son papa, ses parents sont divorcés et c'est la semaine de garde de son père. Il est drôle et toujours sympa avec moi, je crois même qu'il me considère comme le fils qu'il n'a jamais eu.

Une fois mon plateau déposé, je file à la douche. J'en profite avant que tout le monde arrive car ce sont des douches communes. Il y a des cabines individuelles mais elles sont toutes réunies dans la même pièce. Quand j'arrive, certains garçons y sont déjà. Je fais profil bas mais jette des regards en coin. Ils sont en petits groupes et rigolent entre eux. Certains se brossent les dents, d'autres sortent des douches en caleçon, la serviette sur les épaules. Aucun ne vient me parler.

J'essaye de ne pas trop m'attarder. Ce n'est pas parce que j'ai peur qu'on me surprenne mais plutôt parce que je ne veux pas reconnaître certaines personnes. Certaines personnes comme Anthony. Toute l'équipe de foot est interne et Anthony en fait partie, il doit être logiquement à l'internat, lui aussi.

Je me faufile dans une cabine libre et prends rapidement ma douche. Puis je sors et rejoins rapidement ma chambre.

Toujours personne. C'est étrange, normalement, on devrait tous être ici. On est obligés de rejoindre l'internat après vingt heures.

J'essaye de ne pas trop y penser, même si mon estomac se tord de stress. C'est débile de stresser pour rencontrer une personne que tu ne connais même pas. Je me fustige mentalement ; il ne peut rien arriver de mal.

Je me jette sur mon lit et appelle Anna. Elle me raconte ses potins du soir, on revient sur la journée et on la détaille ensemble. J'essaye de dévier la conversation quand elle divague sur la bagarre, j'omets volontairement de parler de ce qu'il s'est passé ce matin. Je ne veux pas y penser. Je suis certain que ce n'est rien, qu'il n'y a rien qui se prête à discussion. Oui, j'ai malencontreusement bousculé Alexander Cain et quoi ? Je ne l'ai pas agressé non plus.

Soudain, on toque à ma porte. Je me redresse brusquement.

— Extinction des feux, il est vingt-deux heures.

Je hoche la tête. Le surveillant, un jeune homme aux cheveux courts et à l'allure un peu bourrue passe la tête par l'ouverture.

— Il n'est pas là ton camarade?

— Je ne l'ai pas vu de la soirée.

Il fait la moue.

— C'est trop bizarre, ça. Je vais vérifier. Passe une belle nuit.

— Merci, réponds-je gauchement.

— C'est moi où on vient de te souhaiter bonne nuit ? ricane Anna à l'autre bout du fil.

— Je crois bien. C'était méga gênant, je m'y attendais tellement pas, tu verrais la tête du surveillant, pas du genre à être tout doux...

Nous rions ensemble. Nous restons encore un peu au téléphone puis finissons par couper l'appel. Je me couche seul, sans avoir croisé mon camarade de chambre. Je me surprends à espérer rester seul toute l'année dans la chambre. Ça serait le paradis.

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