Chapitre 4
Des cris. Des coups de feu. Les pleurs d'un bébé. Une explosion de couleurs, une lumière vive, mes yeux me brûlent. Un goût de sang dans la bouche. Je tousse. M'étouffe. Je lève les yeux. Une avalanche de neige noire. Une odeur de brûlé. Des cendres. Mon cœur bat la chamade. Mon crâne me fait si mal. Je touche mes tempes et les regarde mes doigts. Ils sont tâchés de pourpre.
Un bruit mat puis un hurlement. Terrorisé, je m’effondre et serre ma tête entre mes mains. Je veux que ça s'arrête. J'ai peur. J'ai mal. Un craquement. La terre se met à trembler. J'ouvre les yeux. La maison est en feu. Un sentiment d'urgence me saisit à la gorge. Je dois faire quelque chose. Rentrer à l'intérieur. Sortir. M'enfuir. Je suis incapable de m'en rappeler. Je ne peux plus bouger, mon corps ne répond plus. Un shilouette. Un monstre à cornes. La mort. Des longs cheveux. Une femme. Elle enjambe une poutre en feu. Visage mouillé, yeux affolés. Quelque chose dans ses bras. Un homme. Un humain. Un chat. Un bébé. Un démon au visage terrifiant. Les silhouettes se mélangent. Le diable grandit, s'allonge, se déforme. Un souffle. Une voix. « Prends-le. Sauve-le ! » Une plainte, un supplice, une menace. « Meurs ». Elle hurle. Le bébé pleure, un chien aboie. Mes tympans se déchirent. La douleur prend possession de mon corps. Il se déchire, s'écrase, s'émiette. « Crevez-les ! ». Je hurle.
J'ouvre les yeux, le cœur battant à tout rompre, la peur broyant mes entrailles.
XXX
J'écrase mon mégot sur le bitume. On est peut-être encore en été mais on se gèle déjà les couilles la nuit. Je me dépêche de rejoindre le bâtiment. Il ne paye pas de mine, ce n'est qu'un simple immeuble de deux étages. Mais ce n'est pas ce qui est visible à la surface qui est important.
Je gravis les quelques marches quand deux mecs me barrent la route.
— Attends !
— Y'a un problème ?
Je les toise un instant. Des hommes à tout faire, de la petite frappe. Ils sont plus âgés que moi et pourtant, je le sens hésiter.
On doit vérifier tous ceux qui veulent entrer...
— Tu te fous de ma gueule, ricané-je. T'es pas capable de me reconnaître ?
— Bien sûr que si, Alex, répond le second. Mais ce sont les ordres du Parrain.
Je fais un pas de plus.
— Parce que tu crois qu'elles s'appliquent à moi ?
Il soutient mon regard.
— Ordres du boss.
Je soupire. Le vieux et ses règles stupides. C'est un moyen de mater les gars sous sa tutelle et en faire de parfaits petits soldats mais ces débiles ne sauraient même pas reconnaître un des leurs.
Je n'ai pas le temps de jouer avec eux, je suis déjà à la bourre. La reprise des cours y est pour quelque chose. Surtout que c'est de sa faute si je dois subir ça une année en plus.
J'enlève ma veste et la jette dans les mains d'un des sbires. Puis, j'enlève mon pull et déboutonne ma chemise. Je n'ai pas eu temps de me changer avant de partir, j'ai dû garder celle du lycée. Le vent frais fouette ma peau nue. Le dernier bouton dévoile le tatouage d'appartenance à la famille sur mes côtes. Une araignée est gravée sur mes côtes, les deux pattes avant relevées, prêts à bondir sur sa proie. Chaque personne qui travaille pour le vieux a ce même tatouage. Même les deux cons devant moi.
— C'est bon.
— Évidemment que c'est bon, connard.
Je tends la main pour récupérer ma veste et m'engouffre à l'intérieur. Je parcours rapidement le hall d'entrée, me rhabille dans l'ascenseur qui descend deux étages plus bas, sous terre.
Les portes s'ouvrent sur deux nouveaux types. Des armes de poing pendent ostensiblement à leurs ceintures. Ils me saluent de la tête, je les ignore. Mes pas résonnent dans le long couloir. Au fond, une double porte noire. Je sais qu'elle est blindée. Encore deux mecs. Purée, le vieux n'a pas lésiné sur la sécurité cette fois-ci. En plus de ceux qui occupent l'immeuble de haut en bas, j'ai repéré nos hommes un peu partout pendant le trajet jusqu'ici. Ok, la réunion de ce soir regroupe toutes les têtes de la famille et la sécurité doit être totale, mais le quartier nous appartient, alors pourquoi tant d'efforts ? Je me rappelle pas que ça avait été le cas pour les précédents rassemblements.
Lorsque j'arrive à la hauteur, je sais déjà que je ne pourrai pas échapper à leur contrôle. Je me résigne et écarte les bras sans protester, pour une fois. Aussitôt, le chauve me palpe, à la recherche d'une arme. Le vieux me brise les couilles.
Enfin, il hoche la tête et fait signe à son pote. Il toque trois fois et ouvre la porte. Une vague de chaleur m'accueille. Putain, mais il fait une fournaise là-dedans. J'entre dans une pièce ronde et lumineuse. Un lustre est accrochée au plafond et plusieurs lampes d’ambiance sont dispersées aux quatre coins. Les murs sont recouverts d'une peinture pourpre. Un bar est installé au fond. Au centre, cinq fauteuils disposés en arc de cercle font fassent à un canapé. Le vieux est assis dedans.
— Alexander, enfin te voilà. J'ai bien cru que tu n'allais pas pouvoir venir, ce soir, me salue-t-il.
— La faute de qui si je dois pourrir un an de plus dans ce lycée, papa ? réponds-je d'un air narquois. Et tu pouvais pas choisir plus près pour faire ta petite réunion ?
— Ne commence pas à être désagréable, nous avons des invités.
Sa voix est sèche et ses sourcils broussailleux se froncent.
Je hausse les épaules et prends place sur le dernier fauteuil libre à la gauche du vieux.
— Bonsoir, lâché-je à la ronde.
Je reconnais chaque personne dans la pièce. Avec moi, Karl, Lucci et Erza sommes capitaines. On gère chacun une branche d'activités de la mafia. On nous appelle les Spiders, et ce, d'aussi loin que je me souvienne. Je m'occupe de la drogue, Lucci gère les armes, Karl, tout ce qui implique de parvenir à nos fins et Erza, les multiples maisons closes que le vieux possèdent. C'est la seule femme de la famille, qui plus est à siéger à la tête. Le vieux lui fait confiance, moi pas. Ça reste une femme après tout, facilement manipulable et dénuée de sang-froid. J'ai eu beau le prévenir, il m'écoute pas. Il aura plus qu'à chialer si elle tient pas le coup. En plus de nous quatre, il y a Thomas, mon oncle. C'est le bas-droit du vieux. Ensemble, ils ont construit leur empire en partant de rien. Le vieux ne serait rien sans lui, mais l'inverse est vrai aussi.
— Trêves de bavardages, on a des affaires à régler ce soir et peu de temps devant nous, commence Thomas.
— Les Wolves sont actifs, bien plus que ce qu'on pensait, ajoute Karl en frottant sa barbe. Mes gars en ont repéré un peu partout dans la ville, même en plein jour.
— Ils pensent avoir un coup d'avance sur nous. On a plus aucun moyen de savoir ce qu'ils savent.
Lucci me jette un regard en coin. L'allusion est à peine voilée.
— Eric n'allait rien cracher, réponds-je en m'agitant sur mon fauteuil. Il savait qu'on avait rien pour le faire parler. Les Wolves s'étaient occupés de sa pute pour s'assurer qu'ils ne les doubleraient pas.
— Ça l'a pas empêché pour se foutre de notre gueule.
— Parce que j'y peux quelque chose s'il a pensé pouvoir nous la mettre dans le cul ? Je te rappelle que c'était ton clebs, Karl.
— Et moi, je te signale que tu aurais pu le faire mariner plutôt que de l'abattre comme un chien, gronde-t-il en me fixant du regard. À cause de toi, on a rien pu en tirer. Tu voulais juste prouver à papa que tu étais un grand...
— Ferme-là ! tonné-je en me levant. J'ai fait ce que j'avais à faire, tu n'étais même pas là, sûrement le cul au fond de ton canapé pourri à te faire sucer par ta...
— Assez !
Je me tais, fusille du regard Karl. Je me force à desserrer les dents. Ce n'est pas le moment d’énerver le vieux. Il passe une main lasse sur son visage.
— On a déjà parlé de ça, ce n'est pas le sujet. Alexander a fait ce qu'il fallait faire dans de telles circonstances. Eric avait déjà fait son coup, ça n'aurait servi à rien.
— Ou peut-être qu'il aurait pu nous lâcher des infos sur les Wolves.
— Ce n'est pas pour prendre la défense d'Alex, intervient Erza, mais tu crois qu'ils sont assez cons pour entrer directement en contact avec lui. Tout a dû passer par un soldat sous les ordres directs d'un de leurs capitaines.
Elle décroise et recroise ses jambes, sa jupe noire bruissant dans le silence. Connasse. Je sais qu'elle n'est pas sincère dans ma défense. Elle ne prend jamais véritablement partie, elle est juste là à minauder, à soutenir la partie la plus forte.
— Revenons à nos préoccupations actuelles, s'il vous plaît, oriente Thomas. Nous disions que les Wolves connaissaient un nouveau regain. Qu'elle pourrait être la cause ?
— À ma connaissance, pas grand-chose. Mes filles ne savent rien et les affaires sont prospères. Quelle qu'elle soit, elle n'empiète pas sur nos chiffres, explique Erza.
— C'est pareil pour nos bases stratégiques. Nos quais ne sont pas contestés et les voies terrestres sont dégagées.
— Mais des altercations ont eu lieu, souligne Karl. J'ai perdu trois de mes hommes. On a fait plus de dégâts dans leur rang.
Un sourire carnassier se dessine sur ses lèvres.
— Je ne vois rien qui puisse nous inquiéter, conclut le vieux en portant son cigare à ses lèvres. Mais il faut les tenir à l'œil, Karl.
— Comptez sur moi, Boss.
— Bien. Concernant notre cargaison qui devait arriver cette semaine ?
— Elle est sur nos terres. Mes hommes l'ont emmené hier soir en lieu sûr, dans le dépôt au nord de la ville, m'exclamé-je. Elle est prête à être écoulée.
Le vieux hoche la tête, satisfait.
— Tu te débrouilles bien.
J'accepte le compliment avec le sourire, surtout quand il fait devant les trois autres capitaines. Je croise le regard de Karl. Une lueur énervée passe dans ses yeux. Qu'il aille se faire enculer.
— La prochaine arrivera dans quelques semaines. Un gros client veut qu'on lui en cède une bonne partie. Alex, tu devras t'en charger personnellement. On doit être prudent, nous ne pouvons pas ignorer l'hypothèse que les Wolves sont au courant par le biais d'Eric. S'ils n'ont pas pu se préparer efficacement, ils auront le loisir de l'être pour la prochaine fois.
— Aucun problème, j'y serai.
— Par contre, il faut qu'on soit plus vigilant dorénavant, fait remarquer Thomas. Il y a une chose qu'on a apprise avec toute cette histoire de traîtrise : même nos hommes les plus fidèles sont susceptibles d'être soudoyés.
Ses paroles jettent un froid dans l'assemblée.
— Eric était sous tes ordres Karl et c'est à toi qu'incombait le soin de veiller à sa fidélité. Tu as échoué, mais tu le sais déjà.
Karl ouvre la bouche mais Thomas le fait taire de la main.
— Je ne reviendrai pas dessus, c'est du passé. Le problème maintenant, c'est que son cas a ouvert une brèche, une faille. Qui sait ceux qui seraient tentés de suivre son chemin.
— Sauf que je lui ai réglé son compte, ça devrait donner l'exemple.
— Oui. Mais l'appel du gain est plus fort que tout, vous le savez bien. Je ne peux que vous conseiller d'être plus ferme et de recadrer vos hommes. N'acceptez aucun pas de travers et avertissez-nous dès que vous en avez connaissance.
Le message est passé. La réunion est terminée. Nous nous levons et je m'apprête à sortir avec les autres quand le vieux me retient.
— Tu peux y aller, Thomas.
Je jette un regard surpris à mon oncle. Il est toujours dans les confidences, pourquoi veut-il l'exclure ? Je me prépare au pire.
Le vieux tapote se lève et va se servir un verre de whisky au bar.
— Comment tu vas, fiston ? me demande-t-il d'une voix douce.
Un éclat de rire sarcastique me secoue.
— Depuis quand tu t'inquiète de ma santé ?
— Arrête de jouer au con, me lance-t-il, un regard en biais.
Je me tais et baisse les yeux. Peut-être que j’exagère un peu.
— Je sais que je te demande d'être dur au quotidien. Notre mode de vie n'est pas facile.
— J'ai vécu bien pire, asséné-je d'une voix froide.
— Je sais. Mais ça n'empêche pas le fait que tu as le droit de vouloir plus. De vouloir mieux.
— C'est pour ça que tu m'as fait retaper ma putain d'année alors que j'aurais pu être libre et m'incliner à 100 % dans les affaires ?
— C'est pour ton bien, Alex. Et tu n'es pas encore prêt.
Je lui tourne le dos et serre les poings.
— Je n'ai pas besoin d'avoir mieux.
J'entends le veux soupirer devant moi avant qu'il ne s'assoit. Les glaçons dans son verre s'entrechoquent.
— Comment ça se passe le lycée ?
— Bien.
— Juste bien ?
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? m'écrié-je en me retournant. Que je me suis fait des nouveaux copains, qu'on a prévu de se faire un foot demain à la sortie de l'école et que j'en pince pour une nouvelle fille qui m'a sourit une fois ?
Soudain, un souvenir surgit dans ma tête. Je revois le mec qui m'a foncé dessus ce matin. Il avait l'air emmerdé, comme s'il regrettait de m'avoir percuté. Sur le coup, j'ai apprécié voir la peur passer dans ses yeux. Son nez, tâché de tasse de rousseur, rouge de honte, peut-être à cause du choc, et ses cheveux bouclés ébouriffés.
Un sourire vaporeux passe sur les lèvres du vieux.
— Pourquoi pas, murmure-t-il. Tu as le droit d'être comme les autres garçons.
Cette fois-ci, j'éclate de rire.
— Tu deviens sénile, vieil homme, si tu crois que je peux être comme les autres. Je ne l'ai jamais été. On m'a interdit de l'être et ce depuis que je suis né.
Je tourne les talons et me jette sur la porte. Afin qu'elle ne se referme, j'entends la voix du vieux :
— Je sais, fiston.
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