Chapitre 5

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Je porte mon doigt à la bouche pour arracher un morceau de peau. Je pense que l'endroit que je déteste le plus au monde, c'est cette foutu salle d'attente. La décoration est épurée, tout en blanc et en crème. Les sièges sont inconfortables et voir toutes les semaines les mêmes magazines proposés en libre-service m'angoisse. Je n'y reste que quelques minutes, une demi-heure tout au plus mais c'est suffisant pour accentuer mon stress. Je sais que c'est pour mon bien, que la psychologue ne cherche qu'à m'aider. Honnêtement, je ne sais pas si ça fonctionne vraiment. Au moins, ça me permet de mettre des mots sur ce que je vis et ce que je ressens.

La porte du bureau s'ouvre enfin et interrompt mes pensées. Mrs Ludwige apparaît, un sourire sur ses lèvres maquillés de rouge. Je souris immédiatement. Je suis à l'aise avec elle et je l'apprécie beaucoup. Je me souviens quand j'étais petit, je l'avais adoptée tout de suite, pourtant j'avais vu plusieurs de ces collègues. Ses fines lunettes rouges pointues m'avait fasciné. À partir de là, la suite a été plus facile.

— Noah, on y va ?

Je la rejoins. Son bureau est vide ; elle fait toujours sortir ses patients par une autre porte pour ne pas qu'ils retournent dans la salle d'attente, de sorte que la consultation est anonyme du début à la fin.


Mrs Ludwige pose ses lunettes sur la table basse qui nous sépare. Les jambes croisées, elle a son petit carnet sur les genoux, le stylo à la main. Elle prend toujours des notes de ce que je lui dis, mais elle se rappelle de tout à chaque séance. Peut-être qu'elle les relit avant notre séance.

— À quand remonte ton dernier cauchemar aussi prégnant que celui de lundi soir ?

— Je ne sais pas, je dirais il y a trois mois. Quand Anthony m'a quitté.

— Tu n'en as pas refait depuis ?

— Non, pas que je me souvienne, en tout cas. J'ai fait des rêves, des mauvais rêves mais pas... ça.

— Je vois.

C'est une de ses phrases préférées, avec « je te comprends », « je suis là pour toi » et « nous allons décrypter tout ça ensemble ». Elle ne les dit jamais sur un ton déplacé, elles sont vraiment sincères. Elle voit la session comme un chemin qu'on doit remonter ensemble, jusqu'à la source réelle du problème. Ce voyage, on le fait à deux et jamais elle m'a laissé m'aventurer seul dans des lieux que je ne connaissais pas.

— Cette maison en flammes, tu pourrais la reconnaître ? La dessiner ?

Je secoue la tête.

— Et la femme ?

— Non plus. C'est très vague, je ne suis même pas sûr de me souvenir de tout. Mais par contre, je sais que j'avais très peur. J'étais terrifié.

— Les rêves sont le reflet de notre inconscience, m'explique-t-elle. Ils permettent d'évacuer toutes nos émotions, tous nos sentiments que nous avons refoulé au cours de la journée, parce que nous n'avons pas eu le temps de les décortiquer ou de nous y pencher, ou parce qu'ils étaient trop intenses. Mais ils permettent aussi de réveiller notre instinct, de le préparer en quelque sorte. Si jamais cette situation arrive – ce qui est exceptionnellement rare, alors ton cerveau et ton corps sauront comment réagir, parce qu'ils l'auront déjà vécue. Certains rêves puisent leur source dans des souvenirs réels, d'autres sont complètement inventés et c'est pour ça qu'il est difficile de les comprendre car bien souvent, c'est un mélange de tout ça.

— Ça veut dire que j'aurais déjà pu vivre ça ?

Je frisonne et croise les bras sur ma poitrine.

— Je ne partirais pas dans cette direction, me rassure-t-elle. Tes parents t'en auraient parlé et même si ça avait été le cas, je pense que les souvenirs, ou du moins des traumatismes, auraient refait surface pendant ton enfance.

Elle a raison. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut oublier si facilement.

— Est-ce que dans la journée, tu as été confronté à des émotions fortes ?

— Assez oui, m'exclamé-je, c'était ma rentrée dans un nouveau lycée ! J'étais stressé toute la matinée mais au final, ça ne s'est pas si mal passé. Je me suis fait des nouveaux amis, Anna était avec moi tout le temps. Mais...

— Mais ? insiste-t-elle gentiment.

Je me triture les ongles, en proie à un soudain malaise.

— Il y a eu une bagarre au lycée.

Je me tais, évite son regard. Je n'étais pourtant pas le protagoniste, mais je n'ose pas croiser son regard.

— Le premier jour ? relance Mrs. Ludwige.

— Oui. C'était... violent. Un garçon a frappé un autre alors qu'il était tombé au sol. Il lui a donné plusieurs coups. L'autre criait et essayait de se protéger. J'ai... Je suis resté immobile à regarder, je ne pouvais plus bouger, c'était comme si j’étais hypnotisé par la scène.

Les images de l'altercation me reviennent. Je revis la scène, le sang rougeâtre sur la tempe du garçon, ses cris de douleur, le sourire carnassier du type qui le battait...

— Noah ?

Je cligne des yeux, reprend ma respiration. Mrs Ludwige froncent le sourcils.

— Tout va bien ?

Je hoche la tête. Elle se détend, ramène ses bras vers elle.

— Que s'est-il passé ensuite ? me demande-t-elle d'une voix douce.

— Rien. Anna m'a emmené avec elle et on est repartis s'allonger au soleil.

— C'est tout ce qu'il s'est passée cette journée-là ?

— Oui. Aussi, je suis à l'internat pour l'année, reprends-je d'une voix plus ferme. Je ne parle à personne là-bas, seulement à Anna au téléphone, on s'appelle tous les soirs. Je dois avoir un camarade de chambre mais je ne l'ai jamais vu, pour le moment. Je pense que finalement, je vais peut-être resté tout seul.

— Tu aurais préféré ne pas l'être ?

Je hausse les épaules.

— Ça aurait pu m'aider pour ma timidité, et ça aurait été sympa d'avoir quelqu'un à qui parler sur place.

Le souvenir de ma rencontre officieuse avec Alexander surgit dans mon esprit. Dois-je en parler à Mrs Ludwige ? Je ne pense pas que ça a quelque chose à voir avec mon cauchemar ; je n'ai eu aucun écho de quoi que soit, et je n'ai pas recroisé Alexander depuis. Je l'ai vu plusieurs fois au loin, avec sa bande d'amis, mais c'est tout. Je n'ai aucun cours en commun avec lui ni aucune potentielle activité. C'est la faute d'Isaac, qui m'a bourré le crâne avec ses idées complètement stupides de trucs louches et de mecs qui disparaissent.

— J'ai aussi foncé dans un élève juste avant d'assister au discours d'entrée du directeur. Je ne l'avais pas vu, j'avais le nez dans le téléphone.

— Tu es tête en l'air, rit Mrs. Ludwige.

Je souris à mon tour.

— Écoute, je peux te livrer mon opinion sincère ?

— Bien sûr.

Elle est là pour ça. Ce que j'apprécie aussi avec elle, c'est qu'elle n'a jamais hésité à me faire part de ce qu'elle pensait. Je ne réfléchis jamais seul, nous sommes toujours deux à le faire.

— Je pense que toutes ces nouvelles rencontres ainsi que ton déménagement et ton arrivée dans ce lycée t'a quelque bouleversé. Tu as perdu tes repères et tu as été soumis à un stress non négligeable. Ce mauvais rêve n'est que le reflet de ton angoisse.

Ses mots me rassurent, et me confortent dans le fait que ce n'était qu'un cauchemar sans conséquence. J'ai subitement conscience d'être plus léger, comme si on venait de m'ôter d'un poids dans mon cœur.

— Mais nous avons tous les deux que tes cauchemars ne doivent pas être pris à la légère, continue-t-elle, plus gravement. Ainsi, si jamais tu en refais un comme celui-là, je veux que tu m'en parles immédiatement, d'accord ?

Elle a raison. Par le passé, j'ai eu une période d'insomnie terrible. J’enchaînais les cauchemars au point où je ne voulais plus dormir et que je passais mes nuits à éveiller. Mon état de santé s'en est trouvé détérioré, ce qui accentué la répétition des cauchemars et des crises d’insomnie. Un cercle vicieux. Pourtant, j'étais constamment shooté aux antidépresseurs et aux anxiolytiques à cause de ma dépression.

— Compris.

La discussion se fait plus légère et je termine la séance avec un sourire rassuré aux lèvres. Si Mrs. Ludwige ne s'inquiète pas, alors je n'ai pas à m'en faire ; elle a toujours été d'excellents conseils et je sais qu'elle n'hésiterait pas à prendre les mesures nécessaires si besoin.

Elle ma raccompagne jusqu'à la sortie et me souhaite une bonne journée. Lorsque je tourne la tête, j'aperçois Anna qui remonte la rue. Mon cœur bondit de joie. Elle me fait un grand signe de la main.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? demandé-je en la serrant dans mes bras.

— Arrête de poser des questions idiotes. Je t'ai toujours accompagné pour aller chez la psy.

— Techniquement, tu ne m'as pas accompagné, lui fais-je remarqué moqueusement.

— À qui la faute ? Tu m'as prévenu ce matin que tu allais la voir !

Je souris. Peut-être ai-je fait exprès. Je sais que ça lui tient à cœur d'être là pour moi. Elle m'a toujours soutenu, dans les hauts comme dans les bas. Mais je n'ai pas envie d'être un poids pour elle, et parfois, j'ai peur que ça lui pèse un peu trop.

Elle passe un bras par dessus le mien.

— Raconte-moi comment ça s'est passé pendant qu'on rejoint le centre-ville.

Je me mets à rire.

— On va encore faire ça ?

Elle s'arrête brusquement et me tape l'épaule.

— T'es pas content ? Je te signale que ce n'est notre petit rituel. Le principe d'un rituel, c'est qu'on ne peut pas y déroger ! Alors oui, on va va aller faire du lèche-vitrines, et je m'en moque que ça ne te plaise pas.

Elle me tire par le bras pour me faire avancer. Elle sait très bien que j'adore notre rituel. Pour rien au monde je ne manquerais une après-midi en sa compagnie.

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