Poussez, Madame
Le plus grand jour pour un ours en peluche est celui où il rencontre la personne qui sera la plus chère à son cœur : son parent. Avant cela, il n’est qu’un banal objet sans goût, sans charmes et sans vie.
Nous avons un grand rôle à jouer dans cette société qui nous relègue plutôt dans les objets de décorations à un moment donné de leur vie. Tantôt, nous consolons de lourdes larmes emplies de désespoir. Tantôt, nous sommes oubliés et nous assistons à des crises de fou rire qui nous plaisent plus que de raison. Nous sommes plus qu’un ami, un frère, un amant et même un époux. Car nous sommes toujours là, depuis le commencement. Et même après. Nous continuons de circuler à travers les contrées, passant de mains en mains, et nous tenons des places privilégiées dans le cœur des êtres humains qui prennent le temps de nous serrer tout contre eux.
Je venais de naître, ces histoires m’avaient été contées par d’autres peluches qui, comme moi, les détenaient d’une tierce personne. J’avais hâte de découvrir ce que la vie me réservait, hâte de découvrir ma moitié. Je ne la connaissais pas encore mais je l’aimais déjà de tout mon être, prêt à accomplir la tâche qui m’était destiné depuis toujours.
Ce jour-là arriva bien vite. Aussitôt installé sur un étal de fête foraine, je fus admiré par plus d’un. Mon poil blanc chatoyant aux reflets bleutés attirait le regard tant par sa beauté que par sa singularité. Quelques heures plus tard, je me retrouvais sous le bras d’une femme dont l’odeur évoquait plus une vieille dame que la luxure que promet la jeunesse.
Le début de ma vie fut bien surprenant et un poil décevant. Aussitôt arrivé dans ma nouvelle demeure, je fus entreposé dans un coin, semblable à une antiquité. De là, j’attendais. Je ne recevais aucune marque d’affection comme on me l’avait tant promis. Ma vie était morne et loin d’être intéressante. Il en allait de même pour la vie de mes acheteurs d’ailleurs. Je ne les voyais que très rarement. Et le peu que je les voyais, ils passaient leur temps à se chamailler comme des enfants, un couple qui se déchirait plus qu’il ne s’étreignait. Le plus comique était d’avoir un spectateur sans même qu’ils n’en aient conscience. Je trouvais ridicule leur manière de paraitre en société alors que derrière, ils n’en menaient pas larges, allant même jusqu’à éclater la vaisselle de grand-maman sous le coup d’une remarque cinglante en trop.
Ce temps-là ne dura pas éternellement et je retrouvais mon actif au fil du temps. Je ne comprenais pas la valeur de cet achat tandis que je restais à attendre dans mon coin. J’aurais alors pu servir mille fois ailleurs. Mais la vertu qu’est la patience me montra ce que j’étais incapable de voir au départ.
Le couple se mit à faire des choses étranges. Ils peignirent une grande pièce toute en rose pastel et y montèrent un berceau dans lequel ils prirent l’habitude de me coucher. Quand tout fut mit en place, je ne vis plus jamais l’homme revenir. En revanche, la dame à la vieille odeur revint quelques minutes chaque jour pour bercer le petit berceau dans lequel je me trouvais au centre désormais. A chaque secousse, elle caressait son ventre qui s’arrondissait peu à peu au fil des mois. Je finis par comprendre que mon destin ne faisait que commencer, que j’avais été créé bien avant celle qui deviendrait mon parent. Il arrivait souvent que la femme versa quelques larmes en venant me rendre visite. Elle nous promettait à chaque fois que tout finirait par bien se passer.
-Tout ira bien, répétait-elle comme on égrainerait un chapelet.
Même si je ne comprenais pas la situation dans sa globalité, la dure réalité de cette famille déchirée me parvenait en petits morceaux. Ceci était le prologue de toute ma vie, il en serait toujours ainsi. Les jours s’écoulaient tels une routine rassurante. Jusqu’à ce que vînt le moment.
En pleine nuit, l’homme m’arracha à mon sommeil en m’agrippant par le cou. Il m’emmena pour la première fois depuis mon achat à l’extérieur de leur grande bâtisse. Je remarquais combien ils étaient riches alors, leur maison blanche ayant l’apparence d’un grand manoir, leurs jardins semblables à ceux de Versailles avec étangs et fontaines en toile de fond. Le décor parfait pour une vie pleine de petits et grands bonheurs. Du moins, en apparence.
Durant trente minutes, je ne vis rien sinon les lumières des lampadaires qui m’éblouissaient en transperçant l’obscurité. Les soupirs de douleurs de la vieille femme furent l’unique conversation qui régnait dans la voiture qui roulait à toute allure. L’ambiance était lourde de sous-entendus, de non-dits. La tension était palpable et les rendait presque mal à l’aise. C’était dans ce climat peu propice qu’une nuit d’été, ma maman naîtrait, blessée avant même d’être née.
J’admirais également la beauté de la nuit. Tout le monde dormait à cette heure hormis les poivrots de la veille ou les femmes qui accouchent. Elle était merveilleuse et paisible. Le ciel était tapissé de milliers de petites étoiles et la lune était pleine et plus beige que blanche. Cette tranquillité cessé une fois arrivés à la maternité. Un médecin ouvrit la porte à la volée pour prendre la future mère. Pleine d’espérance, elle se retourna vers l’heureux géniteur :
-Tu ne viens donc pas ? Tu en es sûr ?
-Certain. Ce bébé ne sera jamais le mien.
La figure dépeinte entre souffrance et tristesse, la vieille femme donna ses recommandations aux médecins qui la débarrassèrent de toutes ses valises.
-Donnez-moi la peluche s’il vous plait, manda-t-elle une fois assise sur son fauteuil roulant.
Tordue de douleur, ce fut la première étreinte que je reçus de toute ma vie. Jouant à moi seul la moitié du couple, le père de l’enfant. Nous partîmes ensemble telle une équipe vers un avenir fluctuant. Tout le monde savait que les prochaines heures seraient importantes et douloureuses. A son terme, on y trouverait peut être la vie, peut être la mort. Tout était incertain et personne ne faisait figure d’épaule pour la prochaine maman souffrante.
Nous fûmes installés dans une pièce où la lumière criarde nous fît plisser les yeux dès notre entrée. Allongée et pliée en deux, la longue attente débuta. Les heures s’écoulèrent lentement. Régulièrement, des inconnus venaient examiner la patiente et annonçaient tout sourire :
-Le travail avance ! Vous tiendrez bientôt votre bébé dans vos bras !
Puis ils repartaient tout aussi rapidement. Il faut dire que la femme n’était pas très loquace et préférait pleurer seule sans donner la chance à quiconque d’être une quelconque consolation. Il fallait avouer qu’en son cœur se jouait un terrible duel. Elle était heureuse d’assouvir ce désir de maternité hurlant depuis longtemps. Mais dévastée de vivre ces si beaux instants dans la plus grande des solitudes. Ce n’était pas exactement ce qu’elle avait imaginé en devenant maman mais elle ne pouvait qu’accepter son destin car rien ne pouvait y changer quoique ce soit.
Elle aurait tant aimé que Jean Christophe lui tienne tendrement la main. Au lieu de ça, elle me serrait très fort à chaque fois qu’elle ressentait une contraction. C’était comme dans ces manèges de fêtes foraines, tantôt la douleur grimpait, tantôt elle redescendait en trompe, telle la vitesse du grand huit.
Quand fut venu le moment, même relégué au second plan, j’assistais à la venue au monde de ce tout nouvel être. Enfant plein d’espoirs, de bonheurs. Elle deviendrait peut être une grande dame, sauvant l’humanité d’une grande épidémie. Ou peut être présidente de la République. Ou peut être travaillerait-elle dans l’humanitaire. Je voyais en cette sortie un monde s’ouvrir à elle et je souriais car je serai là pour assister au moindre de ses faits et gestes, au moindre de ses moments glorieux, comme si moi aussi j’y participais et y faisais quelque chose pour l’y aider.
La dame prit ma mère tout contre elle et lui donna le sein. La petite l’attrapa goulument et ne quitta sa génitrice que très longtemps après. La vieille femme regardait sa progéniture en laissant de nombreuses larmes s’écouler mais j’espérais du fond du cœur qu’il s’agissait-là de larmes de joies et non de tristesse. Il régnait dans cette pièce un flot d’amour tel que je me sentais bercé et pris au jeu également.
-Tu es la plus belle des petites filles de la terre, et même si tu n’as plus personne au monde vers qui te tourner, je serai toujours là pour toi, murmurait cette maman dans un dialogue à sa fille pieusement endormie.
Je pus m’approcher d’elle une fois qu’elle rejoignit son berceau. De là, j’appris que la petite fille se nommerait Ayana. J’en tombais immédiatement amoureux.
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