Noah emménage - 1

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Le jour de notre emménagement au numéro 23 de la rue des Genévriers à Berking’s Hill, il pleuvait des cordes. Le rêve pour vider la voiture de ses cartons, sous les yeux hantés des maisons voisines. Dès le premier regard, la ville m’avait laissé un sentiment partagé : elle avait le côté soigné et charmant de Privet Drive, avec l’atmosphère étrange d’une ville à la Stephen King, du genre Ça ou 22.11.63. Une atmosphère de petite ville sans histoire cachant de lourds secrets, ou retenant son souffle avant une catastrophe imminente.

Au bout de la rue, à l’opposé de notre nouvelle maison, se dressait un manoir imposant. Je ne distinguai pas grand-chose à travers le rideau de pluie lorsque nous passâmes devant en voiture, excepté la brique sombre de la façade et une lumière allumée à l’étage. Il était érigé sur une petite butte ; j’étais prêt à parier que de cette façon, on pouvait l’apercevoir d’un bout à l’autre de l’avenue principale de Berking’s Hill. Je m’interrogeai brièvement sur les propriétaires. De riches prétentieux ? Un couple âgé complètement toqué ? Un quadragénaire assassinant les pauvres âmes qui avaient le malheur de croiser son chemin ? Bon, c’est vrai, la dernière faisait un peu trop Hitchcock pour être réaliste.

Nous sommes vite arrivés devant notre nouveau foyer, maison ordinaire tout aussi proprette que les autres. Les déménageurs ayant apporté les meubles la semaine précédente, nous n’avions plus qu’à vider les cartons. Ça ne nous prit pas aussi longtemps que je le pensais.

- Noah, sois gentil, va ranger ta chambre maintenant.

- Tu ne veux pas un coup de main pour…

- Non, ça ira, merci. Aller, file. Pizza pour ce soir ?

- Ça me va si ça te va.

Maman a souri brièvement avant de retourner à ses cartons de vaisselles. Sans la déranger davantage, je pris mes cartons et commençait à monter l’escalier. Le couloir sombre me donnait la chair de poule, et je restais un moment planté au milieu du passage, contemplant les portes fermées. Je m’attendais presque à voir surgir Grippe-Sous dès que j’en ouvrirais une.

Inspirant un grand coup, j’avançai vers la première porte et l’ouvris, des cartons en équilibre précaire sur mon bras droit. C’était la salle de bain. Je refermais la porte en reculant, me pris les pieds dans la moquette et atterris sur les fesses.

- Qu’est-ce qui se passe là-haut ?

- Rien, répondis-je, j’ai trébuché sur le tapis.

- Pour l’amour du ciel, Noah. Fais attention.

Je marmonnai un oui en relevant mon derrière endolori du sol. Par chance, j’avais réussi à ne pas renverser les cartons que je portais. J’ouvris rapidement les autres portes sur le palier : sur les deux chambres, je choisis celle située tout au bout du couloir, la plus éloignée du bureau potentiel et de la chambre de ma mère. C’était la plus petite, mais ça m’allait parfaitement. Tant que mes bouquins rentraient à l’intérieur, je n’en demandais pas plus. Elle avait également une fenêtre qui donnait sur la rue, d’où je pouvais encore apercevoir le manoir mystérieux.

Au rythme des gouttes de pluie sur le carreau et des tintements de vaisselle au rez-de-chaussée, j’installais mes affaires et accrochais les quelques décorations en ma possession. J’avais encore de la place sur l’étagère après avoir rangé les quelques livres qui m’ont suivi ici. Mes préférés seulement, ordre de ma mère ; on n’avait pas la place de prendre plus, ni le temps de tout emballer. Maman commençait son nouveau poste prochainement dans la ville voisine, on avait dû mettre les bouchées doubles pour plier bagage. J’ai terminé en posant le cadre photo sur la table de nuit, celui qui nous montre tous ensemble : ma mère, mon père et moi à cinq ans, quelques mois avant l’accident. Avant que tout ne bascule.

Cette photo, c’était la seule image qu’il me restait de mon père. Les cheveux noisette indomptables, un long nez fier, un air rieur qui éclairait ses traits. Seuls nos yeux différaient ; les siens étaient d’un brun noisette chaleureux, tous les deux. Les miens en revanche, c’était une autre histoire. Le droit était semblable au sien, le gauche en revanche tirait sur le vert des prunelles maternelles, mélangé au brun qui pointait dans l’iris également. Ça faisait comme de l’aquarelle qu’on aurait mélangée et étirée d’un œil à l’autre, sans se préoccuper que les couleurs ne se touchent. Mes parents trouvaient ça magnifique à ma naissance. Quand j’ai grandi et commencé à aller à l’école, j’ai découvert que les autres enfants étaient loin de penser la même chose.

Jusqu’au jour où, à cinq ans, j’en ai eu marre d’être le vilain petit canard de la classe. En rentrant à la maison, j’ai essayé de me teindre l’œil vert en brun avec du colorant alimentaire, je crois. La première goutte avait à peine eu le temps de tomber que ma mère entrait dans la salle de bain. Elle s’est précipitée sur moi pour me rincer l’œil tout en appelant mon père. Ce qu’il s’est passé à l’hôpital avec le docteur, impossible de m’en souvenir. Mais je me souviens de mon père nous déposant à la maison, ma mère et moi, pour aller acheter ma glace préférée. Je me souviens de ma mère me dorlotant dans le canapé, inquiète au fil des heures qui passaient. Je me souviens des coups à la porte, du ton grave des adultes à l’extérieur, de ma mère en pleurs. Mon père ne rentrerait plus jamais à la maison. Un mec bourré, essayant de noyer je ne sais quel chagrin dans l’alcool, a percuté la voiture de plein fouet. Ils ont perdu la vie tous les deux.

À partir de ce jour-là, je n’ai plus essayé de m’intégrer aux autres. Les moqueries ont fini par cesser également ; sans réaction de ma part, les autres ont fini par se lasser de leur petit jeu. J’étais seul la plupart du temps, mais ça m’importait peu. Je n’ai jamais tissé d’amitié, au point d’être invité aux anniversaires, ou d’aller traîner dans le parc après l’école. Le mélange de pitié et de compassion que je voyais dans les yeux des voisins, des professeurs, de certains élèves était insupportable. Ça aussi, ça a fini par s’estomper avec le temps, et le pauvre orphelin aux yeux bizarres est juste devenu le type solitaire de l’école. Un fantôme. Je n’étais pas vraiment seul, j’avais ma culpabilité pour me tenir compagnie.

Ma mère ne m’a jamais reproché ce qu’il s’était passé ce soir-là, mais je sens au fond de moi qu’indirectement, elle m’en a voulu et qu’elle m’en veut peut-être encore. Je me suis refermé sur moi-même à la maison aussi, ne souhaitant pas lui imposer ma présence quand ce n’était pas nécessaire. Elle m’aime énormément, je le sais, et je l’aime aussi, mais la distance a fini par prendre racine et n’a plus jamais délogé. Elle s’est noyée dans son travail, moi dans mes livres et mes devoirs. Je ne suis pas forcément doué mais ça garde l’esprit occupé. Rien n’a plus été comme avant après l’accident, plus de câlins, plus de soirées films le vendredi, plus de complicité. Et je n’ai plus jamais touché à un pot de glace au chocolat.

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