La fille du manoir - 3

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La journée se termine par le cours de madame Collins, la prof de littérature. J’ai déjà quelques lectures de retard, il va falloir que je m’y mette. Noah en revanche n’a pas l’air de s’en faire plus que ça. Il range sa liste dans son classeur, et s’applique à prendre note pendant le reste du cours. Il a l’air concentré, absorbé par ce que Collins est en train de raconter.

On n’a plus vraiment discuté depuis ce matin, sauf pour échanger des banalités.

« Tu veux t’assoir ici ?

- Oh, peu importe, comme tu veux. »

Très dynamique. Après l’intervention d’Elias, Noah est retourné dans son mutisme soigneusement étudié afin d’éviter tout contact superflu avec les autres. Il faut dire que je n’ai plus trop cherché à rétablir la conversation non plus. Je ne l’ai même pas remercié d’avoir pris ma défense. J’étais trop occupée à fulminer contre cet idiot de Endcombe. Et peut-être un peu vexée de ne pas l’avoir envoyé bouler moi-même.

Pourtant, j’ai l’habitude qu’il se montre infect. Mais j’attendais tellement de cette première journée de cours, je voulais que ça se passe autrement. Je me doutais bien que toute l’école n’allait pas me sauter au cou, mais je ne sais pas, me faire ne serait-ce qu’un ami aurait été… magique ? Au lieu de quoi, je me laisse marcher dessus par Endcombe à la première occasion, et je gâche peut-être ma seule chance de me faire un ami. J’entends d’ici Samuel me faire le coup du « Je te l’avais dit, Iso. Ils sont tous obtus dans cette ville, laisse tomber. » Il a souvent raison. Mais je refuse qu’il ait raison là-dessus.

J’en ai assez d’être enfermée à la maison, à faire le moins de bruit possible pour ne pas déranger Ruth. À éplucher la même collection de livres sous prétexte que les autres sont trop dangereux pour moi. À errer dans le côté droit de la maison, celui que mon père n’a pas eu le temps d’achever avant de mourir. Ça fait de bonnes cachettes quand on jouait à cache-cache avec Samuel, mais l’endroit reste effrayant certains soirs. J’en ai assez de vivre comme si ma famille – ou ce qu’il en reste – et moi étions vraiment les monstres que tout le monde s’imagine à Berking’s Hill depuis la disparition de mon père. Je veux vivre normalement. Ou aussi normalement qu’une sorcière aux pouvoirs limités peut l’espérer à notre époque.

Quand le cours se termine, je suis bien décidée à rectifier le tir avec Noah. Ou au moins essayer. Si jamais il ne veut plus avoir affaire à moi, eh bien, tant pis. Ça ne m’empêchera pas de venir en cours tous les jours. Je suis en train de ramasser mes affaires en me demandant quoi dire quand je vois une main se tendre devant mon sac, pleine de feuilles. Je me tourne vers le sourire espiègle de Noah.

- Les notes du cours d’aujourd’hui, explique-t-il face à mon air ahuri.

J’avance la main vers les feuilles, sans comprendre où il veut en venir.

- Tu n’avais pas l’air concentrée, tu pourras rattraper ce que tu as manqué. Tu me les rendras demain.

- Mais, et toi ?

- J’ai déjà étudié ces livres là le mois dernier, répond-il en envoyant son sac sur son épaule.

- Oh. Merci.

- Il n’y a pas de quoi.

Son sourire, bien que contenu, est contagieux. Je me dépêche de ranger le reste de mes affaires pendant que Noah m’attend. Il m’emboîte le pas tandis que je sors de la salle de classe et me dirige vers la sortie. Le ciel est aussi gris que ce matin et une légère brise agite les feuilles rousses.

- Merci, pour ce matin, au fait.

Il me regarde sans comprendre.

- Avec Elias, je précise.

Ma voix s’est baissée d’une octave sans me demander mon avis.

- Aaah, le mec normal ?

- En plein dans les standards de Berking’s Hill.

- Il est toujours aussi sympathique ?

- Seulement avec moi, je suis une privilégiée.

- Vous vous connaissez depuis longtemps ?

- Trop longtemps à mon goût.

Moi, j’élude la question ? Pas du tout. Noah semble comprendre et change de sujet, sans s’en formaliser.

- Tu as quelque chose de prévu ?

J’ai bien entendu ?

- Pas vraiment, et toi ?

- Je comptais aller à la bibliothèque, voir ce qu’ils ont en stock. Et peut-être passer prendre un café. T’en dis quoi ?

- On dirait que la sorcière s’est trouvé un nouveau crapaud de compagnie, persifle Elias dans notre dos.

Sa remarque déclenche les esclaffements stupides de ses amis. L’un d’eux s’exclame d’un air malin :

- Vous avez vu leurs yeux ? Ils ne sont pas nets ceux-là.

Je fixe celui qui vient de lâcher cette remarque. Clarence Bubbins, atteint de strabisme depuis sa plus tendre enfance. Imbécile.

- Tu as oublié tes lunettes, Clarence. Ce n’est pas bon pour tes yeux, tu le sais.

Clarence devient tout rouge, mais je lui coupe la parole avant qu’il ne puisse dire sa fameuse réplique.

- Oui, je sais. « La ferme, sorcière. »

De rouge il passe à blanc fantôme. Quoique, Samuel n’aimerait pas cette comparaison, disons plutôt blanc comme un linge.

- Elle… elle … elle a lu dans mes pensées !

- Il faudrait surtout penser à te renouveler, on n’a plus huit ans.

Même Elias a l’air complètement désabusé en regardant le pauvre garçon qui tremble comme une feuille. C’est presque vexant de voir qu’il en faut si peu pour en effrayer certains.

- Et parlant de crapaud, Elias, viens par ici. Tu auras enfin une bonne raison de coasser à longueur de journée, dis-je en levant une main à hauteur du visage.

Il ne rigole plus. Je fais un pas dans sa direction, il recule et rentre dans Thomas, manquant de trébucher. Mon expression le fait douter.

- Tu n’oserais pas, marmonne-t-il en tentant de garder sa dignité.

- Tu veux parier ? Je suis sûre que tu seras parfaitement bien dans l’aquarium du labo de monsieur Faraday.

J’avance encore d’un pas. Ses amis partent en courant, lui recule de deux pas. Il darde un regard mauvais sur moi, puis se concentre sur Noah.

- Tu as fait ton choix, le nouveau.

Ce n’est pas une question, c’est une affirmation, chargée de menace. Il l’a dans le collimateur comme moi maintenant. Je baisse la main.

- Je te l’ai dit, moi c’est Noah. Côa côa.

- Comme tu voudras. C’est loin d’être terminé.

Il fait volte-face, et rejoints ses copains sur le trottoir d’en face, nous laissant tous les deux devant la grille de la cour. On les regarde s’éloigner, les cheveux agités par le vent.

- Ça va ?

Je regarde Noah dont les deux sourcils sont haussés.

- La routine, je lui réponds en haussant les épaules.

J’ai l’impression qu’un certain malaise s’installe. Il doit me prendre pour une folle.

- Tu sais, ce serait peut-être mieux si tu trainais avec eux. Pour toi. Parce que maintenant, ils ne vont plus te lâcher.

Il sourit faiblement avant de répondre :

- La routine.

Impossible de ne pas lui rendre son sourire. Ses yeux sont rassurants et un peu voilés quand il enchaîne :

- Tu n’es pas obligée de tout me raconter tout de suite, si tu ne veux pas. On a tous nos secrets. Mais si ça te va, on garde le même tour de garde pour bailler en cours.

Je ris.

- Ça me va.

La pluie commence à tomber ; de petites gouttes qui viennent en éclaireur avant que le gros du chagrin des nuages ne débarque.

- On dirait qu’on va devoir reporter notre café. On rentre ensemble ?

Le chemin passe rapidement. Trop rapidement. On parle essentiellement des cours du jour, surtout celui de littérature. Noah a l’air d’en connaître un rayon ; il arrive à me parler de points d’analyse de mémoire. On prévoit d’aller faire un tour à la bibliothèque pour récupérer certains exemplaires, sinon on se partagerait les siens.

J’insiste pour passer par l’arrière de la rue, de sorte qu’il puisse rentrer chez lui en premier. Je n’ai rien dit, et Noah n’a rien remarqué jusqu’à son arrivée chez lui, mais aucun de nous n’est trempé par la pluie qui tombe dru maintenant. Un petit sort de protection lancé discrètement, pour nous garder au sec. Ruth serait en colère si elle le savait, mais il n’y a aucune chance qu’elle l’apprenne, pas vrai ? Ce serait dommage de se priver du peu de pouvoirs que je suis en mesure d’utiliser.

- À demain ?

- À demain, Noah. Merci pour tes notes !

Il hausse les épaules et se précipite à sa porte quand la pluie le touche enfin. Il me fait un dernier signe avant de refermer, et je remonte la rue jusqu’au manoir, un sourire jusqu’aux oreilles.

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