La fille du manoir - 4

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Il fait calme dans la maison quand je rentre. Je fonce vers la bibliothèque où je sais que je trouverais Samuel, le nez dans un bouquin qu’il aura déjà lu. Bouquin qu’il s’empresse de balancer par terre quand il m’entend entrer en trombe. Je mentirais si je disais qu’il ne m’a pas manqué pendant la journée. Je le prendrais dans mes bras si je pouvais.

- Aller, dis-le. Je sais que je t’ai manqué, me taquine-t-il comme s’il avait lu dans mes pensées.

- Qui toi ?

- Alors, ce premier jour ? Ils ont crié au bûcher ?

Je ramasse le bouquin qu’il a jeté et lui balance à la tête ; il n’a évidemment aucun mal à l’éviter. Ce n’est même plus drôle.

- Qu’est-ce que vous fabriquez, tous les deux ? Vous voulez réveiller les morts ?

C’est Ruth. Apparemment, c’est un de ses fameux jour de silence pour elle, où elle ne supportera pas le moindre bruit. Ni même de venir demander à sa fille comment s’est passé sa première journée de cours. Je soupire.

- Elle ne m’a pas vraiment manqué, elle, par contre.

- Tu sais comment elle est. Ne sois pas trop dure avec elle.

- Pourquoi tu la défends toujours ?

Question rhétorique. À chaque fois que je la lui pose, Samuel me répond inlassablement sur un ton détaché :

- La colère, c’est fatiguant.

Ce qui, soyons clairs, ne m’avance pas beaucoup. Haussant les épaules, je m’installe sur le tapis moelleux, assez proche de l’âtre qui craque déjà dans la cheminée. Samuel s’approche et s’assoit près de moi. En jetant un œil aux devoirs et aux cours que j’étale devant moi, il ne peut retenir un léger rire.

- Tu vas vraiment faire tes devoirs ? Je t’ai connue moins disciplinée.

- J’ai du retard à rattraper, je te signale.

- Ruth sera contente de voir que les cours des mortels te passionnent plus que ceux de tes ancêtres.

- Pour ce que j’y ai appris de toute façon…

Il ne répond rien. Je redresse la tête de ma liste de lecture, sur la défensive.

- Quoi ?

- Rien, rien. Mais reconnais que tu n’écoutais pas grand-chose…

- Samy, arrête la mauvaise foi deux secondes. À part me raconter qu’on fait partie d’un clan de sorcières en disgrâce, qu’est-ce que Ruth a bien voulu m’apprendre ? Même toi, tu ne connais pas ton arbre généalogique aussi bien que moi.

- Ah, vraiment ? Quel était le nom des deux premières sorcières du clan ?

Oups. Il m’a eu. Lui et sa fichue mémoire. Je lui tire la langue pour faire bonne mesure.

- Très mature, vraiment. Esther et Evelyne Ravenhill, pour ton information.

- Ravie de voir qu’au moins une âme de cette maison a prêté attention à ce que je racontais.

Je sursaute. Ruth se tient sur le seuil de la bibliothèque. Je vois Samy tirer une drôle de tête ; il ne voulait pas me mettre en défaut, même lui est surpris qu’elle soit là. Il m’adresse un regard d’excuse. C’est inutile. Même sans cette conversation sur mon indiscipline face aux leçons d’histoire familiale, Ruth serait venue me passer un savon aujourd’hui. Inévitable, alors que j’ai ri au nez de son autorité concernant mon inscription à l’école.

- Comment s’est passée ta journée ?

- À merveille, merci. Et la tienne ?

Ruth balaie ma question d’un geste de la main.

- Tu n’es pas trempée par la pluie, c’est étrange.

Il fait chaud tout d’un coup près du feu, mais je n’ose pas reculer. Au moins, la rougeur de mes joues aura un alibi.

- J’avais un paraplu…

- Isobel.

La voix maternelle tranche, la maison elle-même semble s’être arrêtée pour l’écouter. La pluie bat les vitres de façon saccadée. Je me sens toute petite sous le regard gris et bleu, l’expression sévère rehaussée d’un chignon sombre de boucles. J’abdique.

- D’accord. J’ai utilisé un petit sort de rien du tout pour éviter d’être mouillée comme un poisson. Quel mal y a-t-il à ça ? C’est toi qui me répètes toujours de m’entraîner ! Il était plutôt réussi d’ailleurs. Pour une fois que je peux utiliser le peu de dons dont je dispose.

- À l’intérieur du manoir, pas en extérieur. Si quelqu’un t’avait vue…

- Maman, ils nous considèrent déjà comme des monstres en ville. Ils savent que nous sommes des sorcières. Et personne n’a rien vu.

- Ils n’en savent rien, ils nous pensent étranges, dérangées. Ils ne font que croire que nous sommes des sorcières. S’ils le savaient comme tu dis, leurs réactions seraient tout autre.

- Pire que le rejet constant ?

- Bien pire. Tu ne te rends pas compte…

- Oh difficile, vu que tu ne m’expliques RIEN.

- Parce que tu refuses d’écouter ! Tu es une sorcière, comporte-toi comme telle.

- Je n’ai jamais demandé à en être une, jamais demandé à vivre comme ça ! Je voudrais juste vivre normalement !

- Oui, mais tu ne peux pas. Tu réclames des explications que tu n’es pas prête à entendre. Tu as fait ton choix, Isobel.

Ruth indique d’un geste de tête les cours sur le tapis.

- Les cours en ville, pas de magie. Ne serait-ce qu’un tour de passe-passe destiné à Elias Endcombe. Et n’essaye pas de me mentir, jeune fille, je le saurais.

Elle se tourne ensuite vers Samy, qui s’était éloigné au fur et à mesure que le ton montait.

- Raisonne-la Samuel. Je compte sur toi.

Sur quoi, elle quitte la pièce. J’hésite à envoyer une petite poussée sur la porte laissée ouverte, histoire de la provoquer un peu – je le réussis plutôt bien ce sort – mais Samuel retient ma main. À la place, il va la fermer lui-même, ce qui a le bénéfice de faire grincer la porte jusqu’à ce qu’elle atteigne doucement l’encadrement de bois sombre. Encore mieux que de la claquer en une fois.

Je me penche sur mes devoirs, en essayant de calmer la boule de colère qui grossit dans ma poitrine. Sans succès.

- Je suppose que le secret ne s’applique pas à Rose Anderson, finis-je par marmonner à voix basse.

- C’est la seule personne qui ne vous a pas tourné le dos, c’est un peu injuste.

Il a raison. Evidemment. Mais ça ne calme pas ma colère pour autant. La boule grossit encore, tant et si bien qu’elle me déborde par les yeux. Super. J’envoie mon crayon valser dans la cheminée. Il s’entoure de flammèches vertes et bleues avant de noircir. Je sens une légère caresse froide sur ma joue. Je regarde les yeux gris de Samuel qui me scrute tendrement.

- Pas de magie. Comme si j’avais hérité des grands pouvoirs du clan. Ce n’est pas avec ce que je sais faire que je vais embraser la ville.

J’arrive à peine à allumer un feu à vrai dire. Alors, une ville complète, même si l’idée ne me rebutait pas, c’est mal barré.

- Ruth s’inquiète pour toi, c’est tout. Et tes pouvoirs gagneront en force avec le temps… et la pratique.

- Va dire ça à Ruth. Je suppose que je peux tirer un trait sur les maigres leçons de sorts domestiques qu’elle voulait bien me donner ?

- J’ai trouvé un chouette grimoire cet après-midi, sinon. On peut toujours l’essayer.

Un grimoire ? Voilà qui est intéressant. Je me redresse et renifle sans aucune grâce.

- Samy ? Je t’ai déjà dit que tu es génial ?

- Ne te gêne pas pour le répéter, surtout, sourit-il de toutes ses dents.

Il m’entraîne vers l’étagère la plus basse sur le mur de gauche, et il en tire plusieurs livres pour révéler le grimoire qu’il a caché derrière.

- Tu ne l’as pas trouvé ici, avoue.

Il hausse les épaules innocemment, et je le prends dans mes mains. Un grimoire tout simple, pas aussi sophistiqué que ceux qui me sont interdits, mais tout de même prometteur. Je remercie Samuel, et retourne m’assoir pour enfin avancer dans mes devoirs. Je consulterai le livre plus tard dans la soirée, quand on sera sûrs que Ruth s’est endormie.

Samy commente par-dessus mon épaule en voyant le contenu de mes cours. Sans qu’il ne le dise, je sais qu’il est content de mon inscription à l’école. Ça lui permet d’apprendre de nouvelles choses aussi, lui qui a déjà lu tous les livres connus du manoir. De s’évader un peu des murs qui l’entourent. Ça fait si longtemps qu’il est coincé ici, plus longtemps que moi. Et il n’a aucun moyen de sortir, contrairement à moi.

- Bon alors. Tu vas me dire qui est resté au sec à tes côtés ? me questionne-t-il sans prévenir au bout d’une heure.

- Hein ?

- Tu me la feras pas Iso. Je te connais. Tu aurais pris un malin plaisir à fiche de l’eau partout en te plaignant si ça n’avait tenu qu’à toi. Alors, raconte !

Je lui explique en quelques mots ma première journée. Il lève les yeux au ciel quand je lui parle d’Elias – il n’est pas surpris par sa subtilité. En revanche, il me regarde avec sérieux quand je lui dépeins les réactions de Noah.

- T’emballes pas trop vite, Iso, commente-t-il d’un ton prudent quand j’ai fini. Elias aussi était sympa il y a quelques années.

Pendant cinq secondes, un fantôme d’enfance flotte avec nous. Une Isobel de huit ans, en larmes, qui ne comprends pas pourquoi ses copains lui tournent le dos sans explications. Je prends conscience encore une fois de la chance que j’ai d’avoir Samuel. Sans lui, ma vie aurait vraiment été un enfer.

- Oui, je sais, je le rassure. Mais cette fois, c’est différent. Noah est différent. Je sens qu’on peut vraiment devenir amis. Tu l’aurais vu tenir tête à cet idiot d’Elias.

- Trop hâte de venir vous casser les pieds pendant vos exposés, se moque-t-il.

- Hum, vous devriez vous entendre.

- Pour ça, il faudrait qu’il puisse me voir, argue-t-il en jouant des sourcils.

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