La fille du manoir - 5

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J’ai mon casque dans les oreilles, si bien que je n’entends pas Ruth entrer dans ma chambre. Samuel est retourné lire le grimoire qu’il a trouvé cet après-midi pour voir ce qu’il peut en tirer. Je sursaute presque en me retournant. Presque. Elle tient deux tasses fumantes dans ses mains. J’arrache mon casque et le balance sur le lit, sans rien dire. J’attends qu’elle parle la première.

- Je peux ? me demande-t-elle.

- À quoi sert-il de demander puisque tu es déjà là ?

Je donne l’impression d’une horrible adolescente irascible et immature, je sais. Le pire, c’est que ce n’est peut-être pas si loin de la vérité que ça. Ruth s’assoit sur le lit. Je m’assois sur le tapis en face d’elle. Je la remercie quand elle me tend ma tasse de chocolat. Saupoudré de cannelle, exactement comme je l’aime. Nous partageons le silence quelques instants, savourant la quiétude du moment, tandis que nos différents se dissolvent momentanément comme la fumée qui se détache des tasses.

- Alors, l’école ? Quelle impression tu as eue ?

L’école. Le sujet qui fâche. Néanmoins sa question ressemble à un gage de paix.

- C’était stimulant. Les profs sont gentils. J’ai quelques lectures à rattraper mais j’ai le niveau dans les autres matières. Rose et toi avez été de bonnes professeures, il faudra que je la remercie. Et merci à toi aussi.

- Tant mieux. Bien que Rose ait sûrement été meilleure pédagogue que moi, tente-t-elle de blaguer.

- Personne ne peut rivaliser avec ses années d’expérience !

Rose Anderson était professeure d’histoire-géo avant de venir s’installer à Berking’s Hill. L’école où elle travaillait a dû fermer ses portes faute d’un nombre suffisant d’élèves. Alors, elle a raccroché son tablier de prof – qu’elle adorait pourtant – pour mettre celui de jardinage. Elle a toujours eu la main verte. Aujourd’hui, elle vit de ses économies amassées pendant sa carrière et des légumes et fleurs de son jardin, qui ont leur petit succès en ville. Quand mes parents ont emménagé au manoir, trois ans après elle, le courant est tout de suite passé, et c’est la seule qui ne nous a pas tourné le dos après la mort de mon père. C’est une dame calme et d’une gentillesse inouïe.

Le silence se réinstalle. Je me prépare à ce qu’elle me sermonne encore, ou qu’elle essaye de m’empêcher de retourner en cours, mais elle me dit la dernière chose à laquelle je m’attendais.

- Ton père aurait été fier de toi. Tu as sa force de caractère. Je te demande juste d’être prudente, ma chérie.

- Tu me connais, maman.

J’ai répondu sans réfléchir, comme d’habitude. Ce n’est pas le meilleur argument qui pourrait jouer en ma faveur. Ruth laisse pourtant échapper un petit rire, presque triste.

- Oui, Isobel. Je te connais. Justement.

Elle se lève, les tasses à la main.

- N’utilise pas tes pouvoirs hors du manoir, ma chérie. C’est tout ce que je te demande. Si aller à l’école et côtoyer les mortels te rends heureuse, je n’ai rien à dire. Je te fais confiance.

- Tu me fais confiance pour ne changer personne en vieille limace, mais pas assez pour m’expliquer ce que tu me caches.

- Pas si je peux l’éviter, répond-elle d’une voix douce.

- Je ne suis plus une enfant, j’ai le droit de savoir. Tu ne pourras me garder dans l’ignorance éternellement.

Je déteste les intonations presque suppliantes de ma voix.

- Papa m’aurait tout dit, lui.

Les mots franchissent mes lèvres avant que j’aie pu les retenir. C’est un coup bas, je le sais, et la honte envahit mes joues dans l’instant. Mais ça ne change rien. Elle m’adresse un dernier sourire las avant de quitter la pièce, me laissant seule, sans réponses. Je reste assise sur le tapis, le temps que la boule dans ma poitrine diminue un peu. Mais rien n’y fait. Je finis par basculer sur le dos, les bras autour de moi. Allongée de cette façon, je fixe le plafond sans le voir.

Je repense à mon père. C’est son rire qui me manque le plus. J’avais six ans quand il est mort, d’une mauvaise chute pendant qu’il rénovait l’aile est du manoir. Depuis, onze ans plus tard, cette partie de la maison est resté figée dans la poussière et le chagrin. Ruth s’est éteinte, me laissant me débattre seule avec ma peine et mes cauchemars. Elle a cessé d’aller en ville, m’a retiré du jardin d’enfants, et m’a formellement interdit de ressortir de la maison seule, et sans sa permission. C’est à ce moment-là que les ragots, déjà tissés autour de ma famille, prirent une ampleur que je ne parviens toujours pas à m’expliquer aujourd’hui.

Quand mon père est mort, quelque chose s’est cassé à la maison. Plus rien n’a jamais été pareil entre ma mère et moi. C’est comme si, lui parti, plus rien ne nous reliait l’une à l’autre. Elle s’est coupée de moi pendant très longtemps, ne manifestait sa présence que pour m’interdire un nombre incalculable de choses ; ne sors pas du manoir, ne joue pas dans l’aile est, ferme ce livre. À force, nous sommes devenues deux étrangères. C’est pour cela que je ne l’appelle maman que lorsque je m’adresse directement à elle. Ce nom a perdu tout son pouvoir sur moi, il ne veut plus rien dire. Mon inscription ne fait que marquer un peu plus nos divergences. Je n’avais pas tellement besoin d’y aller, pas pour les connaissances en tout cas ; Ruth et Rose remplissent ce rôle à merveille. Non, si j’ai décidé de m’inscrire, c’est parce que je n’en peux plus de vivre recluse, comme une pestiférée, à l’instar de Boo Radley. Je refuse de finir comme Ruth, tellement emmêlée dans son chagrin qu’elle laisse la vie passer sans l’atteindre.

Je veux sentir l’air dans mes cheveux, courir sous la pluie, croiser des visages différents chaque jour sans craindre que leur regard ne se change en glace quand ils me voient. Berking’s Hill n’est pas le meilleur endroit pour le dernier point, certes, mais on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Si seulement je n’avais pas de pouvoirs du tout. Tout serait plus simple.

La moquette de ma chambre ne m’empêche pas de frissonner. Je me force à me lever et je roule sous ma couette. J’éteins la lumière d’un geste de la main et je ne bouge plus. Samuel vient rarement me tenir compagnie le soir venu, sauf si je l’appelle. Je préfère le laisser tranquille ce soir. Il prend suffisamment ma défense comme ça auprès de Ruth.

Je n’ai pas tout de suite compris que Samuel était un fantôme. Aussi loin que je me souvienne, il a toujours été là, dans le manoir. Quand j’étais petite, je pensais qu’il avait des pouvoirs comme Ruth et moi. Que c’était pour ça qu’il pouvait voler, traverser les murs et ne jamais dormir. Il devait faire semblant de s’endormir pour que j’accepte d’aller me coucher à une époque, ce qui ne manquait jamais de faire rire mes parents. Aujourd’hui, j’ai atteint l’âge auquel Samy est figé pour l’éternité. Dix-sept ans.

Samy est mon meilleur ami. Nous avons passé un nombre incalculable d’heures à explorer le manoir de fond en comble. C’est lui qui m’a montré toutes les cachettes et passages « secrets » dans la maison, lui qui me tenait compagnie quand Ruth s’est enfermée dans sa douleur et dans ses secrets, m’entraînant avec elle. Lui qui m’a consolée quand, à six ans, après la mort de mon père, les amis que je m’étais faite m’ont rejetée, sans que je comprenne pourquoi. Les rumeurs de rituels sataniques, de magie noire ou que sais-je d’autres horreurs ont fait leur office. L’isolement de ma mère n’a rien arrangé. Du jour au lendemain, sans prévenir, Elias et tous les autres m’ont traité de sorcières et ont refusés de s’approcher de moi. J’en ai pleuré pendant longtemps. Sans Samy, je serais probablement devenue folle. Être capable de le voir est bien le seul point positif que je trouve à être membre d’un clan de sorcières. Je ne me vois pas vivre sans lui, sans sa présence.

Je me retourne et me retourne encore, sans trouver le sommeil. Les souvenirs m’empêchent de fermer l’œil. Je ne vais jamais savoir me lever demain. À la pensée de retourner en cours, presque comme une fille normale, mes émotions se calment quelque peu. Mes pensées dérivent vers Noah, sa gentillesse, ses yeux semblables aux miens. Je n’ai pas parlé de ça à Samy ; il pourrait croire que j’ai le béguin pour lui, or ce n’est pas le cas. J’espère simplement ne pas me tromper sur son compte. Que je n’accorde pas ma confiance en vain. Je pense que quelque part, je veux juste retrouver ce que j’ai perdu avec Elias il y a si longtemps, une amitié complice sans aucun tabou.

Je me retourne et me retourne encore, soupire longuement. Le sommeil me fuit. J’envisage de me lever et d’occuper ma nuit autrement que par ressasser mes états d’âmes quand la voix de Samy me parvient depuis le tapis.

- Il faut dormir, petite luciole. Ou demain tu vas arriver en retard, et tu récolteras une réputation de cancre !

- Plus personne ne dit cancre, tu sais, ne puis-je m’empêcher de sourire dans le noir. Et ma réputation me précède, de toute façon.

Ma voix s’est un peu cassée à la fin de ma phrase, et même si je chuchote, je suis certaine que Samuel l’a perçu.

- Eh bien, alors, pense à moi ! Tu penses tellement fort que c’est impossible de lire tranquille.

Son intonation faussement outrée me fait rire, et, comme à chaque fois qu’il est là, je me sens mieux. Je ne l’entends pas approcher, mais je sais qu’il s’est posté près de moi quand je sens une brise fraîche sur mon bras. Je ne sais pas si c’est un truc de fantôme ou juste le lien qui nous unit, mais il sait toujours quand j’ai besoin de lui.

- Ferme les yeux, Iso. Je ne bouge pas.

Il se met à fredonner, comme quand j’étais petite, et sa voix achève de m’apaiser.

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