Histoire locale - 1
- Quelqu’un a déjà emprunté ce livre, je regrette.
Le bibliothécaire de Berking’s Hill était un vieil homme courbé par l’âge, au sourire de travers et au regard peu avenant. Il dardait sur Isobel une expression dégoûtée, comme si celle-ci n’était rien de moins qu’une tâche sur son parquet ciré. En me décalant légèrement, je m’arrangeai pour me placer devant elle, de sorte à occuper tout le champ de vision du vieux.
- Vous savez quand un exemplaire sera de nouveau disponible ? lui demandai-je d’un ton que j’espérais poli.
- Difficile à dire.
J’abdiquai. Aucune aide à espérer de ce vieux croûton.
- Bon, tant pis, répondis-je. Pourriez-vous juste nous indiquer où se trouvent les livres historiques ? S’il-vous-plaît.
Bras tendu vaguement dans les rayonnages derrière lui, il grommela quelques mots dans sa barbe avant de retourner à sa paperasse – rien d’autre qu’une grille de mots croisés aussi froissée que son visage. J’entraînai Isobel à ma suite sans plus un mot à son égard. L’attitude des gens de cette ville envers Iso me mettait à la fois mal à l’aise et me tapait sur le système. Si elle en était touchée, en revanche, son expression n’en montrait rien ; elle arborait son sourire habituel et son expression décontractée. Je me demandai brièvement si elle était aussi indifférente au fond d’elle-même.
Nous nous installâmes à une table.
- Je te passerai mon exemplaire, t’inquiètes pas. Si les annotations sur les pages ne te dérangent pas, bien sûr.
- Pas le moins du monde. Merci. Par où on commence ?
Inévitablement, nous avions quelques travaux de groupe étalés sur l’année. Étant donné que nous étions arrivés tous les deux au cours du mois d’octobre, nous avions le même retard pour le travail d’histoire. Les autres groupes étaient déjà formés, nous nous étions donc retrouvés ensemble. Elias et sa bande en avaient fait des gorges chaudes mais ça m’était passé au-dessus. Pas besoin d’être un génie pour comprendre que ce type n’a qu’un seul répertoire humoristique.
- On pourrait faire un plan des idées ? Qu’on voie clair dans les recherches après.
- Élémentaire, mon cher Watson, acquiesça-t-elle en sortant son cahier et de quoi écrire.
Elle suspendit son geste, interrompue par le sifflement agressif du bibliothécaire.
- Chuuut !
Je regardai Isobel, les deux sourcils arqués. C’était samedi, et la bibliothèque était complètement vide à cette heure. À moins qu’on ne dérange les araignées dans les coins de la pièce, nos pauvres chuchotements n’étaient pas bruyants au point de se faire siffler dessus. J’allais ouvrir la bouche quand Isobel, d’un calme olympien, déclara d’une voix claire :
- Laisse Noah, on n’a qu’à aller travailler chez moi. On trouvera sûrement des livres intéressants dans les étagères de ma mère, le choix ici m’a l’air un peu limité.
Après quoi elle se leva, et se dirigea vers la porte.
- Bonne journée, monsieur Spektor, lui sourit-elle d’un air faussement innocent.
Je dû retenir un sourire, et la suivis dehors, en adressant à peine un signe de tête au vieil homme derrière son comptoir. Celui-ci affichait un rictus mauvais en nous regardant partir, qui s’effaça lorsqu’il s’aperçut que sa grille de mots croisés n’était plus en face de lui. Il fouillait énergiquement le désordre de papier en marmonnant lorsque je passai la porte.
Je rejoignis Isobel sur le trottoir humide, sans trébucher pour une fois. La pluie s’était arrêtée dans la nuit et le ciel, sans être bleu, était d’une teinte limpide qui appelle à l’apaisement.
- Enfin on respire ! s’exclama-t-elle. Ça ne te fait rien de venir à la maison ?
- Si ça ne dérange pas Ruth…
J’avais compris dans la semaine, au fil de nos discussions, qu’elle appelait sa mère par son prénom. Passé le premier étonnement, je m’y étais rapidement fait. Tout se faisait avec une facilité déconcertante avec Isobel. C’est comme si on avait toujours été amis, depuis l’enfance, et pas juste depuis une petite semaine.
- Aucun risque. Elle ne se rendra peut-être même pas compte que je suis déjà rentrée à cette heure-ci.
- Je te suis alors.
La pointe d’inquiétude – la même qui apparaissait à chaque fois qu’elle me proposait quelque chose – disparut de ses yeux, et on reprit le chemin de la rue. Nous passâmes devant Le salon de thé de madame Rosyn, et je ralentis le pas inconsciemment. Son expression chaleureuse se métamorphosa en un masque d’une froide cordialité lorsque madame Rosyn nous avisa tous les deux, Isobel et moi. Surtout Isobel à en croire son visage pincé, inspiré directement du bibliothécaire revêche. Je me retournai pour m’assurer qu’Isobel n’avait rien remarqué, mais trop tard. Elle haussa les épaules pour me rassurer.
- Quand je te le dis. Ça fait longtemps que je n’ai plus droit à ses sourires sucrés.
- Ils ont tous un problème dans cette ville ou bien ? demandai-je rageusement.
- Oui. C’est moi leur problème.
- Quoi, cette histoire de sorcière ?
J’hésitai un peu sur le dernier mot, incertain de comment elle le prendrait, incertain moi-même de la véracité des propos. Je me rappelais encore être rentré au sec le lundi précédent alors que la pluie tombait dru autour de nous. Elle me lança un regard malicieux – quoique prudent – avant de pointer le doigt en l’air.
- Qui sait, ils ont peut-être raison…
J’éclatai de rire face à son expression.
- Je vois que je suis prise au sérieux, ça fait plaisir, protesta-t-elle par principe.
- Je peux entrer et commander pour nous deux, si tu veux, repris-je en indiquant la vitrine d’un coup de tête.
- C’est gentil. Mais j’ai mieux à te proposer, une recette spéciale. Tu aimes la cannelle ?
- Tu me prends par les sentiments, déclarai-je en posant la main gauche sur le cœur d’un air dramatique, ce qui la fit rire.
- Alors, si tu es d’accord, n’infligeons pas le supplice de ma présence à la pauvre madame Rosyn. C’est déjà assez diabolique de rester devant sa vitrine ainsi.
Je jetai un dernier coup d’œil au salon de thé avant d’emboiter le pas à Isobel ; les traits durs, madame Rosyn tapait du pied, les poings sur les hanches. Cette histoire me rendait dingue. Se pouvait-il que toute une ville se ligue contre une famille de la sorte ? Quand bien même, Isobel serait vraiment dotée d’habilités surnaturelles, elle n’avait tué personne, ni sacrifié aucun bébé ou que sais-je encore. Alors, d’où venait cette haine collective ? Nous étions presque arrivés dans la rue des Genévriers, occupés à plaisanter sur les décorations disposées dans le parc quand une voix désagréable nous interpella :
- Regardez qui voilà. La sorcière et son crapaud domestique.
Un crapaud ? Quelle originalité.
- Oh, ce n’est pas vrai, on n’aura donc jamais la paix aujourd’hui ? râla Isobel à mi-voix. Continue d’avancer, enchaîna-t-elle. Il a peut-être vu son reflet dans une flaque d’eau et il se parle à lui-même.
- Hé ! C’est à vous que je parle, les phénomènes de foire !
Je ne sais pas pourquoi, je m’arrêtai pour l’attendre. Isobel tira sur ma manche, pressante, soupira quand elle vit que je ne bougerais pas. Dégingandé et roulant des épaules, Elias approchait virulemment, entouré de sa garde personnelle. Je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait l’air ridicule, tout en me demandant pourquoi il s’échinait à jouer ce rôle de brute. Toute son attitude semblée forcée, exagérée, ce qui changeait son attitude menaçante en un pantomime de théâtre comique. On ne gagnait jamais rien à s’efforcer d’être quelqu’un d’autre ; j’en savais quelque chose.
- Salut, Elias, le saluai-je quand il arriva à notre hauteur. Thomas, ajoutai-je avec un signe de tête.
Celui-ci détourna les yeux, gêné. Depuis l’altercation du lundi, il ne m’avait plus adressé la parole de ce ton enjoué qu’il avait eu en nous livrant les pizzas le vendredi de mon arrivée. À peine avais-je droit à un regard embêté face aux boutades d’Elias.
- Je peux faire quelque chose pour toi ? repris-je à l’attention de ce dernier.
- Vous pourriez éviter de vous promener en public le samedi, on aimerait être tranquille.
Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rire au nez face à sa dégaine de faux mafieux.
- Tu n’es pas maire de la ville, que je sache. Maire de Truffeland, peut-être, mais sûrement pas de Berking’s Hill.
Elias n’eut pas l’air d’apprécier cette référence à Shrek autant que moi. D’accord, ce n’était pas ma réplique la plus intelligente, mais j’en avais assez de subir les mesquineries de cette ville depuis ce matin. Il avait fallu que ça tombe sur lui, évidemment. Ses lèvres se serrèrent de colère tandis que ses amis retenaient leur souffle à l’arrière. J’essayais de déglutir de façon décontractée, mais j’étais moins rassuré que ce que je voulais bien montrer. Je n’avais pas peur de lui, non, mais Elias avait tout l’air du type capable de vous coller une beigne pour avoir froisser son égo fragile. Je ne me battais jamais, et si je devais être totalement honnête, la perspective de sa main percutant mon visage ne m’emballait guère.
- De quoi tu m’as appelé ?
Il se rapprocha d’un pas, les narines dilatées crachant de l’air froid, lui donnant l’air d’un taureau sur le point de charger. Sa main s’abattit sur mon épaule brutalement. Je dépassais ce type de quelques bons centimètres, mais il était plus costaud que moi – ce qui entre nous, n’était pas très compliqué. Ce qui n’empêchait pas qu’il commençait à me casser les pieds avec ses grands airs. Je n’étais pas du genre à me battre, mais je ne comptais pas me laisser faire non plus. J’avais un minimum de fierté.
T’es sourd en plus du reste ? eussé-je envie de lui répondre, mais je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche.
- Laisse tomber, Noah, intervint Isobel en s’interposant entre nous. C’est qu’une bande de clowns.
- Tu te crois maligne, la folle dingue ? cracha-t-il.
- Lâche-le Endcombe.
- Elias, c’est bon, on y va. On va être en retard pour la séance de 13 heures, temporisa Thomas.
Tous les autres affichaient un sourire goguenard, dans l’attente de ma future raclée. Pitoyable. Elias et moi nous toisâmes toujours, moi sur mes gardes, lui jaugeant le pour et le contre de me régler mon compte maintenant en pleine rue. Il sembla compter davantage de contre car sa poigne se desserra légèrement. Je relâchai la pression de mes épaules instantanément et m’apprêtai à faire un pas en arrière mais j’avais surestimé le bon sens d’Elias. Au dernier moment, il resserra son poing sur mon épaule et tira d’un coup sec vers lui. Surpris et déséquilibré, je bousculai Isobel et chutait durement sur le trottoir, m’éraflant la joue au passage.
Je tâchai de me remettre debout sous le rire gras du groupe, en frottant mes paumes incrustées de petits cailloux sur ma veste. Seuls Thomas et Elias ne riaient pas ; le premier avait l’air de vouloir m’aider, le second affichait un rictus satisfait. Rictus qui s’envola en même temps qu’une forte bourrasque nous entoura, faisant voltiger cheveux, bouts d’écharpes, papiers de bonbons abandonnés et feuilles mortes. Il porta son regard sur Isobel dont les cheveux restaient immobiles malgré le vent qui se déchaînait toujours.
- Cette fois, ça suffit. Dégage Endcombe ! Fiche-lui la paix !
- Sinon quoi ?
- Sinon ce que Gandalf a infligé au Balrog ne sera rien comparé à ce que je vais vous faire à toi et petits copains, siffla-t-elle.
Elle était vraiment en colère ; ses yeux, d’ordinaire si limpides, ne reflétaient plus aucune lumière. Elle fit deux pas en direction d’Elias, l’index tendu, menaçante.
- Que t’aie un problème avec moi, grand bien te fasse. Mais laisse Noah en dehors de ça, tête de nœud !
Nouveau pas en avant auquel Elias répondit avec un pas en arrière, enfin. Il n’avait plus l’air si fier tout à coup. S’il n’était pas aussi insupportable, je me ferais presque du souci pour lui. Presque. Iso alla jusqu’à le pousser du doigt, ce qui eut le mérite de faire reculer un peu plus Elias, qui tentait de garder contenance. Il lançait des regards à gauche et à droite, puis fixa de nouveau son attention sur la petite boule de nerfs qu’était devenue mon amie. Il tenta de reprendre l’avantage en se redressant de toute sa hauteur, sans résultats.
- Tu ne feras rien du tout, Holloway, lança-t-il en guise de provocation. Il y a trop de témoins. On sait tous que les gens de ton espèce agissent dans l’ombre et plaide l’innocence ensuite.
- J’en ai plus qu’assez de tes grands airs, Endcombe. Tu veux que je te règle ton compte ? Aucun problème. Tu pourras aller pleurer chez maman Endcombe que la méchante sorcière t’as fait du tort.
Elle ne rigolait pas du tout. Je me rapprochai d’elle, posa la main sur son bras en guise d’apaisement mais elle ne sembla même pas le remarquer. Le vent, comme sur commande, augmenta encore d’intensité. Mes mèches volaient en tous sens, les feuilles mortes me titillaient la tête à intermittence. Les autres ne riaient plus. Une drôle d’expression, presque blessée, passa fugacement sur le visage d’Elias. Il s’apprêtait à répliquer mais Isobel lui coupa la parole sans plus de cérémonie.
- Fugite miseri stulti…
Aussi incroyable – et ridicule – que cela puisse paraître, ils s’enfuirent tous en hurlant sans demander leur reste, le grand Elias Endcombe manquant de trébucher sur ses copains. Quelques passants éberlués nous regardaient. Le vent retomba d’un coup, à l’instar de mes cheveux et des feuilles et autres papiers qui s’étaient animés quelques instants plus tôt, ne laissant dans l’air que la petite brise automnale qui nous accompagnait depuis une semaine. Étrange.
- Tout va bien ici ? nous demanda une femme portant un grand chapeau sur la tête.
- À merveille, rétorqua Isobel du tac au tac, ils étaient en retard pour le cinéma.
Sur ce, elle m’attrapa par le bras et m’entraîna à sa suite sur les derniers mètres qui nous séparaient encore du manoir, coupant le fil de mes pensées.
- Ça va ? me demanda-t-elle.
- C’est plutôt à toi qu’il faut poser la question.
- On ne peut mieux. Ta joue est amochée. Ruth devrait avoir ce qu’il faut.
Mouais. Elle était meilleure menteuse quand il s’agissait d’intimider Elias Endcombe avec des sorts improvisés que lorsque ça la concernait directement.
- C’était quoi ça ? l’interrogeais-je après un petit silence.
- Ça quoi ? répéta-t-elle d’un ton étonné.
Trop étonné pour être naturel, d’ailleurs.
- Ton charabia bizarre…
- Une formule anti-clampins. Effet placebo garanti.
- Sérieusement ?
- C’est du latin, bêta. « Fuyez pauvres imbéciles » en gros. T’as jamais regardé le Seigneur des Anneaux ?
- Euh si. Mais la version originale, pas celle de l’Empire Romain.
Ma tentative d’humour parvint enfin à la dérider. Nous rîmes en chœur, mais je vis à son expression qu’elle était encore préoccupée. Je n’insistais pas, ne sachant pas quoi dire. Nous parcourûmes la fin du chemin sans un mot, un silence plutôt apaisant après la tornade d’interaction que nous avions eue. La brise chatouillait ma joue irritée, contrastant avec la violence des rafales d’il y a à peine quelques minutes. Le côté rationnel se confortait dans l’idée d’une météo turbulente à Berking’s Hill. Mais une petite voix dans ma tête penchait sur autre chose, une théorie beaucoup moins rationnelle, soutenue par la soudaineté et la brièveté de la « tempête ».
Je revis les cheveux d’Isobel, complètement immobiles, alors que tout autour s’agitait. La grille de mots croisés mystérieusement volatilisée juste au moment où Iso sortait de la bibliothèque. Le parapluie intangible du lundi. Et cette façon qu’avait Elias de ne pas s’approcher d’elle, de l’éviter à tout prix. Comme s’il craignait qu’elle ne finisse par vraiment lui jeter un sort. Ce qui était stupide, pas vrai ? On ne jetait pas de sort dans notre monde. Dans les livres, les films. Mais pas dans la vraie vie, n’est-ce pas ?
Faisant taire mes théories complotistes, je suivis mon amie et entrai à sa suite dans le manoir imposant.
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