J-29 - 7h30 à 9h
La douce lumière du soleil traversait la pièce et se reflétait contre le miroir posé sur le bureau. Elle éclairait suffisamment pour montrer une chambre impeccablement rangée, sans trace de poussière. Elle était sobre, avec un papier peint beige, un bureau en bois qui semblait simplement compléter le décor, et une étagère presque vide avec quelques livres sur la psychologie et des romances qu'on avait offert à la femme qui dormait.
Cette dernière était méconnaissable, enchevêtrée dans ses couvertures et son oreiller. Rien n'aurait pu déranger cette atmosphère agréable... À part peut-être le réveil qui se mit brusquement à cracher une musique qui aurait valu à n'importe qui de balancer l'appareil à l'autre bout de la pièce.
Une musique agressive de guitare électrique et de batterie déchainée réveilla la psychologue en sursaut. Avec un grognement étouffé, elle songea une seconde à rester au lit aujourd'hui, mais elle savait que ce n'était pas négociable. Elle se redressa lentement, écoutant Chester Bennington chanter. Elle n'aimait pas particulièrement Linkin Park, et encore moins le métal, mais c'était la seule solution pour qu'elle se réveille. Les autres sons la plongeaient davantage dans un sommeil profond. Elle appuya enfin sur son réveil, replongeant la pièce dans un silence total. Des fois, ce dernier était plus assourdissant que le brouhaha, car il permettait de replonger dans les souvenirs, plus précisément les remords et regrets. Erin craignait ce moment plus que tout, elle détestait se dire que sa vie aurait pu être autrement, si elle avait fait le bon choix au bon moment...
Elle s'obligea à se lever pour taire ses sombres pensées et se traîna jusqu'à la cuisine, sans même prendre la peine d'ouvrir ses volets ou de faire son lit avant. Elle se servit une tasse de café et alluma son portable, hésitant à appeler son ami maintenant. Non, elle avait largement le temps de le faire plus tard. La femme prit son temps pour savourer le goût amer avant de mettre la tasse dans l'évier. Elle grimaça en voyant la quantité de vaisselle sale, mais, comme d'habitude, elle repoussait le moment où elle devrait le faire. Elle aurait le temps plus tard.
Après une rapide douche, elle attacha ses longs cheveux roux en chignon et quitta l'appartement.
- Madame Filery !
Retenant l'envie de poursuivre son chemin, Erin soupira et se tourna vers sa voisine, avec un sourire poli qui ressemblait à celui du type d'hier.
- Vous avez vu mon chat ?
- Non, je suis rentrée tard. Vous n'avez pas regardé s'il n'était pas à l'étage ?
- ... Non, c'est vrai. J'y vais, alors.
- C'est ça, allez-y, marmonna-t-elle avant d'appuyer sur le bouton de l'ascenseur.
Chaque jour était le même refrain, la vieille Sophie Doring perdait la boule et oubliait que son chat était mort le mois dernier. Au début, Erin lui rappelait et devait assister à chaque fois à son visage qui se décomposait comme la cire d'une bougie. Elle se mettait à pleurer et était inconsolable. Résultat, elle arrivait en retard presque tous les jours au cabinet. Elle savait qu'elle devrait compatir, mais elle en était incapable. Des fois, elle se demandait si cette anesthésie émotionnelle s'arrêterait un jour. Elle était bien placée pour savoir que non, mais elle refusait l'idée de devoir consulter.
Elle s'engouffra dans l'ascenseur et fit le même chemin qu'elle faisait chaque matin.
...
Le dossier n'avait pas changé de place depuis la veille. Évidemment. Ça n'avait pas empêché Erin de l'avoir oublié. Elle s'avança jusqu'au bureau et s'assit avec lassitude. Elle alluma son ordinateur et jeta un rapide coup d'oeil à ce qu'elle avait fait tomber hier. Ce dernier semblait presque la narguer, l'incitait à l'ouvrir. Pourtant, sans vraiment savoir pourquoi, elle retardait volontairement le moment.
Enfin, elle put taper son mot de passe et l'écran d'accueil s'afficha devant ses yeux. Sa secréataire ne devrait pas tarder, et son premier client n'arrivait pas avant une bonne heure. Avec un soupir, elle décida de le prendre, au moins le consulter par curiosité. Elle découvrit rapidement les documents qui s'étaient glissés par terre la veille, il s'agissait d'une enveloppe suivi d'une fiche de contact. Cette dernière concernait Zach, elle reconnaissait ses cheveux et son air condescendant. Il lui avait laissé son numéro et une adresse-mail.
Elle comprit donc qu'il était sociologue depuis peu, il devait être sorti de l'école un ou deux ans auparavant, pas plus. Elle s'intéressa ensuite à l'enveloppe. La logique voudrait qu'elle la regarde en premier, mais elle voulait d'abord connaître le déroulé de l'expérience dont il lui parlait.
Les premiers documents montraient un contrat, une autorisation de mener une enquête sur des volontaires. Il avait réussi à obtenir toutes les signatures, ce qui était impossible à son âge à moins d'avoir de bons contacts.
Elle parcourut rapidement le déroulé, les missions, l'objectif, pour se concentrer sur le profil des détenus. Il y en avait six, or, d'après ce qu'elle avait compris, le test s'effectuait sur cinq d'entre eux. Mais en lisant une note qu'il lui avait laissé à son égard, elle sut que l'un de ses rôles était de choisir lequel d'entre eux n'y participerait pas.
Elle se tourna enfin vers l'enveloppe, mais après un temps de réflexion, elle décida d'appeler d'abord son ami. Deux sonneries résonnèrent avant qu'on ne décroche.
- Allô ? Henry ?
- Mon anniversaire est dans quelques semaines, tu es un peu en avance. Cela dit, je suis touché.
- C'est vrai. Mais, tu t'en doutes, je ne t'appelle pas pour ça.
- C'est pour aller boire un verre ? Je pensais que je ne t'intéressais pas. Ma femme va être jalouse.
Des fois, Erin ne savait pas si elle devait lever les yeux au ciel ou rire. Elle ne put s'empêcher de sourire devant les pitreries de son ami, mais elle gardait son objectif en tête et retrouva vite son sérieux.
- Je t'invite ce soir si tu veux, mais j'aurais besoin d'un renseignement.
- La grande Erin Filery a besoin de mon aide ? Voilà qui est étonnant. C'est quand la dernière fois que tu as demandé mon aide ? Dans les années 90 ?
En réalité, ça ne dépassait pas les derniers mois. Les deux le savaient, mais c'était un sujet sensible pour la psychologue, et il ne voulait pas la blesser.
- J'ai besoin de renseignements sur quelqu'un...
Elle marqua une pause le temps de bien lire le nom du sociologue.
- ... Zach Efter.
- Tu sais bien que je ne peux pas faire de recherche sans une bonne raison valable. Pourquoi tu veux chercher des infos sur ce type ? Tu es tombé amoureuse de lui, et tu as peur que ça soit un dangereux sociopathe ?
- Oh, ça aurait presque pu s'il n'avait pas l'âge d'être mon fils.
- Ouch... Plus sérieusement, pourquoi tu me demandes ça ?
- Parce que tu es flic et que tu étais journaliste il y a moins de trois ans ?
- Erin...
- Fais-moi confiance, ce n'est pas une combine. Et, comme tu l'as dit, je ne te demande que rarement de l'aide.
- ... Bon. Mais il y a intérêt à ce que tu sois là ce soir au bar !
Elle n'eut pas le temps de répondre qu'il avait déjà raccroché. Elle reposa le portable sur le bureau et jeta un nouveau coup d'oeil au dossier.
- Madame ?
Erin eut un violent sursaut et jeta un regard noir à sa secrétaire qui venait d'ouvrir la porte.
- Mathilde, bon sang !
- D-désolée... Mais j'ai frappé, et j'ai pas eu de réponse...
- ... Bon, bon. Qu'est-ce qu'il y a ?
- Je... J'ai apporté le petit-déjeuner.
- Tu sais bien que je ne mange pas le matin.
- Oh...
Mathilde baissa les yeux, visiblement déçue. Comme toujours. Elle refusait sa gentillesse, et restait renfermée sur elle. Elle espérait que cette fois soit différente, mais visiblement, ce n'était pas le cas... S'apprêtant à refermer la porte pour se mettre au travail, elle ne vit pas les traits de la psy se radoucir.
- Je peux bien faire une exception. J'arrive dans quelques minutes.
La secrétaire releva les yeux et sourit, à la fois surprise et reconnaissante.
- Très bien ! À tout de suite !
Et elle repartit avec un air enthousiaste. Erin observa la porte se refermer et écouta ses pas s'éloigner. Elle s'adossa dans sa chaise avec un petit soupir. Est-ce qu'elle supportera vraiment de passer des années ainsi, dans ce cabinet où peu de personnes venaient ? Le sociologue n'avait pas vraiment tort. Elle n'avait que peu de clients et elle commençait à être à court d'argent. Si ça continuait, elle devrait déménager. Encore...
Pour chasser ces pensées pessimistes, elle se tourna une nouvelle fois vers le dossier et ses yeux furent de nouveau attirés par l'enveloppe, qu'elle n'avait toujours pas ouverte. Mahtilde l'attendait et elle avait cette envie absurde d'attendre le dernier moment avant de voir son contenu. Alors, elle se leva de sa chaise et quitta le bureau.
Sa secrétaire était déjà en train de croquer dans son pain au chocolat. Elle sortit un croissant du sac en papier kraft et le tendit à Erin, qui la remercia d'un signe.
- Tiens, tu es allée à la nouvelle boulangerie, lança-t-elle, en déchiffrant le nom sur le papier froissé avant de croquer dans la viennoiserie.
- Oui, je me suis dit qu'on pourrait changer un peu !
- En quel honneur ?
- Oh, euh... Eh bien, je... Enfin, je pensais que vous accepteriez la proposition du garçon d'hier.
Au moins, elle eut l'obligence de baisser les yeux et de paraître mal à l'aise. Erin la dévisagea un moment, se demandant si elle devait retourner dans son bureau ou lui dire de se mêler de ses affaires. Cependant, elle ne fit ni l'un ni l'autre, se contentant de prendre une nouvelle bouchée de son croissant - elle devait avouer qu'il était vraiment bon.
- Tu le ferais, toi ?
- Accepter sa proposition, vous voulez dire ?
- Non, devenir sociologue. Bien sûr que je parle d'accepter sa proposition !
Elle s'efforça d'inspirer pour se calmer. Elle n'avait pas à s'en prendre à elle, elle était déjà bien gentille de la supporter tous les jours. Surtout que sa mauvaise humeur ne lui était pas destinée. Elle était vraiment insupportable, elle devrait peut-être s'excuser... Alors qu'elle se faisait la réflexion, Mathilde réflechissait à sa question.
- Je pense que oui. Je veux dire... Je sais qu'on fait de notre mieux pour avoir de nouvelles personnes, mais même les réseaux sociaux ne suffisent pas. Mais participer à une expérience ! À une vraie ! C'est une opportunité incroyable ! Surtout si ça apporte des résultats concluants, vous imaginez ? Vous deviendrez célèbre !
- Ce n'est pas la célébrité que je cherche. Au contraire... Je m'en fiche de faire une avancée dans les sciences humaines. Je veux juste pouvoir vivre tranquille, avec de quoi subvenir à mes besoins.
- Justement, vous serez sans doute payé !
- Sans doute... Dis, qui est le premier patient que l'on a ?
Un peu déçue de changer de sujet, Mathide posa son pain au chocolat à côté et alluma son logiciel sur l'ordinateur.
- Notre dernière publication a eu presque une quarantaine de j'aime ! Ca s'améliore !
- Et ça fait beaucoup ?
- ... En soi non, mais c'est tout de même une réussite ! On progresse ! Ah, ça s'allume enfin. Alors... Elle devrait arriver d'ici une demi-heure... C'est Anna Rezas.
- Ah, oui. L'adolescente anxieuse. Bon, je vais aller relire son dossier. Merci pour le petit-déjeuner.
- Pas de soucis ! Et j'ai eu une nouvelle idée de réels, je voulais vous en parler !
- Je te fais confiance dessus, tu sais que je ne comprends rien à ces trucs.
Erin n'eut pas le temps d'entendre sa réponse qu'elle avait déjà refermé la porte derrière elle. Elle se posta devant son étagère et chercha le nom de sa patiente, qu'elle trouva rapidement. Elle avala la dernière bouchée de son croissant et attrapa le dossier, plutôt léger. En même temps, ce n'était que le troisième rendez-vous de Anna.
Elle se rassit et reparcourut le tout. Anna était une adolescente souffrant d'anxiété sociale, qui avait un passif un peu compliqué. Cependant, des cas comme elle, elle en avait déjà eu pleins avant. Des parents qui n'avaient pas pu ou su éduquer correctement leur enfant, qui se retrouvait confronté à un monde trop difficile pour lui. Ou un harcèlement scolaire qui l'avait renfermé... Son ancien cabinet lui manquait, mais elle...
Et zut, elle divaguait, encore. Avec un soupir, elle tourna la tête et aperçut l'enveloppe. D'un geste impatient, dans une tentative vaine de retrouver la concentration après, la femme l'attrapa et l'ouvrit... Avant de sortir une liasse de billets comme elle n'en avait jamais, suivie d'un mot de Zach Efter.
"Ce n'est qu'une avance. Vous pourrez en avoir plus... Si vous acceptez ma proposition."
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