J-29 - 12h-19h
Quand Erin consulta son portable, elle vit qu'elle avait raté un appel de Henry. L'adolescente avait quitté le cabinet quelques minutes plus tôt, et le prochain rendez-vous n'était que dans l'après-midi. Le dossier était soigneusement rangé dans le tiroir de son bureau, de même que l'enveloppe qui n'avait cessé de lui revenir en tête pendant toute la consultation.
Avec un stress qu'elle ne saurait expliquer, elle rappela son ami, qui décrocha au bout de quelques sonneries.
- J'étais en rendez-vous. Tu as pu obtenir les renseignements ?
- Bonjour Erin, merci je vais bien depuis tout à l'heure, et toi ?
- Oui, oui, alors ?
- Toujours dans l'impatience, hein ? Ok, j'ai les infos que tu cherches. Ton futur copain psychopathe a juste eu un vol à l'étalage, à quatorze ans. Il s'en est tiré avec une amende, payée par ses parents. Je suis sûr que c'était Dixen qui était sur l'affaire... Oh, putain, j'imagine la tête qu'il a faite en le voyant débarquer... Il déteste les gosses, précisa-t-il au bout de quelques secondes de silence, sans réaction de la psychologue.
- Hm. Merci pour ces précisions. Je te revaudrai ça.
- Dix-huit heures au bar, hein ?
- Oui, dix-huit heures au bar...
Elle raccrocha avec l'impression d'avoir perdu du temps, chose qu'elle détestait. Avec un soupir, elle se leva pour aller déjeuner.
...
Quand il revint de sa pause déjeuner, Zack s'aperçut d'à quel point le bureau était silencieux. Tous étaient concentrés sur leur ordinateur ou carnet et s'efforçaient d'analyser les données qui s'affichaient devant eux.
Le bureau était grand, ressemblant à ceux que l'on voyait dans les films américains, avec des baies vitrées tout autour et les salariés en costard cravate. Pourtant, l'ambiance n'était pas aussi froide en réalité, seulement quand le jeune homme arrivait. Il fallait dire que beaucoup le jalousaient. Il était jeune, charismatique, riche, ne semblait avoir aucun défaut et réussissait tout ce qu'il entreprenait. Ses vêtements lui allaient toujours, il n'avait aucune mèche qui se rebellait, aucune imperfection sur sa peau. Et surtout, il avait toujours cet air condescendant quand il vous parlait, des sous-entendus et ce petit sourire hypocrite, qui donnait envie à tous ses collègues, sans exception, de lui en foutre une.
Mais il ne s'en inquiétait nullement, au contraire. C'est aussi ce qui le motivait à continuer son métier. Contrairement à eux, il avait un avenir, un vrai. Même s'il espérait pouvoir le poursuivre rapidement, si Erin répondait... Normalement, oui. Il n'avait pas de doute là-dessus, et il ne se trompait jamais.
Il s'installa sans un regard pour les autres, attrapa le casque installé sur l'écran de son ordinateur et prit son téléphone pour écouter le dernier témoignage récolté ce matin. À peine dans sa bulle qu'il entendit sa propre voix, claire et calme. Puis vint la voix du témoin, plutôt mal à l'aise avec plusieurs hésitations. Au bout d'une ou deux plaisanteries bien placées, il sentit dans sa voix qu'il commençait à se détendre peu à peu, jusqu'à que ses réponses soient plus franches.
C'était ça qu'il aimait dans son métier. Il était toujours simple d'analyser quelqu'un, il observait sa posture, sa tenue, sa coupe de cheveux, sa voix et sa manière de répondre, et il n'avait qu'à s'adapter pour le rendre à l'aise. Ca marchait à chaque fois.
Retranscrire les entretiens était ce que Zach aimait le moins. Il avait juste à écrire ce qu'il écoutait, c'était long, donc il analysait en même temps. Il avait juste à entrer des notes sur le côté. Lentement. Méthodiquement. Efficace et calme. Sans déconcentration.
Au bout de deux heures de travail acharné, il décida de faire une pause et s'étira avant de sortir prendre l'air, rangeant son portable dans sa poche. Ses jambes étaient un peu engourdis, et l'air qui lui frappait presque le visage le fit sourire.
Il sentit une vibration sur la cuisse, il regarda rapidement l'interlocuteur et décrocha.
- Oui ?
- Vous aviez raison. Elle a demandé à son ami flic de vérifier dans sa base de données. Ce con en a parlé à table.
Il eut un petit rire. Prévisible. Elle était tellement prévisible.
- Bien. Maintenant, il ne manque plus qu'à attendre son appel.
- Vous pensez qu'elle va le faire quand ?
- Qui sait... Je mise sur ce soir ou demain.
- Si tôt ?
- Quand on manque d'argent et qu'on lui donne près de sept cent euros d'avance pour une simple expérience... C'est sûr qu'elle va accepter.
- Bon, très bien. Je vous rappelle s'il y a du nouveau.
Zach leva les yeux vers le soleil, tout en rangeant son mobile. Il se sentait vivant... Tellement vivant. Enfin son rêve va se réaliser. Ce n'est plus qu'une question de temps.
...
Quand Henry débarqua au bar, il était dix-huit heures quinze. Il s'attendait à ce qu'Erin soit déjà partie, mais elle était toujours là, tout au fond, près des toilettes, soit leur place habituelle.
Le bar était plein, il faisait assez chaud et une odeur d'alcool et de cigarette envahissait l'air. Quiconque serait claustrophobe ou agoraphobe fuirait cette endroit. C'était le repaire des amoureux se rencontrant pour la première fois après s'être parlé durant des heures sur les applis de rencontre. C'était l'endroit où les habitués se réunissaient pour parler boulot et famille. Tout le monde connaissait le barman, qui était réputé pour être un coureur de jupon.
Henry le salua rapidement avant d'aller s'installer en face de Erin. Situées en face des toilettes, la table et les chaises étaient à l'écart des autres, leur permettant de se plonger dans leur bulle. Une tasse de thé fumante attendait le seul ami de Erin, elle-même ayant entouré son chocolat chaud avec ses mains.
- Tu as froid ?
- Non, je m'occupe.
- Je me disais aussi... Alors, pourquoi tu m'as demandé d'espionner le profil de ton futur copain ?
- Je ne suis pas autorisée à en parler, mais disons qu'il m'a donné une proposition.
- Quelle genre de proposition ?
- Comment va Isabelle ?
Henry lui lança un faux regard noir. Erin le savait, il était capable de réenchérir encore et encore jusqu'à qu'elle craque... Ou lui. Car les deux étaient sacrément têtus, quand ils s'y mettaient. Heureusement, il accepta de changer de sujet. Pour cette fois.
- Elle va bien. Elle commence à avoir des demandes bizarres de femme enceinte, ça ne devrait pas m'étonner.
- Elle est à combien de mois ?
- Deux. Je suis sûr que c'est un p'tit gars ! Il aura mon physique, et le caractère de sa mère.
Il but une gorgée de thé, les yeux plongés dans le vide.
- Enfin, j'aimerais bien, mais je pense que Isabelle préférerait une fille.
- Pourquoi tu as insisté pour qu'on aille au bar alors que ta femme enceinte de deux mois t'attend probablement à la maison ?
- Parce que ça faisait longtemps.
Et voilà. Il recommençait. Erin savait très bien que la raison était tout autre, mais il n'en parlait pas, jamais. Tout comme elle. Peut-être étaient-ils simplement hypocrites tous les deux, au final. Mais ils ne pouvaient ignorer ce lien qui les unissait, qui les poussait toujours à se retrouver, à échanger, avant de retourner dans la réalité. Ils ne pouvaient nier qu'ils s'attiraient l'un et l'autre, même s'ils n'en avaient jamais discuté. Après tout, Henry était marié et Erin... Disons qu'elle n'était pas prête pour une relation, surtout que Isabelle avait toujours été adorable avec elle. Jamais elle ne lui ferait ça. C'était une mauvaise idée de se retrouver, mais Henry était le seul soutien qu'elle avait. Et puis...
- Erin ! Allô la Terre !
- Oui, pardon. Tu disais ?
- Que la proposition dont tu parles me semble dangereuse. Je me trompe ? Tu ne m'aurais jamais demandé de vérifier le passé d'un type, sinon.
- Je n'ai vraiment vraiment pas le droit de le dire, c'est indiqué dans le dossier qu'il m'a donné.
- Un dossier ? Tu me fais peur, là.
- C'est légal. Enfin, logiquement. Écoute, on ne pourra plus se voir pendant plusieurs mois au moins.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Je pense que... Je vais accepter sa proposition. Je vais disparaître pendant quelques mois. Et puis... Tu as une femme.
Elle détourna les yeux, espérant qu'il comprenne le message. Ce n'était pas juste pour elle. Surtout qu'elle était enceinte.
Henry accusa le coup, il avait compris son sous-entendu. Quelques secondes passèrent durant lesquelles le brouhaha du bar derrière eux envahissait leur bulle. Il déglutit et avala de nouvelles gorgées de thé pour réfléchir.
- Très bien, finit-il par lancer. Mais n'oublie pas : je reste joignable si besoin.
- Je sais. Merci pour tout.
Il hocha la tête avant de s'enfoncer dans sa chaise. Il comprit qu'elle ne changera pas d'avis, et puis si ça lui permettait d'aller mieux, d'évoluer, alors qu'elle le fasse. Et il avait Isabelle. La femme dont il ne pouvait rêver mieux. Quand il se concentra de nouveau sur Erin, il s'aperçut que la psychologue était déjà partie mentalement. Loin de son cabinet, de ses problèmes d'argent et de son ex-mari violent.
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