J-24
Le vent soufflait si fort qu'elle le sentait : elle pourrait presque s'envoler. La pluie la transperçait de toute part, elle était trempée et avançait lentement dans les hautes herbes. Trop lentement. La maison craquait, elle entendait d'ici le bois réagir au vent en faisant retentir de sinistres grincements. La bâtisse se dessinait devant elle, aussi inquiétante que d'habitude. Elle savait que ce n'était pas la première fois qu'elle se trouvait ici, et qu'elle devait franchir le jardin pour atteindre la maison et se mettre à l'abri. Mais la tempête l'empêchait de tendre l'oreille pour surveiller une présence menaçante potentielle. Il lui fallut toute la force de son corps pour avancer. Un pas après l'autre... Lentement... Le souffle haletant, elle aperçut la porte devant elle. Encore quelques pas, et elle y serait. Quelques pas et...
Elle comprit. La raison de sa venue, ce n'était pas anodin. C'était pour la rencontrer. La silhouette sombre.
Mais quand elle s'en rendit compte, il était déjà trop tard. Erin s'était réveillée.
...
- Bonjour.
- Bonjour, Mme Filery. Je vous ai pris un café, j'imagine que ce ne sera pas de refus.
De nouveau ce sourire arrogant. Ce type l'exaspérait.
Il était dix heures, et Erin ne travaillait pas. Il fallait dire qu'elle n'avait pas de patient non plus... Elle avait rappelé ce Zach Efter pour l'expérience, il y a deux jours. Avant de valider ou non, elle tenait à le rencontrer. C'était pourquoi elle se retrouvait dans le même café que celui où elle avait dit au revoir à Henry. Coïncidence de la part du jeune homme ? Elle ne savait pas. De toute façon, comment aurait-il su ?
Quoi qu'il en soit, elle attendait qu'il commence la conversation. Ce qu'il finit par faire, avec une lenteur digne d'une limace.
- Vous avez donc lu le dossier.
- Sinon je ne vous aurai pas appelé.
- Bien sûr. Alors, dites-moi vos impressions.
- Mes impressions ? Sur le fait que vous êtes un fils à papa qui se croit supérieur aux autres ou à votre expérience qui ne tient pas la route ?
Il émit un petit rire. Il pourrait presque l'apprécier avec son humour mordant et son honnêteté. Elle était amusante, à sa façon. Le sociologue prit le temps d'avaler une gorgée de son café avant de répondre.
- Vous trouvez que mon expérience ne tient pas la route ?
- Non, je la trouve même franchement ridicule.
- Puis-je vous demander pour quelles raisons ?
- Vous parlez d'une enquête sociologique, ou d'une expérience psychologique, si vous préférez. Or, vous ne faîtes aucune mention des subventions. Même pour une petite expérience, il vous faut obligatoirement des fonds. Il en est de même pour le personnel. Il est strictement impossible de réaliser cette... Expérience en n'étant que trois, en comptant Mathilde. Vous ne parlez pas non plus du lieu. Et ce n'est même pas le pire.
Il la fixait, une lueur d'amusement dans ses yeux. Oui, il aimait l'écouter critiquer son projet car il savait qu'il avait bien choisi la psychologue. Surtout qu'elle semblait sérieuse dans tout ce qu'elle disait. Même si elle faisait une blague, il était pratiquement sûr qu'elle garderait ses traits graves, son froncement de sourcil et sa voix calme et sûre d'elle.
Elle s'avança, posa ses coudes sur la table et sa tête sur ses poignets, comme si elle voulait lui confier quelque chose d'important.
- Vos sujets d'expérience. Vous voulez faire avancer la science en testant vos idées sur des personnes qui n'ont déjà pas toute leur tête. Des détenus de prison, vous vous moquez de moi ? Comment vous voulez que ces... Ordures de la société représentent une majorité de la population et vous prouvent quoi que ce soit ? Enfin, j'imagine que vous allez m'exposer votre argumentation puisque vous semblez toujours avoir réponse à tout.
Zach laissa quelques secondes de blanc, volontairement. Juste pour l'agacer un petit peu plus.
- Intéressant. J'aime avoir votre point de vue sur moi. Ceci dit, comme vous venez de le dire, j'ai réponse à tout. Commençons par les subventions, le lieu et le personnel. Si je n'en fais pas mention, c'est simplement parce que je m'occupe de tout, mais surtout que je ne peux confier certaines informations pour une question de confidentialité. Vous devrez d'ailleurs signer un contrat pour garantir un silence total sur ce que vous allez vivre. Considérez que c'est ce qui vous permettra d'avoir un salaire, comme un contrat de travail. Concernant Mathilde, je suis dans le regret de vous annoncer qu'elle ne pourra venir.
- Quoi ? Non, c'est ma secrétaire, elle doit venir.
- Mon offre ne concernait que vous. Et dites-vous qu'elle pourra prendre des vacances ainsi.
Devant le regard que lui lança la psychologue, il comprit qu'il devrait argumenter davantage s'il ne voulait pas qu'elle refuse directement.
- Pour une question de budget, déjà, je n'avais pas les moyens de la faire venir. Ensuite, c'était les conditions de mes supérieurs pour réaliser l'expérience. Moins de personnes sont au courant, mieux c'est. Vous comprenez ?
- Ce qui ne veut pas dire que je suis d'accord avec ces conneries. Et comment pourra-t-elle gagner de l'argent, hein ?
- J'ai tout prévu. Elle va devoir signer un contrat également pour un silence total, tout comme vous. Elle gagnera de l'argent, moins que vous, mais plus que ce qu'elle a en travaillant avec vous, sans vouloir vous manquer de respect. Si elle vient, alors je devrais la payer le même salaire que le vôtre. Environ.
- Combien ?
- Je ne suis pas autorisé à le révéler. Je peux continuer ?
Prenant son silence pour un acquiescement, il reprit ses réponses.
- C'était quoi, vos autres questions, déjà ? Ah oui, celui sur les cobayes. Je peux vous assurer qu'ils sont parfaits, car je ne connais pas plus vantars que ceux qui ont été sélectionnés. Certains se prennent pour des dieux. Ce sont ceux qui se sont amusés à jouer au chat et à la souris avec les policiers, étant sûr de ne pas être attrapés... Enfin, si vous acceptez de faire partie de cette aventure, vous pourrez consulter leurs dossiers en entier. Je précise par ailleurs que c'est sur la base du volontariat. Pour une raison ou une autre, ils ont accepté de servir de test.
- Vous ne dîtes pas pourquoi exactement ce sont eux. Quels ont été les critères de sélection ?
- La même que l'intitulé de l'expérience : des cobayes arrogants, de différentes prisons. S'ils sont dangereux, ce sont les seuls sujets de tests que j'ai le droit d'utiliser. Des personnes lambdas ne seraient pas suffisamment... Intéressantes.
- Vous ne les considérez même pas comme des humains.
- Parce que vous, oui ?
Il était évident que non. C'étaient des ordures, des déchets de l'humanité. Si elle n'était pas vraiment pour la peine de mort, ce qu'elle avait subi lui avait fait changé d'avis. ll n'y avait que les idéalistes qui proféraient les droits des hommes et de l'humanité pour des personnes qui n'avaient pas une once de sympathie pour la société et les autres. Des monstres qui avaient comme apparence un visage banal, mais qui cachaient en réalité un fond de cruauté sans pareil.
- Bien sûr que non.
Il inclina la tête sur le côté. Erin comprit rapidement que le jeune homme était amusé. Amusé par quoi, au juste ? Par son avis tranché ?
- Vous avez d'autres interrogations, Mme Filery ?
- Non.
- Bien. J'ai apporté de quoi conclure cette affaire.
Erin ne s'aperçut que maintenant de la mallette qu'il avait posée contre la table, à son côté. Il se pencha pour l'attraper, laissant la psychologue voir un couple derrière lui. Cela lui rappela Henry. Comment allait sa femme ? Comment avait-elle réagi en apprenant qu'il était allé voir son amie ? Probablement une réaction normale, puisqu'elle ne se doutait de rien. Il n'y avait aucun doute à avoir. Des amis, rien de plus. Et Erin partait, justement. Elle avait encore moins d'inquiétude à avoir.
Le contrat que lui posait Zach en face d'elle l'incita à revenir dans le présent.
- Je vous laisse signer.
- Puis-je avoir une copie ? J'ai encore besoin de temps.
- Malheureusement, le temps presse. Si vous voulez pouvoir consulter les dossiers et choisir les derniers prisonniers, il faut signer maintenant.
Technique de manipulation pour obtenir une réponse sous le coup du stress. Zach la maitrisait, ainsi que d'autres moyens, même s'il fallait être plus sournois avec Erin, trop intelligente pour ne pas s'en rendre compte quand il en faisait usage. Justement, celle-ci plissa les yeux.
- Très bien. Alors je vais le lire avant.
Il hocha la tête et l'observa pendant qu'elle déchiffrait attentivement chaque mot, comme pour découvrir un sens caché. Amusé, il resta silencieux pendant de longues minutes. Parfois, il avait l'impression qu'elle le faisait exprès pour l'embêter et lui faire perdre son temps, surtout quand elle attendait toujours quelques secondes avant de passer à la feuille suivante, après avoir fini de lire. Dans son dos, il entendait des personnes venir et partir, commander de la bière et du jus de fruit, se rendre aux toilettes ou appeler quelqu'un. Ces morceaux de vie qu'il voyait et qui pouvaient briser ou enjôlir leur petite vie fade, bien à l'abri des problèmes sociétaux. Des personnes inintéressantes, normales, dénuées de tout intérêt.
Enfin, il aperçut Erin s'enfoncer dans sa chaise en poussant un bruyant soupir.
- Alors ?
- Vous êtes un putain de psychopathe.
- Dois-je le prendre comme un compliment ?
Sans répondre, elle tapota d'un geste impatient la table où gisait sa tasse de café désormais froide.
- Votre stylo ?
Il lui tendit avec lenteur. Il voulait graver ce moment dans la mémoire, pour toujours. Son rêve allait enfin se réaliser. Son plan avait fonctionné. Il allait enfin pouvoir faire son expérience.
Quelques mots échangés, une signature et un paiement plus tard, la psychologue quittait enfin le café. Pourtant, elle ne se sentait pas vraiment soulagée. Elle aurait de quoi subvenir à ses besoins, certes, mais elle avait l'impression qu'il ne lui avait pas tout dit. Comme si une pièce de puzzle lui manquait. Mais avait-elle eu vraiment le choix ? Encore quelques semaines et elle se serait retrouvée à la rue. Et il n'était pas question de demander une nouvelle fois l'aide de Henry. Elle se souvenait encore des longs mois où elle avait habité avec lui et sa femme.
Alors qu'elle se repassait à l'esprit le canapé vert et inconfortable où elle avait dû dormir, la sonnerie de son portable la tira de ses pensées. Un numéro inconnu s'affichait dessus. Un nouveau patient ? Une urgence ? Elle colla l'appareil à son oreille.
- Erin Filery, j'écoute.
- M-Madame ? J-je suis la mère de M-Mathilde, votre s-secrétaire...
Elle voulut répondre qu'elle savait très bien qui était Mathilde, puisqu'elle la voyait presque tous les jours, mais elle se ravisa. Ce n'était pas le moment, elle le sentait en entendant la panique contenue dans la voix de la femme.
- Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle d'une voix calme et, elle l'espérait, rassurante.
-M-Mathilde... C'est horrible, elle... Elle a eu un accident...
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