Narcis Parker (38)

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Mardi 29 mars, 13h45.

Il me regarde derrière ses petites lunettes, en pleine lecture de sa fiche - ma fiche - personnelle.

C'est la première fois que je vois un psy ici. J'imagine que j'en ai pas vraiment eu l'occasion avant que Beckett décide de me flanquer une pâtée.

À la police, on voit des genre de psychothérapeutes, mais j'étais pas dans un bureau comme ça. C'était surtout des tests d'aptitude. Là je suis assis sur un gros fauteuil, face à lui. Je regarde la pendule qui bat la mesure sur son bureau, le son de chaque boule qui frappe la suivante emplit la pièce.

J'ai l'impression d'être chez le médecin, prêt à être ausculté. Mais étonnamment, je me sens plutôt bien, en fait. Et ça sent pas le désinfectant ici.

  • Alors… il commence en reposant ses papiers. Parlez-moi de l'agression.

Je relève mes yeux vers les siens.

  • Qu'est-ce qu'il faut dire ? Il m'a frappé et insulté.
  • Pourquoi ?

Je hausse un sourcil. C'est une question con, non ?

  • Parce qu'il l'avait décidé. Ce mec est violent.
  • Il l'a fait par pulsion, vous pensez ?
  • Non. Il l'avait prévu. Il a dit que c'était parce que, je cite, je l'empêchais de baiser ses putes.

Je suis ici pour tout mettre cartes sur table et avoir une personne qui m'écoute seulement. Autant en profiter. Non ?

  • Et pourquoi disait-il ça ?
  • Parce que ce mec est un violeur et que je suis gardien, je hausse les épaules.

Je pense que ça résume assez bien la situation.

  • Vous n'en avez pas parlé à vos supérieurs ?

Je me cale un peu mieux dans le fauteuil.

  • Parlé de quoi ?
  • Des viols.
  • J'en ai parlé à mes collègues et à mes supérieurs directs.
  • Ils n'ont pas agi.
  • Ils n'ont pas agi.
  • Comment vous sentez-vous vis à vis de cela ?
  • Impuissant ? Je peux pas le supporter. Je comprends pas comment on peut laisser passer ça, même en prison.

Il hoche la tête et prend quelques notes.

  • Vous faites face à l'injustice alors que vous faisiez régner l'ordre il n'y a pas si longtemps, Monsieur Parker. Ce doit être très éprouvant pour vous.
  • Ouais. Ouais, c'est ça.

Je réfléchis, puis j'avance mon buste vers son bureau pour continuer.

  • Et tout le monde s'en fout ici ! Ils disent qu'ils peuvent pas faire autrement !
  • Vous vous sentez coincé. Vous essayez de les aider vous-mêmes. Et les prisonniers se vengent parce qu'ils ne sont pas habitués, c'est cela ?
  • Sûrement.
  • Je peux le comprendre. Agent de détention n'est pas un travail facile. On a l'idée de protéger les citoyens des dangereux criminels... Et puis on se rend compte que les dangereux criminels sont des êtres humains aussi. Qu'ils ont besoin de considération.

Je hoche la tête. Enfin quelqu'un qui pense à peu près comme moi dans c'bâtiment.

  • D'autres ne pensent pas comme vous, il continue. Les hommes de pouvoir de cet établissement ne sont pas en contact avec les détenus ; ils les voient comme les gens de l'extérieur : des types dangereux.
  • Et ils le sont. Seulement je crois pas que le viol doive se rajouter à leur longue liste de... tout ça. Les hommes de pouvoir, ils se disent pas que après ça ils voudront sûrement se venger dehors ? Qu'ils en auront contre le monde entier ? Ils, je sais pas à quoi ils pensent.

Je me laisse à nouveau tomber contre le dossier.

  • Est-ce que vous vous pensez capable de faire ce travail dans ces conditions, en sachant pertinemment que cela ne risque pas de changer ?
  • Ça pourrait changer. Progressivement. Peut-être pas à mon échelle, mais c'est possible.

Je vois bien que je réponds à côté, mais j'ai envie de parler de ça, moi.

  • Et si ce n'est pas le cas. Que ferez-vous, Monsieur Parker ?
  • Je ferai ce que je peux pour changer ça. En travaillant ici.
  • Mais tiendrez-vous le coup si cela ne change pas ? C'est important, Monsieur Parker. Vous avez déjà fait preuve de violence avec un collègue.

Je roule des yeux sans répondre. Ces questions-là me font chier. Maintenant j'ai l'impression qu'il se dépêche juste pour avoir le prochain rendez-vous.

  • J'ai besoin de savoir si vous êtes apte à travailler, il ajoute finalement avec franchise.
  • Je suis apte à travailler. Je serai apte à travailler la semaine prochaine, quand je reprendrai, je confirme en hochant encore la tête. Est-ce que le directeur vous a parlé de mon projet ? Je sais pas si ça doit passer par vous. De quoi vous vous occupez, exactement ? Le boss m'a déjà plus ou moins dit oui définitivement.
  • Il... M'en a parlé, il acquiesce lentement. Je dois moi aussi accepter ce projet. Je le ferai si je peux vous faire confiance pour ne pas faire de bêtise d'ici-là. (Il se penche en avant). Et j'ai besoin de votre parole quant au fait que vous reviendrez me voir. Souvent. Et même en dehors d'ici.

J'acquiesce rapidement. Je suis tout à fait d'accord.

  • Je sais que ça paraît risqué et hors limite. Je veux dire, personne a dû faire ça ici avant. Mais je pense que ça pourrait améliorer les conditions de vie de la prison. Je veux dire... Je sais que c'est étrange. Que personne d'autre voudrait faire ça, que c'est pas mon travail. C'est plutôt le vôtre, d'ailleurs. Mais je suis au contact des prisonniers, moi. Je pense que ça peut aboutir. Et commencer petit à petit me semble bien.
  • J'espère vraiment que vous savez ce que vous faites. C'est risqué pour vous de vous investir à ce point. Vous n'êtes pas entraîné pour ce genre de travail.
  • Je sais. Ça me fait m'investir beaucoup. Mais je saurai définir une limite. Comme je l'ai dit, on commence petit à petit. Avec un seul. Les autres suivront, s'ils en ont besoin. Je sais que certains essaieront. Les autres gardiens sont pas attentifs comme moi alors... Ouais. Je vous tiendrai au courant.
  • Jeudi.
  • Vendredi, je rectifie. J'ai changé la date. Et j'ai parlé du, du salaire avec le boss. Je demande rien de plus qu'une prime mensuelle symbolique pour l'instant. Je veux voir si ça marche, mon but est pas financier.

Il hoche la tête. Ses yeux semblent me sonder.

  • Vendredi. Au café Saint-Pierre.
  • C'est un rendez-vous ? je déconne.
  • Soyez là, il sourit. On en a fini pour aujourd'hui.

Je me relève et lui tends la main.

  • Vendredi. Café Saint-Pierre, onze heures et quart, je répète.
  • Exactement.

Il la serre fermement et me fait signe de m'en aller.

Je repars tranquillement. Le rendez-vous a pas duré plus d'une demi-heure finalement. Je me demande si j'aurai le temps de voir Twist avant qu'il aille bosser. Ils sont déjà partis, normalement. En plus, je suis pas vraiment censé rester dans la prison, comme je suis pas en service. Je lui laisserai un mot. En arrivant à sa cellule, je peux rapidement constater qu'il est effectivement parti. J'hésite. Est-ce que je peux le rejoindre rapidement à la ferme ? J'en ai pas vraiment le droit. Je reste dans le couloir quelques secondes, je réfléchis.

Finalement, je me dis que c'est trop dangereux ; certains pourraient vraiment se douter de quelque chose. Je dépose un petit mot et je m'en vais en catimini.

Une fois sur le parking, je reprends ma voiture de location - la mienne est toujours au garage. Lucie m'appelle au même moment ; elle veut qu'on se rejoigne en ville. Et c'est parti : je sens bien que je vais me taper une après-midi shopping ; mais c'est elle qui portera ses sacs.

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